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10. La beauté intérieure Je suis sûr que nous avons tous à un moment
ou à un autre senti monter en nous un immense sentiment de tranquillité et de beauté à
la vue des vertes prairies, du soleil couchant, des eaux paisibles ou des sommets enneigés.
Mais qu'est-ce que la beauté? Tient-elle simplement à notre réaction admirative,
ou est-elle dissociée de la perception? Si vous avez bon goût en matière de vêtements,
si vous utilisez des couleurs qui s'harmonisent, si vous avez des manières pleines de dignité,
si vous parlez calmement, si vous vous tenez bien droit, tout cela participe de la beauté,
n'est-ce pas? Mais ce n'est que l'expression extérieure d'un état intérieur, tout comme
un poème que vous écrivez ou un tableau que vous peignez. Vous pouvez regarder les
vertes prairies se reflétant dans l'eau du fleuve et n'éprouver aucun sentiment de beauté,
mais passer simplement à côté. Si, comme le pêcheur, vous voyez tous les jours les
hirondelles voler au ras de l'eau, cela n'a probablement guère d'importance pour vous
; mais si vous êtes conscients de l'extraordinaire beauté de ce spectacle, que se passe-t-il
en vous qui vous fait dire: « Comme c'est beau! »? Qu'est-ce qui suscite ce sentiment
intérieur de beauté? Certes, il y a la beauté de la forme extérieure - les vêtements de
bon goût, les tableaux attrayants, les beaux meubles, ou l'absence totale de meubles, associée
à des murs nus aux belles proportions, à des fenêtres aux formes parfaites, et ainsi
de suite. Je ne parle pas simplement de cette beauté-là, mais de ce qui entre en jeu pour
qu'existe la beauté intérieure. De toute évidence, pour avoir cette beauté
intérieure, il faut s'abandonner complètement ; il faut ce sentiment de n'être retenu ni
contraint par rien, d'être sans défense, sans résistance ; mais cet abandon devient
chaotique s'il n'est pas doublé d'austérité. Savons-nous ce que veut dire être austère,
se contenter de peu et ne pas penser en termes de « toujours plus »? Il faut qu'il y ait
cet abandon doublé d'une austérité intérieure profonde - cette austérité qui est d'une
simplicité extraordinaire, car l'esprit n'acquiert rien, ne gagne rien, ne pense pas en termes
de « plus ». C'est la simplicité née de cet abandon doublé d'austérité qui suscite
l'état de beauté créative. Mais sans l'amour, vous ne pouvez pas être simples, être austères
; vous pouvez parler de simplicité et d'austérité, mais sans l'amour elles ne sont qu'une forme
de contrainte, il n'y a donc pas d'abandon. Le seul qui ait en lui l'amour est celui qui
s'abandonne, qui s'oublie totalement, et fait donc éclore l'état de beauté créatrice.
La beauté inclut évidemment la beauté de la forme ; mais sans la beauté intérieure,
la simple appréciation sensuelle de cette beauté de la forme mène à la dégradation,
à la désintégration. Il n'est de beauté intérieure que lorsqu'on éprouve un amour
véritable pour les gens et les choses qui peuplent la terre, et cet amour s'accompagne
d'un très haut degré de considération, de prévenance et de patience. Vous pouvez
maîtriser parfaitement votre technique en tant que chanteur ou poète, vous pouvez savoir
peindre ou assembler les mots, mais sans cette beauté créatrice en vous, votre talent n'aura
que peu de valeur. Malheureusement, la plupart d'entre nous sont
en train de devenir de simples techniciens. Nous passons des examens, nous acquérons
telle ou telle technique afin de gagner notre vie ; mais acquérir une technique ou développer
une capacité sans prêter attention à l'état intérieur est source de laideur et de chaos
dans le monde. Si nous éveillons à l'intérieur de nous la beauté créative, elle s'exprime
à l'extérieur, et l'ordre règne. Mais c'est beaucoup plus difficile que l'acquisition
d'une technique, car cela suppose de s'abandonner totalement, sans peur, sans restriction, sans
résistance, sans défense ; et nous ne pouvons nous abandonner ainsi que s'il y a en nous
cette austérité alliée à un sentiment de grande simplicité intérieure. Nous pouvons
être simples sur le plan extérieur, ne posséder que quelques vêtements et nous contenter
d'un repas par jour - mais ce n'est pas cela, l'austérité. L'austérité vient lorsque
l'esprit est capable d'une expérience infinie, lorsqu'il a de l'expérience tout en restant
très simple. Mais cet état ne peut naître que lorsque l'esprit cesse de penser en termes
de « plus », en termes de choses acquises ou d'accomplissement au fil du temps.
Ce dont je parle ici est peut-être difficile à comprendre pour vous, c'est pourtant très
important. Les techniciens, sachez-le bien, ne sont pas des créateurs. Et il y a dans
le monde de plus en plus de techniciens, des gens qui savent ce qu'il faut faire et comment
le faire, mais qui ne sont pas créateurs. En Amérique, il existe des machines à calculer
capables de résoudre en quelques minutes des problèmes mathématiques qui demanderaient
à un homme dix heures de travail par jour pendant cent ans. Ces machines extraordinaires
sont en plein développement. Mais les machines ne peuvent jamais être créatrices - et les
êtres humains sont de plus en plus à l'image des machines. Même lorsqu'ils se rebellent,
leur rébellion reste circonscrite aux limites de la machine, ce n'est par conséquent absolument
pas une rébellion. Il est donc capital que vous découvriez ce
qu'est être créatif. Vous ne pouvez l'être qu'en état d'abandon, c'est-à-dire s'il
n'existe aucun sentiment d'obligation, aucune peur de ne pas être, de ne pas gagner, de
ne pas arriver. Il se manifeste alors une grande austérité, une grande simplicité,
et l'amour les accompagne. C'est tout ça la beauté.
