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Silo Présentations de livres Pensée et œuvre littéraire
Théâtre Grand Palace, Santiago du Chili, 23 mai 1991
Je remercie les Éditions Planeta
et les nombreux amis qui m’ont invité
à disserter sur quelques écrits qui viennent de paraître
sous forme de collection.
Et bien sûr, je vous remercie tous de votre présence.
Lors de conférences données dans différents pays,
nous avons parlé
de chacun de ces livres
au fur et à mesure de leur publication.
Aujourd’hui en revanche,
nous essaierons de donner une vision globale
des idées qui constituent
le fondement de ces écrits.
J'espère que ce ne sera pas trop ennuyeux.
Nous devons mentionner
quelques caractéristiques
de chacun des quatre ouvrages que nous présentons,
puisqu’ils ne sont uniformes ni dans la thématique ni dans le style.
Comme nous le verrons,
les intérêts qui motivent ces écrits sont divers
et les manières de les exposer vont de la prose poétique dans Humaniser la terre
au conte court dans les Expériences guidées,
en passant par l’exégèse dans Mythes-racines universels
et l’essai dans Contributions à la pensée.
Arrêtons-nous quelques instants sur chaque ouvrage.
Je dirai que le premier, Humaniser la terre,
est un triptyque
formé par des livres écrits successivement en 1972, 1981 et 1988.
Je parle d'ouvrages qui ont circulé séparément sous les titres respectifs de : Le regard intérieur,
Le paysage intérieur
et Le paysage humain.
Humaniser la terre
est constitué par ces trois livres,
qui à leur tour se divisent en chapitres,
et ces derniers en paragraphes numérotés.
En général, le discours obéit à une fonction d’interpellation
sous forme de phrases impératives
qui donnent une certaine dureté au texte.
À ma décharge, je dirai que fréquemment
des phrases déclaratives apparaissent
pour permettre au lecteur de comparer
l’énoncé avec ses propres expériences.
Par ailleurs, cette oeuvre un peu polémique
présente une grande difficulté,
étant donné qu'on y force délibérément
la langue espagnole.
C'est par ce biais
qu'on parvient à créer une atmosphère propice aux émotions
que l’on veut transmettre, mais ceci entraîne aussi des problèmes de sens
et donc de compréhension correcte,
difficulté soulevée notamment
lors de la traduction de cette œuvre vers des langues diverses.
En définitive, Humaniser la terre est une oeuvre de pensée
En définitive,
elle est traitée en prose poétique,
qui porte sur la vie humaine dans ses aspects les plus généraux.
Le glissement du point de vue,
de l’intériorité personnelle
à l’interpersonnel et au social,
exhorte à dépasser le non-sens de la vie
et propose une activité et un militantisme
en faveur de l’humanisation du monde.
Le second volume, intitulé Expériences guidées, fut rédigé en 1980.
Il s’agit d’un ensemble de contes courts,
écrits à la première personne ;
mais nous devons préciser que cette "première personne"
n’est pas l’auteur,
comme c’est généralement le cas,
mais le lecteur.
Pour parvenir à cela, nous avons fait en sorte que l’atmosphère de chaque récit
serve de cadre au lecteur,
pour que lui-même et ses propres contenus remplissent la scène.
Coopérant avec le texte
appraissent des astérisques
qui marquent les pauses et permettent d'introduire, mentalement
les images qui transforment l'observateur passif en acteur
et coauteur de chacune de ces descriptions.
Dans les œuvres littéraires, les représentations théâtrales, cinématographiques et télévisées,
le lecteur ou le spectateur
peut s’identifier plus ou moins pleinement aux personnages,
mais il remarque, sur le moment même ou postérieurement, des différences
entre l’acteur apparaissant "dans" la scène
et l’observateur situé "au-dehors",
c’est-à-dire lui-même.
Dans les Expériences Guidées, il se produit le contraire :
le personnage est l’observateur, l’agent et le patient des actions et des émotions.
D’autre part,
nous donnons dans les notes du livre des éléments
permettant à tous ceux qui possèdent une aptitude littéraire minimale
de construire de nouveaux récits, qu’ils soient motifs de plaisir esthétique
ou paramètres de réflexion sur des situations existentielles
exigeant une modification de conduite ou une réponse imminente,
qui n’est cependant pas définie.
