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«Quand j’ai refusé d’aller chez lui, il m’a mis une mauvaise note»
Deux anciennes élèves racontent avoir eu des rapports intimes avec leurs enseignants. Le DIP dit avoir renforcé le cadre contre les abus. La parole se libère.
Après les accusations de quatre Genevoises qui révèlent avoir été abusées sous diverses formes par Tariq Ramadan, leur professeur dans les années 80-90, deux autres Genevoises dénoncent à leur tour des abus et comportements déplacés de la part de deux autres maîtres.
Les faits se sont déroulés à la même période et dans le même établissement, le Collège de Saussure.
«Je parle à visage découvert pour encourager tous ceux qui se taisent à briser l’omerta.» Aurélie, juriste de formation, âgée de 45 ans, a 15 ans en 1988 lorsqu’elle entame le Collège.
C’est une élève studieuse, timide, passionnée de cinéma et de littérature. «L’un de mes profs l’était aussi, ça nous a rapprochés.» Elle discute avec lui après les cours, il lui montre ses poèmes, à elle qui écrit aussi.
«Jétais à la recherche dune figure paternelle.». Mais en mai, alors qu’elle vient de fêter ses 16 ans, leurs rapports prennent un autre tournant. «Après une fête à l’école, il m’a invitée à venir manger une omelette chez lui.
Et ça a commencé.» Des caresses, suivies d’un rapport sexuel. «J’étais vierge… Ma première fois a été humiliante.
Je n’ai pas opposé de résistance, j’étais anesthésiée. Une partie de moi était flattée qu’un homme comme lui s’intéresse à moi, une autre partie était tétanisée. Je n’ai ressenti aucun plaisir avec cet homme.». «Il m’a choisie à dessein».
Car les rendez-vous se succèdent pendant plusieurs semaines.
«Il ne m’a jamais forcée physiquement mais m’a insultée, rabaissée, je le craignais.» Qu’est-ce qui la poussait à se plier à ses désirs? «Il me fascinait, m’accordait de l’attention, remontait le col de mon blazer quand il faisait froid… J’avais une telle carence affective.
J’étais soumise à son emprise. Il m’a choisie à dessein, il savait que j’étais vulnérable.» Un jour, elle refuse d’aller chez lui.
«Et il m’a mis une mauvaise note à une épreuve…» Elle n’a jamais songé à en parler à la direction. «Je n’avais pas confiance.
Deux de ses collègues étaient au courant. L’un m’a même dit: «Il faut que tu arrêtes.» Comme si c’était moi qui entretenais ça!» Elle se confie à ses parents «mais ils n’ont rien fait.
Je n’ai pas insisté, j’avais trop honte de ne pas réussir à dire non à cet homme.» Un accident de la route va la délivrer: «J’ai loupé lécole jusquà la fin de lannée scolaire et, à la rentrée, j’avais un autre prof.».
Les années passent, pas le traumatisme.
En 1992, le déclic se produit: «J’ai entendu qu’il avait récidivé et j’ai déposé une plainte.» Au terme de la procédure, «il est condamné pour acte sexuel avec mineure avec rapport hiérarchique à huit mois avec sursis et interdit d’exercer un métier en contact avec des mineurs.
Il avait aussi des antécédents d’abus sur deux jeunes filles au pair…».
L’histoire de Cécile* est très différente. À 16 ans, elle est amoureuse de son prof de 34 ans. Après qu’elle lui a dévoilé ses sentiments par écrit, il l’invite à son domicile. «J’étais mal à l’aise.
On a parlé puis il m’a embrassée.» Au bout de plusieurs minutes d’étreintes, «il m’a demandé de me déshabiller, en me disant qu’il voulait me voir nue.
J’ai compris que ce que nous étions en train de faire n’était pas bien. Ça a fait ressurgir les abus dont j’ai été victime enfant. J’étais tellement en état de choc qu’il a dû me guider vers la porte…».
Par la suite, il lui dira que c’est «trop risqué pour lui» de continuer leur histoire. «On peut me traiter d’aguicheuse.
Mais celui qui était l’adulte responsable, celui qui devait mettre les limites, c’était lui. J’étais à un moment charnière de ma construction et cette histoire m’a beaucoup perturbée, j’ai culpabilisé.» La démarche de Cécile n’est pas vengeresse.
«Un prof reste un être humain. Mais il a une responsabilité face à ses élèves.
