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Bienvenue aux petits cours de l’image sociale!
Dans une série d’articles sur «les photos qui ont marqué l’histoire», L’Obs décrit
le fond d'écran de Windows XP comme «l'image la plus vue au monde».
Avec une telle entrée en matière, on est sûr d’être devant une image exceptionnelle.
L'article restitue l'histoire de la photo et le nom de son auteur.
C’est Charles O'Rear, un photographe professionnel, collaborateur régulier du National Geographic,
qui prend ce cliché en 1996, dans la vallée de Napa, en Californie.
Le journal cite les souvenirs du photographe: «Ce jour-là, c'était en janvier, je roulais
sur cette petite route de campagne venteuse, et je me suis arrêté.
Mon dieu, l'herbe est parfaitement verte, le soleil est de sortie, il y a quelques nuages.»
Deux ans plus ***, O’Rear est contacté par l’équipe de développement de Microsoft,
qui lui rachète le copyright de la photo, pour une somme mirobolante.
L'image s'intitule «Bliss», c’est à dire «félicité».
Elle a été exécutée en argentique, sans retouche.
On nous dit que le paysage a changé.
Une belle histoire.
En faisant le travail de la critique d’art, c’est à dire en valorisant la photo
par la restitution d’un récit des origines, l’article de L’Obs produit ce que
Luc Boltanski appelle un «enrichissement».
Comme d’autres avant lui, il contribue à faire entrer cette photo dans la catégorie des œuvres
Une image qu’on pourrait afficher dans une galerie, contempler et discuter comme une toile de maître
Or, Bliss n'appartient pas du tout partie à cette catégorie.
On dit volontiers que nous vivons dans une civilisation des images.
Mais les images ont des statuts très différent.
Nous sommes environnés d’images qui ont un statut essentiellement utilitaire ou décoratif,
souvent reproduites à des millions d’exemplaires, mais auxquelles nous accordons très peu d’attention.
C’est par exemple le cas des décors de produits alimentaires, ou celui de nos pièces de monnaie
Ces images n’ont rien à nous dire, elles servent juste à identifier un objet.
La photo de Charles O’Rear n’a pas été exposée dans une galerie, c’est un fond
d’écran, c’est à dire un support, une sorte de tableau d’affichage, qui va être
recouvert par de nombreux autres éléments – fenêtres, boutons, fichiers…
En anglais, on dit "wallpaper", un terme introduit par Microsoft en 1990, c'est à dire "papier peint".
Un décor, ça a son importance.
Enlevez le papier peint d’une pièce, ça change tout.
Mais ce n’est pas la même chose qu’une œuvre qu’on regarde pour elle-même.
Au contraire, un décor est un espace qui est là pour accueillir d’autres éléments,
pour les mettre en valeur, et qui doit s’effacer derrière eux.
Ce sont ces caractères qui expliquent le choix de Bliss, une image constituée d’aplats
de couleur uniforme, sur lesquels on va pouvoir distinguer aisément les icônes des fichiers.
C’est une photo presque aphotographique, sans sujet, neutre, sans histoire.
Le fond d’écran est une image très intéressante.
L’histoire qu’il évoque n’a rien à voir avec l’art, c’est une histoire technique
et industrielle, celle de la convergence graphique qui va permettre, entre le début des années
1980 et la fin des années 1990, de transformer un écran d’ordinateur affichant des signes
en un écran de télévision capable d’afficher des jeux vidéos et des films.
En 1997, c’est le système 8.0 du Macintosh qui remplace les fonds d’écran composés
de motifs répétés par la possibilité d’utiliser une photo comme fond d’écran.
Auparavant, les images informatiques célèbres étaient plutôt celles des économiseurs
d’écran, destinés à protéger les écrans cathodiques,
comme les fameux toasters volants d’After Dark, apparus en 1992.
Question: si ce sont les Macs qui sont les ordinateurs pionniers de l’écran graphique,
comment se fait-il qu’on se souvienne moins facilement d’une photo d’écran sur Mac?
Tout simplement parce qu’à partir du moment où un écran est capable d’afficher une
photo, il peut afficher n’importe quelle image – et bien sûr, cette possibilité
sera utilisée pour personnaliser le bureau.
Cette opération peut se rapprocher de la disposition de photos de famille dans un environnement
de travail ou des posters d’une chambre d'ado: une manière de s’approprier
ou de signer un espace partagé.
Par le choix individuel des images que l’on aime, on transforme un environnement standardisé ou contraint.
On en arrive donc au paradoxe suivant: si on se souvient du fond d’écran de Windows
XP, ce n’est pas parce que c’est une image qu’on a particulièrement aimé.
Au contraire, si on s’en souvient, c’est parce que le fond n’a pas été modifié,
et que l’usager est resté exposé à la configuration standard.
L’explication de ce mystère doit être cherchée du côté des usages du PC dans
le cadre du travail de bureau.
N’en déplaise à la critique d’art, ce qui a imposé le fond d’écran Windows,
c’est un environnement fermé, impersonnel et transitoire.
Bliss est donc pour cette raison, non pas l’image la plus appréciée, mais peut-être
l’image la plus détestée au monde.