À la différence d’Humaniser la terre
qui, au moyen de la prose poétique, traitait des situations générales de vie
en exhortant à une orientation elle aussi générale,
les Expériences guidées utilisent la technique du conte court
pour aider le lecteur à ordonner
et à orienter l’action qu’il décide
dans des situations particulières de sa vie quotidienne.
Le troisième ouvrage, Mythes-racines universels, fut écrit en 1990.
Ici l'on ne traite pas d'images individuelles
comme c'était le cas dans les Expériences Guidées,
on y compare et commente les images collectives
les plus anciennes, fixées dans des mythes par différentes cultures.
Il s’agit d’un travail d’exégèse,
c'est-à-dire d’interprétation
de textes anciens
que nous avons soumis à une réélaboration partielle,
essayant par là-même de combler les vides que présentent les originaux
et de dépasser les difficultés posées par les traductions sur lesquelles nous nous sommes appuyés.
Dans ce texte, on a essayé de sélectionner les mythes
qui conservaient une certaine permanence dans leur argument central,
bien qu’au fil du temps, des noms et attributs secondaires se soient modifiés.
Ces mythes, que nous appelons "racines",
ont pris, en outre, un caractère universel,
non seulement de par leur dispersion géographique,
mais aussi parce que d’autres peuples les ont adoptés.
En considérant la double fonction que nous attribuons à l’image
d’une part traduire des tensions vitales,
d’autre part stimuler un comportement en vue de décharger ces tensions,
l’image collective formée dans le mythe
nous permet de comprendre son fondement psychosocial.
C'est pourquoi Mythes-racines universels nous rapproche
de la compréhension des facteurs de cohésion et d’orientation
des groupes humains,
au-delà du fait que les mythes en question
possèdent une dimension religieuse
ou qu’ils agissent simplement comme de fortes croyances sociales désacralisées.
Deux essais, Psychologie de l’image, écrit en 1988,
et Discussions historiologiques, écrit en 1989,
forment un quatrième ouvrage intitulé Contributions à la pensée.
Y sont exposés succinctement les thèmes théoriques
pour nous les plus importants,
à propos de la structure de la vie humaine
et de l’historicité au sein de laquelle cette structure se développe.
Tous ces commentaires
nous mettent en conditions de tenter une présentation globale
des idées qui servent de fondement à nos différents écrits,
mais je dois rappeler que c’est dans Contributions à la pensée
que l'on trouvera certaines de ces idées exposées avec le plus de précision.
Entrons maintenant en thème
avec quelques remarques sur les idéologies
et les systèmes de pensée.
Nos idées ne se fondent pas sur des généralités
mais sur la particularité de la vie humaine,
la particularité de l’existence
et la particularité du registre personnel du penser, du sentir et de l’agir.
Cette posture initiale est incompatible
avec tout système qui part
de l’idée, de la matière, de l’inconscient, de la volonté, etc.
Quelle que soit la vérité qu’on prétende énoncer à propos de l’homme,
à propos de la société
ou à propos de l’Histoire,
elle doit commencer par des questions se référant à celui qui les pose ;
sinon, on parle de l’homme, mais en l’oubliant,
en le remplaçant ou en le repoussant à plus ***,
comme si on voulait le mettre au second plan,
car ses profondeurs nous inquiètent,
sa fragilité quotidienne et sa mort
nous jettent dans les bras de l’absurde.
En ce sens, les différentes théories sur l’homme ont peut-être
rempli la fonction de soporifique
et fait détourner le regard de l’être humain concret qui souffre, jouit, crée et échoue.
Cet être qui nous entoure et que nous sommes nous-mêmes,
cet enfant que dès sa naissance on aura tendance à traiter comme un objet,
ce vieil homme dont les espoirs de jeunesse ont été brisés.
Cela ne nous apporte rien une idéologie qui se présente comme la réalité même
ou qui prétend ne pas être une idéologie,
qui écarte comme une construction humaine de plus la vérité qui la dénonce,
Le fait que l’être humain puisse ou non rencontrer Dieu,
puisse ou non avancer dans la connaissance et la maîtrise de la nature,
puisse ou non parvenir à une organisation sociale en accord avec sa dignité,
implique toujours son propre registre comme un des termes de l’équation.
Qu’il admette ou rejette une quelconque conception, aussi logique ou extravagante soit-elle,
lui-même sera toujours en jeu,
précisément du fait qu’il admet ou refuse.
Parlons donc de la vie humaine.