Je témoigne dans un objectif de sensibilisation: le rapport de séduction qui peut exister entre un maître et ses élèves doit rester cadré, c’est à l’adulte de se rappeler qu’il est un enseignant et non un homme face à ces jeunes qui se construisent.».
Cadre pour protéger l’élève. Ces deux cas ont eu lieu il y a trente ans.
Aujourd’hui, qu’est-ce qui est mis en place pour prévenir ce genre de comportements déplacés? Le Département de l’instruction publique (DIP) assure que dès 2001, faisant suite à l’affaire Dutroux, en Belgique, la protection des élèves a été renforcée.
Des cours spécifiques ont été instaurés dès le primaire pour sensibiliser aux risques d’abus. Depuis 2004, une liste intercantonale recense les personnes privées du droit d’enseigner.
Enfin, les actes répréhensibles sont établis avec précision: un maître qui entretient des rapports sexuels avec un élève, quel que soit son âge, commet une faute punissable de sanctions, dont la plus grave est la révocation.
Sur le plan pénal, un acte d’ordre sexuel sur un enfant de moins de 16 ans est une infraction poursuivie d’office.
Le DIP assure prôner la «tolérance zéro». Mais que fait-on pour libérer la parole des victimes et de ceux qui savent? «La victime peut s’adresser à l’infirmière scolaire ou au conseiller social, explique Pierre-Antoine Preti, porte-parole du DIP.
Selon les faits rapportés, le professionnel sollicite le médecin référent du Service de santé de l’enfance et de la jeunesse, qui décidera de la suite à donner: signaler au Service de protection des mineurs, orienter pour une audition à la police, entre autres.».
Dans le cas où un collaborateur recueille le témoignage d’un élève abusé par un autre collaborateur, il a l’obligation de le signaler à la direction, précise encore le porte-parole. «Tous les témoignages sont pris au sérieux.
La direction recueille des indices sur les allégations. S’ils sont suffisants, elle dénonce les faits à la police ou au procureur général, car il leur appartient de mener lenquête.» Enfin, que faire lorsque des rumeurs circulent? «Il y a obligation de vérifier.
Elles sont évaluées en recoupant des sources différentes.» La direction décide ensuite de dénoncer ou non. * Nom connu de la rédaction.
«Il faudrait que les élèves puissent s’exprimer en toute confidentialité et contacter des avocats spécialisés». Me Laura Santonino, avocate et juge suppléante au Tribunal pénal de première instance, revient sur la libération de la parole des victimes et leur statut.
– Dans son témoignage, Aurélie dit ne pas avoir été contrainte physiquement d’entretenir des rapports sexuels. Une personne consentante peut-elle être une victime?.
– Oui, une personne qui «en apparence» était consentante peut être victime. La contrainte ne consiste pas uniquement en l’usage de la violence.
Elle peut également s’exercer sous forme de pressions d’ordre psychique. Ainsi, la dépendance sociale et émotionnelle peuvent, en particulier chez les enfants et adolescents, induire une pression psychique importante et une soumission comparable à une contrainte physique.
La jurisprudence parle de «violence structurelle». – Quelles sont les raisons qui découragent la victime de parler?.
– La crainte de ne pas être cru dissuade souvent les victimes de parler. À mon sens, cette crainte est d’autant plus grande lorsqu’il s’agit d’un professeur, puisqu’il représente une figure d’autorité.
L’élève est souvent attaché à son enseignant et le respecte, ce qui constitue également un frein. Il peut aussi craindre qu’une dénonciation ait des répercussions sur son parcours scolaire. Enfin, le regard de ses camarades peut également être un élément dissuasif.
– Que faudrait-il pour libérer la parole dans les écoles?. – Il faudrait que les élèves puissent s’exprimer à un tiers en toute confidentialité, sans avoir peur que la machine judiciaire ne se mette en œuvre immédiatement.
Actuellement, ils peuvent parler de leur situation à un infirmier scolaire, mais la confidentialité n’est pas garantie.
Il conviendrait qu’ils puissent être mis en contact avec des avocats spécialisés, en leur communiquant notamment les coordonnées de Juris Conseil Junior (ndlr: association qui offre des conseils d’avocats aux mineurs).
– Il y a vingt-cinq ans, un rapport sexuel entre prof et élève, consenti ou non, était-il condamné de la même manière qu’aujourd’hui?.
– Le Code pénal réprimait déjà ce type de comportement. Toutefois, au fil des ans, le législateur a renforcé la protection des mineurs en prolongeant notamment les délais de prescription ou en rendant certaines infractions imprescriptibles.