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«Et pourquoi pas Zurbaran? » me dit une amie, à jamais bouleversée par l'Agneau
du Prado, si lumineux et si vrai, et par la Sainte Agathe du musée Fabre, (à Montpellier),
dont les couleurs hors du commun, jaune, rouge et violet, éclatent sur un fond noir...
Et pourquoi pas, en effet ! à condition de laisser aux Historiens d'Art le peintre des
moines, de la dévote Séville et de la Contre-Réforme militante, pour nous attacher au peintre des
choses, maître du clair-obscur et du naturalisme, qui parle à notre sensibilité post-cézannienne;
et pour nous demander si ténébrisme et réalisme suffisent à faire de Zurbaràn un représentant
du Baroque, un «Caravage espagnol», comme on se plait à le qualifier.
*** Zurbaràn n'a pas hésité à toucher à tous
les genres de la peinture, des plus nobles (religieux, mythologique et historique) au
plus vulgaire : la nature morte ou bodegón ; mais il est vrai qu'en ce XVII° siècle
débutant, l'exemple vient de l'Europe entière : le Caravage applique sa technique réaliste
aux objets inanimés et peint son Panier de fruits (vers 1597-1598) avec une pleine conscience
de faire œuvre d'art; Brueghel de Velours réalise son premier grand bouquet (en 1603)
et, de l'autre côté des Pyrénées, un peintre médiocre, Francisco Pacheco, fait l'éloge
des natures mortes peintes par le jeune Velazquez, son gendre (L'art de la peinture, traité
posthume publié en 1649). La voie est donc ouverte...
Vers 1633, Zurbaràn réalise deux bodegones, au sens strict du terme : la nature morte
aux poteries, visible au Prado (Madrid), et celle aux agrumes, à la Norton Simon Foundation,
de Pasadena. Ce sont deux chefs-d'œuvre fondés sur le
contraste ombre-lumière et sur une austérité inconnue chez les Italiens ou les Flamands
: deux espaces minimalistes, dans lesquels l'ordinaire devient extraordinaire !
La nature morte aux poteries séduit par sa simplicité; six objets lumineux, posés sur
une surface sombre, se détachent sur un fond noir; tous choisis parmi les ustensiles de
la vie domestique : trois vases en terre cuite, un en vermeil, deux d'entre eux reposant sur
des assiettes étamées. Ils sont alignés sur un même plan, sans la moindre séparation,
au point qu'on imagine Zurbaràn se plaisant à les peindre séparément.
Rien de corruptible, ni d'organique (fleur, fruit ou insecte) n'est là pour signifier
le passage du Temps et ses ravages. Rien de symbolique, non plus; la composition, on ne
peut plus simple, n'est pas au service d'une narration mais de la lumière (vrai sujet
du tableau), qui permet à Zurbaràn d'exprimer son goût pour les reliefs et les matières
brillantes ou mates. Enfin, la rare économie de moyens fait penser à l'art français (à
Lubin Baugin, notamment) et crée une étonnante impression de sérénité, quasi religieuse.
La nature morte aux agrumes n'est pas moins admirable : quatre citrons sur une assiette
métallique; dans un panier, des oranges, surmontées de leur feuillage et de quelques
fleurs, une tasse en terre cuite sur une assiette métallique avec une rose. Intensément éclairés
par une lumière venue de la gauche et sobrement alignés, ils se détachent de la surface
noire et ne sont séparés que par une ombre. Un subtil équilibre entre les tons chauds
des fruits et du panier et les tons froids de l'argenterie et de la tasse permet de rendre
la texture et le volume de chaque objet.
Zurbaràn a très habilement représenté l'aspect matériel des choses : la rugosité
de la peau des agrumes est rendue par des reflets verts et bruns, le luisant des feuilles
d'oranger et de l'assiette étamée par un jeu d'ombre et de lumière, le polis de la
table, aux contours bien dessinés, par une touche lisse, presque émaillée.
Mais par-delà le rendu des matières, on est frappé, ici aussi, par le calme de la
scène, qui invite à la méditation voire à la prière; et voilà peut-être pourquoi
les contemporains du peintre voulaient voir dans ces humbles objets des symboles religieux
: les trois motifs seraient une allusion à la Sainte Trinité; les fleurs d'oranger,
la rose et l'eau seraient un hommage à la pureté de la Vierge... N'apparaissent-ils
pas dans d'autres tableaux dans lesquels la Vierge est le motif principal, tels que la
Madone de 1658 et l'Extase de Marie enfant?
Quoiqu'il en soit, ces deux natures mortes ont une séduisante simplicité et répondent
par anticipation à l'interrogation du poète : «Objets inanimés avez-vous donc un âme?»
Mais surtout, elles transcendent le Temps et réalisent les noces de l'Esthétisme et
du Mysticisme, qui sont la marque de Zurbaràn !