Quand je m’observe,
non pas du point de vue physiologique mais du point de vue existentiel,
je me trouve placé dans un monde donné
que je n’ai ni construit ni choisi.
Je me trouve en présence de phénomènes
qui, à commencer par mon propre corps, sont inévitables.
Le corps, comme constituant fondamental de mon existence est, de plus,
un phénomène en homogénéité avec le monde naturel sur lequel il agit
et qui, à son tour, agit sur lui.
Mais la naturalité du corps
présente pour moi des différences importantes avec le reste des phénomènes :
premièrement, j’ai de lui un registre immédiat ;
deuxièmement, j’ai à travers lui un registre des phénomènes extérieurs ;
et troisièmement, certaines de ses opérations sont disponibles pour mon intention immédiate.
D’autre part, le monde se présente à moi
non seulement comme un conglomérat d’objets naturels,
mais encore comme une articulation d’autres êtres humains,
d’objets et de signes produits ou modifiés par eux.
L’intention que je remarque en moi
apparaît comme un élément d’interprétation fondamental
du comportement des autres.
Et ainsi, de même que je constitue le monde social
par ma compréhension des intentions,
je suis constitué par lui.
Nous parlons ici d’intentions
qui se manifestent à travers l’action corporelle.
C’est grâce aux expressions corporelles
ou à la perception de la situation dans laquelle se trouve l’autre
que je peux comprendre ses signifiés, son intention.
Par ailleurs, les objets naturels et humains
se présentent à moi comme agréables ou douloureux
et j’essaie de modifier ma position par rapport à eux.
Ainsi, je ne suis pas fermé au monde de ce qui est naturel
et des autres êtres humains
car, précisément, ma caractéristique est "l’ouverture".
Ma conscience s’est configurée de façon intersubjective :
elle utilise des codes de raisonnement,
des modèles émotionnels,
des schémas d’action que je registre comme "miens"
mais que je reconnais aussi chez d’autres.
Et, bien sûr, mon corps est ouvert au monde
dans la mesure où je perçois le monde et où j’agis sur lui.
Le monde naturel, à la différence du monde humain,
m’apparaît sans intention.
Bien sûr, je peux imaginer
que les pierres, les étoiles et les plantes possèdent une intention,
mais je ne vois pas comment arriver à un dialogue effectif avec elles.
Même les animaux, chez lesquels je capte parfois l’étincelle de l’intelligence,
m’apparaissent impénétrables
et en lente modification à l’intérieur de leur nature.
Je vois des sociétés d’insectes totalement structurées,
des mammifères supérieurs utilisant des rudiments techniques ;
mais ils répètent leurs codes dans une lente modification génétique,
comme s’ils étaient toujours les premiers représentants de leur espèce respective.
Et quand je constate les vertus des végétaux
et des animaux modifiés et domestiqués par l’homme,
j’y vois l’intention de ce dernier se frayant un passage et humanisant le monde.
Définir l’homme par sa sociabilité ne me suffit pas
car cela ne le différencie pas de nombreuses autres espèces.
Sa force de travail n’est pas non plus sa caractéristique
si on la compare à celle d’animaux plus puissants ;
pas même le langage ne le définit dans son essence
car nous savons qu’il existe chez les animaux des codes et des formes de communication.
En revanche,
dans chaque nouvel être humain qui se retrouve dans un monde modifié par d’autres
et qui est lui-même constitué par ce monde intentionné,
je découvre sa capacité d’accumulation et d’incorporation au temporel ;
je découvre sa dimension historico-sociale
et pas seulement sociale.
En voyant les choses ainsi, je peux tenter cette définition :
« L’homme est l’être historique
dont le mode d’action sociale transforme sa propre nature. »
Si j’admets ceci, je devrai accepter
que cet être puisse transformer intentionnellement sa constitution physique.
Et c’est ce qui se produit déjà.
Cela a commencé avec l’utilisation d’outils
qui, mis devant le corps comme des "prothèses" externes,
lui ont permis de prolonger sa main,
de perfectionner ses sens
et d’augmenter sa force et sa qualité de travail.
Il n’était pas naturellement adapté aux milieux liquide et aérien
et cependant il a créé des conditions pour s’y déplacer,
jusqu’à commencer à émigrer de son milieu naturel, la planète Terre.
De surcroît, il pénètre aujourd’hui dans son propre corps
en changeant ses organes,
en intervenant sur sa chimie cérébrale,
en fécondant in vitro et en manipulant ses gènes.
Si avec l’idée de “nature”,
on a voulu signaler ce qui est permanent,
cette idée est aujourd’hui inadéquate
même si on veut l’appliquer à ce qui est le plus objectal dans l’être humain,
c’est-à-dire son corps.
Et pour ce qui est de la "morale naturelle",
du "droit naturel"
ou des "institutions naturelles",
nous nous rendons compte, bien au contraire,
que tout est historico-social
et que rien n’existe "par nature".
Parallèlement à cette conception de "nature humaine"
a opéré une autre conception, qui affirme la passivité de la conscience.
Cette idéologie a considéré l’homme
comme une entité agissant en réponse aux stimuli du monde naturel.
Ce qui a commencé par un sensualisme grossier
fut peu à peu supplanté par des courants historicistes
qui ont conservé en leur sein la même idée à propos de la passivité.
Et même quand ces courants ont privilégié l’activité
et la transformation du monde
plutôt que l’interprétation des faits,
ils ont conçu cette activité comme résultant de conditions extérieures à la conscience.
Ces anciens préjugés
sur la nature humaine et sur la passivité de la conscience s’imposent aujourd’hui,
transformés en néoévolutionnisme,
avec des critères comme la sélection naturelle
fondée sur la lutte pour la survie du plus apte.
Cette conception zoologique,
dans une version plus récente
appliquée au monde humain,
essaie de remplacer les dialectiques antérieures de races ou de classes
par une dialectique établie selon des lois économiques naturelles
qui autorégulent toute l’activité sociale.
Ainsi, une fois de plus,
l’être humain concret se retrouve submergé et réduit à l’état d’objet.
Nous avons mentionné les conceptions qui, pour expliquer l’homme,
partent de généralités théoriques
et soutiennent l’existence d’une nature humaine
et d’une conscience passive.
À l’opposé,
nous soutenons la nécessité de partir
de la particularité humaine,
nous soutenons le phénomène historico-social et non naturel de l’être humain
et nous affirmons aussi l’activité de sa conscience transformatrice du monde
en accord avec son intention.
Nous avons parlé de sa vie en situation
et de son corps comme objet naturel immédiatement perçu
et soumis, immédiatement également, aux nombreux impératifs de son intention.
Par conséquent, les questions suivantes s’imposent :
comment se fait-il que la conscience soit active,
c’est-à-dire, comment se fait-il qu’elle puisse, par l’intention, agir sur le corps
et, à travers lui, transformer le monde ?
En second lieu,
comment se fait-il que la constitution humaine soit historico-sociale ?
On doit répondre à ces questions en partant de l’existence particulière,
pour ne pas retomber dans des généralités théoriques
qui déboucheraient ensuite sur un système d’interprétation.
Ainsi, pour répondre à la première question,
on devra appréhender avec une évidence immédiate
comment l’intention agit sur le corps
et, pour répondre à la deuxième,
il faudra partir de l’évidence de la temporalité
et de l’intersubjectivité dans l’être humain,
et non pas de lois générales de l’Histoire et de la société.
Voyons donc le premier point.
Pour allonger mon bras,
ouvrir la main et prendre un objet,
j’ai besoin de recevoir une information sur la position de mon bras et de ma main.
J’accomplis ces gestes grâce à des perceptions kinesthésiques et cénesthésiques,
c’est-à-dire des perceptions de mon intracorps.
Pour cela, je suis équipé de capteurs qui accomplissent des tâches spécialisées,
tout comme le font les sens externes avec leurs capteurs tactiles, auditifs, etc.
De plus, je dois recueillir des données visuelles
sur la distance de mon corps par rapport à l’objet.
Avant d’allonger le bras,
j’ai reçu une information complexe
à l’intérieur de ce que je peux appeler une "structure de perception"
et non une somme de perceptions séparées.
C’est ainsi que, dans la mesure où je me dispose à prendre l’objet,
je sélectionne des informations et j’en écarte d’autres qui ne me servent pas dans ce cas.
Pour diriger la structure de perception, homogène avec l’intention de prendre l’objet,
je ne saurais me contenter de l’explication selon laquelle je perçois passivement.
Cela devient plus évident quand je commence le mouvement
et que je l’ajuste, en rétroaction avec les données transmises par mes sens.
Le fait de mettre le bras en mouvement
et de réajuster sa trajectoire
ne s’explique pas non plus par la perception.