Alors, on ne s'étonne plus de retrouver des détails de natures mortes enchâssés dans
les grandes compositions religieuses :
Voyez la Maison à Nazareth, où fleurs, fruits, vannerie et table sont peints avec autant
d'attention que la Vierge laborieuse et le jeune Jésus, se blessant, de façon prémonitoire,
avec une couronne d'épines; de même, dans l'Annonciation, trois objets s'imposent avec
autant de force que les protagonistes : la corbeille à ouvrage au premier le plan, le
lys et la table de lecture de Marie au second, tous minutieusement représentés.
Ou encore dans les Disciples d'Emmaüs, où la matérialité du repas le dispute à l'immatérialité
du corps du Christ ressuscité, qui se fond dans le ténébrisme extrême de la scène;
là tout est fait pour attirer le regard sur le repas lui-même : la blancheur de la nappe
et l'éclat plus blanc encore de la mie, qui donnent du relief aux ustensiles et aux aliments
(olives, cardons, fromage et pain), toujours très simplement juxtaposés, comme chez Cézanne,
ou, pour revenir à Zurbaràn, comme dans le Repas des Chartreux.
C'est une vaste nature morte autour d'une table en L, avec bol, pichets et écuelles
de terre cuite, contenant des tranches de viande fraîchement coupées, avec nappe juponnée
jusqu'à terre et serviettes sur lesquelles sont posées des miches de pain; la monochromie
(blanc des soutanes, de la nappe, des serviettes et des terres cuites) et la monotonie des
ustensiles, répétés sept fois, est rompue par le jeu des ombres qui met l'accent sur
leur disposition subtilement décalée vers l'avant ou l'arrière de la table.
Zurbaràn aime les objets du quotidien, au point de leur laisser une place privilégiée
dans ses toiles; et c'est, sans doute, ce goût qui rencontre la sensibilité moderne
plutôt que sa tentation baroque. ***
Il a, en effet, été influencé par le génie Italien et ses œuvres des années 1620 portent
la marque du Caravage : Le Christ en croix de Séville, le Saint Sérapion de Hartford,
le Saint Pierre du Prado, la Mort de Saint Bonaventure et la Tentation de Saint Jérôme
trahissent cette velléité baroque. En attestent le savant bouillonné des tissus,
le profil fortement souligné des adolescents, la recherche d'effets dramatiques et les tentatives
de peindre le mouvement); mais si l'on met côte-à-côte leurs productions, (les deux
saint Pierre, les deux morts, les deux sainte Ursule, les deux sainte Lucie, etc...) la
comparaison est redoutable pour Zurbaràn : l'Espagnol n'a pas la fibre baroque !
Rappelons brièvement que pour être baroque l'on doit avoir :
-une conscience aiguë du Temps qui passe et du Mouvement qui emporte toute chose vers
sa destruction; -un goût de l'Éphémère et de l'Illusoire;
-un sens théâtral de la vie -et une morale de la Précarité fondée sur
l'art de jouir avant de mourir.
Or Zurbaràn fait preuve d'une étonnante économie des moyens (ses natures mortes nous
l'on montré), d'un surprenant immobilisme et d'une absence de dolorisme, qui l'éloignent
précisément du Baroque.
Voyez plutôt sa série de Vierges Miraculeuses et Martyres : toutes sont représentées en
pied et de profil -tantôt gauche, tantôt droit-, sur un fond sombre, selon un stéréotype
propre à Zurbaràn...
Toutes ont l'allure noble, sont richement vêtues et parées et se contentent de brandir
l'attribut de leur identité : Sainte Isabelle du Portugal et Sainte Casilda un panier de
pains miraculeusement changés en roses, Sainte Lucie un plateau sur lequel sont posés ses
yeux énucléés, Sainte Agathe ses seins coupés, Sainte Apolline ses dents au bout
d'une tenaille, etc...
Mais surtout, toutes sont impassibles, n'expriment ni la stupeur d'être élues par Dieu, ni
la douleur d'avoir été mutilées; aucune n'exhibe de plaies et pas la moindre humeur
ne coule de leur corps : les larmes, le sang et la sueur sont totalement absents de leurs
majestueux portraits. On est à mille lieues des turbulences baroques
Il en va de même avec le Saint Sérapion, véritable litote picturale sans dolorisme,
!
ni voyeurisme : Zurbaràn représente le martyr mercédaire bouche entrouverte, mais il hurle
moins de douleur qu'il ne laisse échapper un souffle de lassitude; à bout de résistance,
il suggère ainsi l'horreur de la torture qu'il subit.
Tout est pudeur et retenue, sobriété et demi-teinte, comme dans le grand art classique,
loin des «boucheries baroques», loin du cri déchirant de l'Isaac du Caravage.
*** Ainsi Zurbaràn ne tient pas la comparaison
avec le Caravage; il situe ses tableaux hors de l'instant, ignore la représentation de
l'action en train de se faire et préfère une profonde intériorité, sans spectacle.