Dans cette étude, pour m’éviter de confondre les registres,
j’ai décidé de fermer les yeux,
de me placer face à l’objet et de réaliser des opérations avec mon bras et ma main.
J’enregistre bien les sensations internes, mais, sans la vue,
le calcul de la distance est maladroit.
Si je me trompe sur la position de l’objet en le représentant, en l’imaginant
dans un lieu différent de celui où il se trouve réellement,
ma main ne l’atteindra sûrement pas.
Ma main ira dans la direction que mon image visuelle aura "tracée".
Je peux vérifier l’expérience avec les différents sens externes
qui apporteront des informations sur les phénomènes
et auxquels correspondront aussi des images
qui, apparemment, seront des "copies" de la perception.
Il en est ainsi des images gustatives, olfactives, etc.
et aussi des images correspondant aux différents sens internes
tels que position, mouvement, douleur, acidité, pression interne, etc.
Continuons sur ce thème.
Je découvre que ce sont les images qui impriment l’activité au corps
et, bien qu’elles reproduisent la perception,
elles ont une grande mobilité,
elles fluctuent et se transforment, volontairement et involontairement.
J’ajouterai que pour la psychologie naïve
les images étaient passives
et servaient seulement à fonder le souvenir ;
lorsqu’elles ne se soumettaient pas à la dictature de la perception,
elles tombaient dans la catégorie des extravagances dénuées de sens.
En ce temps-là, toute une pédagogie
était basée sur la mémorisation de textes, par une cruelle répétition ;
la créativité et la compréhension étaient minimisées
puisque, comme nous l’avons vu, la conscience était passive.
Mais poursuivons l’étude.
Il est évident que j’ai aussi une perception de l’image,
ce qui me permet de distinguer une image d’une autre,
de la même façon que je distingue différentes perceptions.
Peut-on dire que je ne peux pas me remémorer des images,
me représenter des choses imaginées antérieurement ?
Voyons : si je travaille maintenant les yeux ouverts
et que j’accomplis le geste de prendre l’objet,
je n’arrive pas à percevoir l’action de l’image qui se superpose à la perception ;
mais si j’imagine l’objet
dans une autre position
tandis que je le vois dans sa position réelle,
ma main s’avancera vers l’objet imaginé
et non vers celui qui est vu.
C’est donc l’image qui détermine l’action vers l’objet
et non la simple perception.
On répliquera par l’argument de l’arc réflexe court
qui ne passe même pas par le cortex cérébral
mais se referme au niveau médullaire,
une réponse étant donnée avant même que le stimulus puisse être analysé.
Si par là on veut dire
qu’il existe des réponses automatiques
qui ne requièrent pas d’activité de la conscience,
nous pouvons abonder dans ce sens en évoquant une multitude d’opérations involontaires,
naturelles,
communes au corps humain et à celui de divers animaux.
Seulement, cela n’explique rien quant au problème de l’image.
À propos des images qui se superposent à la perception
nous ajouterons ceci :
nous ajouterons que cela se produit dans tous les cas
bien que nous n’arrivions pas à observer ce phénomène.
Nous devons considérer
que le seul fait d’imaginer visuellement le mouvement du bras
ne fera pas répondre ce dernier.
Le bras bougera
quand on enverra vers l’intracorps une image
qui correspondra aux perceptions internes de son propre niveau.
L’image visuelle quant à elle
tracera la direction que prendra le bras.
Ces affirmations sont confirmées dans le rêve :
le corps du dormeur,
malgré la grande prolifération d’images,
reste immobile.
Il est alors évident que le paysage de représentation est internalisé,
que les images vont vers l’intracorps
et non vers les couches musculaires.
Dans le sommeil, les sens externes tendent à se rétracter.
Il en va de même pour le tracé des images.
Et si l'on prend comme exemple l’agitation des "cauchemars" ou du somnambulisme,
nous observerons que là, on passe du niveau de sommeil profond à celui de demi-sommeil actif ;
les sens externes s’activent
et les images commencent à s’externaliser,
mettant le corps en marche.
Nous n’aborderons pas le thème de l’espace de représentation,
ni celui de la traduction, de la déformation et de la transformation d’impulsions,
ces thèmes étant par ailleurs développés dans l’essai Psychologie de l’image.
Mais nous pouvons maintenant aller vers d’autres idées
comme celles de la coprésence, de la structure temporelle de la conscience et du regard et du paysage.
Un jour, j’entre dans ma chambre
et je perçois la fenêtre. Je la reconnais, elle m’est familière.
J’en ai une nouvelle perception
mais d’anciennes perceptions agissent aussi,
transformées en images retenues à l’intérieur de moi.
Cependant, j’observe
qu’un angle de la vitre est fendu…
« Ça n’y était pas », me dis-je
en comparant la nouvelle perception
avec ce que je retiens des perceptions antérieures.
De plus, j’éprouve une sorte de surprise.
La "fenêtre" d’actes de perception antérieurs est restée retenue en moi,
non pas passivement comme une photographie,
mais de façon agissante, comme sont agissantes les images.
Ce qui est retenu agit face à ce que je perçois,
bien que formé dans le passé.
Il s’agit d’un passé toujours actualisé, toujours présent.
Avant d’entrer dans ma chambre, il était évident pour moi
que la fenêtre devait s’y trouver en parfait état,
non pas que j’y pensais, mais simplement je m’y attendais.
La fenêtre n’était pas particulièrement présente dans mes pensées à ce moment-là,
mais elle était coprésente,
elle faisait partie de l’ensemble des objets de ma chambre.
C’est grâce à la coprésence,
à la rétention actualisée et superposée à la perception,
que la conscience infère plus qu’elle ne perçoit.
Dans ce phénomène, nous trouvons le fonctionnement le plus élémentaire de la croyance.
Dans notre exemple, c’est comme si je m’étais dit :
« Je croyais que la fenêtre était en parfait état ».
Si en entrant dans ma chambre
étaient apparus des phénomènes propres à un champ d’objets différent,
par exemple un moteur d’avion ou un hippopotame,
cette situation surréaliste m’aurait paru incroyable,
non parce que ces objets n’existent pas,
mais parce que leur emplacement aurait été hors du champ de coprésence
correspondant à mes rétentions.
Donc j’allais dans ma chambre, guidé par l’intention
et par l’image d’obtenir un stylo.
Pendant que je marchais, oubliant peut-être mon objectif,
les images de ce que je devais atteindre dans un futur immédiat
continuaient d’agir de manière coprésente.
Le futur de conscience était actualisé, il était au présent.
Malheureusement, j’ai trouvé la vitre fendue
et mes intentions se sont modifiées par la nécessité de résoudre d’autres urgences.
Ainsi, à chaque instant présent de ma conscience,
je peux observer l’entrecroisement
l'entrecroisement de trois temps différents,
de rétentions et de futurisations qui agissent en coprésence et en structure.
L’instant présent se constitue dans ma conscience
comme un champ temporel actif à trois temps différents.
Les choses sont donc
très différentes de ce qu’elles sont dans le temps du calendrier
dans lequel aujourd’hui n’est touché ni par hier ni par demain.
Dans le calendrier ou bien l’horloge,
le "maintenant" se différencie du "déjà plus" et du "pas encore" ;
en outre, les événements y sont ordonnés les uns à la suite des autres,
en succession linéaire,
et je ne peux prétendre que cela soit une structure ;
c’est plutôt un alignement à l’intérieur d’une série totale que j’appelle "calendrier".
Mais nous y reviendrons quand nous considérerons le thème de l’historicité et de la temporalité.
Pour l’instant, continuons avec ce qui précède. Nous avons dit
que la conscience infère plus qu’elle ne perçoit,
ce qui vient du passé sous forme de rétention se superposant à la perception actuelle.
Dans chaque regard que je lance vers un objet,
je vois en lui des choses déformées.
Nous n’affirmons pas cela comme l’entend la physique moderne,
qui expose clairement notre incapacité à détecter l’atome
et les longueurs d’onde situées hors de nos seuils de perception ;
nous le disons en nous référant
au phénomène par lequel les images des rétentions et des futurisations
se superposent à la perception.
Par exemple, quand à la campagne j’assiste à un beau lever de soleil,
le paysage naturel que j’observe
n’est pas déterminé en lui-même,
mais je le détermine,
je le constitue avec un idéal esthétique auquel j’adhère,
peut-être par contraste avec la vie citadine,
ou parce que quelqu’un m’accompagne,
ou par la suggestion que sa lumière suscite en moi,
comme l’espoir d’un futur ouvert.
Et cette paix particulière que j’éprouve
me donne l’illusion que je contemple passivement,
alors qu’en réalité je suis en train d’introduire activement
de nombreux contenus qui se superposent au simple objet naturel.
Et cela n’est pas seulement valable pour cet exemple,
mais pour tout regard que je lance vers la réalité.
Nous avons dit dans Discussions historiologiques
que le destin naturel du corps est le monde.
Il suffit de voir sa conformation pour vérifier cette affirmation.
Ses sens et ses appareils de nutrition, de locomotion, de reproduction, etc.
sont naturellement constitués pour être dans le monde.
Mais l’image lance à travers le corps sa charge transformatrice.
Elle ne le fait pas pour copier le monde,
pour être le reflet d’une situation donnée
mais, au contraire,
pour modifier la situation préalablement donnée.
En ce sens, les objets
sont des limitations ou des amplifications des possibilités corporelles,
et les autres corps
apparaissent comme autant de multiplications de ces possibilités
puisqu’ils sont gouvernés par des intentions que je reconnais
similaires à celles avec lesquelles je gouverne le mien.
Pourquoi l’être humain aurait-il besoin de transformer le monde
et de se transformer lui-même ?
Parce qu’il se trouve dans une situation de finitude et de carence spatio-temporelle,
qu’il ressent comme douleur physique et souffrance mentale.
Ainsi, le dépassement de la douleur n’est pas simplement une réponse animale,
mais une configuration temporelle où prime le futur ;
et cette configuration devient une impulsion fondamentale de la vie,
même si celle-ci ne se trouve pas en situation d’urgence.
Ainsi, outre la réponse immédiate, réflexe et naturelle,
la réponse différée dans le but d’éviter la douleur
est impulsée par la souffrance psychologique face au danger
et est représentée comme une possibilité future ou un fait actuel
dans lequel la douleur est présente chez d’autres êtres humains.
Le dépassement de la douleur apparaît donc
comme un projet fondamental qui guide l’action.
C’est cela qui a permis la communication entre corps et intentions diverses,
au sein de ce que l’on appelle la "constitution sociale".
La constitution sociale est aussi historique que la vie humaine,
elle configure la vie humaine.
La transformation de la constitution sociale est continue
mais différente des changements de la nature
qui, eux, ne sont pas dus aux intentions.
L’organisation sociale se poursuit et s’amplifie,
mais ceci ne peut pas se produire seulement par la présence d’objets sociaux
qui, bien que porteurs d’intentions humaines,
n’ont pu continuer de se développer tout seuls.
La continuité est donnée par les générations humaines
qui, loin d’être simplement juxtaposées,
interagissent et se transforment.
Ces générations, qui permettent continuité et développement,
sont des structures dynamiques,
elles sont le temps social en mouvement
sans lequel la société retomberait à l’état naturel et perdrait jusqu’à sa condition.
D’autre part, dans tout moment historique
coexistent des générations dont le niveau temporel,
les rétentions et les futurisations sont différents
et qui configurent des paysages de situation
et des croyances différents.
Le corps… le corps
et le comportement des enfants et des vieillards
révèlent aux générations actives
d’où elles viennent et où elles vont.
Les générations situées aux extrêmes de cette triple relation
ont des emplacements temporels eux aussi extrêmes.
Ceci ne reste jamais inerte
car, pendant que les générations actives vieillissent et que les plus âgés meurent,
les enfants grandissent et commencent à occuper des positions actives
et, pendant ce temps, les naissances renouvellent la société.
Quand on "arrête" abstraitement ce flux incessant,
on peut parler de "moment historique"
dans lequel tous les membres placés sur la même scène sociale
peuvent être considérés comme contemporains,
vivant dans un même temps.
Mais nous observons qu’ils ne sont pas contemporains quant à leur temporalité interne,
quant à leur paysage de formation,
quant à leur situation actuelle
et quant à leurs projets.
En réalité, la dialectique des générations
s’établit entre les "franges" les plus proches,
celles qui essaient d'occuper l’activité centrale,
le présent social,
selon leurs intérêts et selon leurs croyances.
C’est la temporalité sociale interne
qui explique structurellement le devenir historique
dans lequel interagissent différentes accumulations générationnelles,
et non la succession de phénomènes juxtaposés linéairement,
comme dans le temps du calendrier, et comme nous l’explique l’historiographie naïve.
Constitué socialement dans un monde historique dans lequel je configure mon paysage,
j’interprète ce vers quoi je lance mon regard.
Il s’agit de mon paysage personnel,
mais aussi d’un paysage collectif
qui correspond, dans le même moment, à de grands ensembles.
Comme nous l’avons dit précédemment,
différentes générations coexistent dans un même temps.
Pour donner un exemple un peu sommaire, il existe, à un moment donné,
ceux qui sont nés avant le transistor
et ceux qui sont nés avec l’ordinateur.
Il existe de nombreuses différences entre les deux expériences,
non seulement dans la manière d’agir
mais aussi dans la façon de penser et de ressentir…
Et ce qui fonctionnait dans la relation sociale
et dans le mode de production à une époque
s’arrête alors lentement, ou parfois brutalement.
On attendait un résultat pour le futur,
ce futur est arrivé
mais les choses ne se sont pas passées
comme elles avaient été projetées.
Ni cette action, ni cette sensibilité, ni cette idéologie
ne coïncident avec le nouveau paysage en train de s’imposer socialement.
Pour terminer cet exposé
des idées exprimées dans les ouvrages publiés à ce jour,
je dirai que l’être humain, grâce à son ouverture et à sa liberté de choisir entre diverses situations,
grâce à sa possibilité de différer des réponses et d’imaginer son avenir,
peut aussi se nier lui-même,
il peut nier certains aspects de son corps
ou le nier complètement, comme dans le suicide, ou bien il peut nier les autres.
Cette liberté a permis à quelques-uns de s’emparer illégitimement de l’ensemble social,
c’est-à-dire de nier la liberté et l’intentionnalité des autres,
en les réduisant à des prothèses, à des instruments de leurs propres intentions.
Là se trouve l’essence de la discrimination, dont la méthodologie
est la violence physique, économique, sexuelle, raciale et religieuse.
La violence peut s’instaurer et se perpétuer
par l’intermédiaire de l’appareil de régulation et de contrôle social : l’État.
Par conséquent, l’organisation sociale
requiert un type avancé de coordination,
à l’abri de toute concentration de pouvoir, qu’elle soit privée ou étatique.
Mais dans la mesure où l’on confond habituellement l’appareil d’État
avec la réalité sociale,
nous devons préciser que, puisque c’est la société, et non l’État,
qui produit les biens,
la propriété des moyens de production doit, de manière cohérente, être sociale.
Ceux qui ont réduit l’humanité des autres ont forcément
provoqué à nouveau douleur et souffrance,
relançant au sein de la société l’ancienne lutte contre l’adversité natruelle.
Mais, à présent, cette lutte s’exerce entre ceux qui veulent "naturaliser" les autres, la société et l’Histoire
et les opprimés qui ont besoin de s’humaniser en humanisant le monde.
C'est pour cela qu'Humaniser,
c’est dépasser l’état d’objet auquel est réduit l’être humain pour affirmer son intentionnalité
et la primauté du futur sur la situation actuelle.
C’est la représentation d’un futur possible et meilleur
qui permet la modification du présent
et rend possible toute révolution et tout changement.
Par conséquent, la pression de conditions opprimantes ne suffit pas
pour que le changement s’opère ;
mais il convient de faire remarquer qu’un tel changement est possible
et qu’il dépend de l’action humaine.
Cette lutte ne se déroule pas entre des forces mécaniques,
il ne s’agit pas d’un réflexe naturel
mais d’une lutte entre des intentions humaines.
Et c’est ce qui, précisément, nous permet de parler d’oppresseurs et d’opprimés,
de justes et d’injustes,
de héros et de lâches.
C’est la seule chose qui permette de pratiquer avec sens
la solidarité sociale et l’engagement pour la libération des discriminés,
qu’ils soient en majorité ou en minorité.
Finalement, en ce qui concerne le sens des actes humains,
nous ne croyons pas qu’ils soient une convulsion sans signification,
une "passion inutile",
une tentative qui se terminera dans la dissolution de l’absurde.
Nous pensons que l’action valable est celle qui aboutit chez les autres
et en direction de leur liberté.
Nous ne croyons pas non plus que le destin de l’humanité
soit fixé par des causes antérieures
qui invalideraient toute possibilité d’effort.
Nous croyons plutôt qu’il est orienté par l’intention
qui, en se faisant de plus en plus consciente chez les peuples,
se fraie un passage vers une nation humaine universelle.
C'est tout, merci beaucoup.
Une production du Centre d'Études
Punta de Vacas - 2012