Question : L'âme survit-elle après la mort? Krishnamurti : Si vous avez vraiment envie
de le savoir, comment allez-vous vous y prendre pour le découvrir? En lisant ce qu'en ont
dit Shankara, Bouddha ou Jésus? En écoutant le guide spirituel ou le saint qui a votre
préférence? Ils peuvent se tromper du tout au tout: êtes-vous prêt à l'admettre - ce
qui signifie que votre esprit est en position d'exploration, d'enquête?
Bien sûr, avant de parler de survie, vous devez d'abord savoir si oui ou non l'âme
existe. Qu'est-ce que l'âme? Le savez-vous? Ou avez-vous simplement entendu dire qu'elle
existe - par vos parents, par le prêtre, par un livre, par votre environnement culturel
- et admis ces affirmations? Le mot « âme » sous-entend qu'il y a quelque
chose au-delà de la simple existence physique, n'est-ce pas? Il y a votre corps physique,
et aussi votre caractère, vos penchants, vos vertus ; et puis, transcendant tout cela,
vous dites qu'il y a l'âme. A supposer que cet état existe vraiment, il ne peut être
que quelque chose de spirituel, ayant un caractère d'éternité. Et vous demandez si cette chose
spirituelle survit à la mort. C'est une partie de la question.
L'autre étant de demander: qu'est-ce que la mort? Le savez-vous? Vous voulez savoir
s'il y a une survie après la mort ; mais, en fait, cette question est sans importance.
La question qui compte est de savoir si vous pouvez connaître la mort de votre vivant.
A quoi sert que l'on vous dise que la survie après la mort existe - ou n'existe pas? Vous
restez toujours dans l'ignorance. Mais vous pouvez découvrir par vous-même ce qu'est
la mort, pas une fois mort, mais alors même que vous êtes bien vivant, en bonne santé,
vigoureux, en mesure de penser, de ressentir les choses.
Cela fait aussi partie de l'éducation. Être bien éduqué, ce n'est pas seulement être
compétent en mathématiques, en histoire ou en géographie, c'est aussi avoir la capacité
de comprendre cette chose extraordinaire qu'on appelle la mort - pas à l'instant de votre
mort physique, mais tandis que vous vivez, tandis que vous riez, que vous grimpez aux
arbres, que vous êtes en train de faire de la voile ou de nager. La mort, c'est l'inconnu,
et ce qui compte c'est de connaître l'inconnu tant que vous êtes en vie.
Question : Quand nous tombons malades, pourquoi nos parents s'inquiètent-ils et se font-ils
du souci pour nous? Krishnamurti : La plupart des parents ont,
au moins en partie, le souci de s'occuper de leurs enfants, d'en prendre soin, mais
lorsqu'ils ne cessent de s'inquiéter, cela indique qu'ils se préoccupent plus d'eux-mêmes
que de leurs enfants. Ils ne veulent pas vous voir mourir, car ils se disent: « Si notre
ou notre fille meurt, qu'allons-nous devenir? » Si les parents aimaient leurs enfants,
savez-vous ce qui se passerait? Si vos parents vous aimaient vraiment, ils veilleraient à
ce que vous n'ayez aucune raison d'avoir peur, que vous soyez des êtres humains en bonne
santé et heureux. Ils feraient en sorte qu'il n'y ait pas de guerre, pas de pauvreté dans
le monde. Ils veilleraient à ce que la société ne vous détruise pas, ni vous ni personne
de votre entourage, pas plus les villageois que les citadins ou les animaux. C'est parce
que les parents n'aiment pas véritablement leurs enfants qu'il y a les guerres, les riches
et les pauvres. Vos parents ont investi tout leur être dans leurs enfants, et à travers
eux ils espèrent se perpétuer, et si vous tombez gravement malade ils s'inquiètent:
c'est donc leur propre souffrance qui les préoccupe. Mais ils refusent de l'admettre.
En réalité, la propriété, les terres, le nom, la richesse et la famille sont les
moyens de notre propre continuité, qui s'appelle aussi l'immortalité ; et quand il arrive
quelque chose à leurs enfants, les parents sont horrifiés, plongés dans un immense
chagrin, car ils sont avant tout soucieux d'eux-mêmes. Si les parents se préoccupaient
vraiment de leurs enfants, la société se transformerait du jour au lendemain, notre
éducation prendrait une autre forme, chez nous tout changerait, et nous aurions un monde
sans guerre. Question : Les temples et le culte devraient-ils
être ouverts à tous? Krishnamurti : Qu'est-ce que le temple? C'est
un lieu de culte dans lequel trône une image symbolique de Dieu, ce symbole étant une
représentation conçue par l'esprit et sculptée dans la pierre par la main. Cette pierre,
cette image, ce n'est pas Dieu, n'est-ce pas? Ce n'est qu'un symbole, et un symbole est
semblable à votre ombre lorsque vous marchez au soleil. Cette ombre, ce n'est pas vous
; et ces représentations, ces symboles dans le temple ne sont pas Dieu, ne sont pas la
vérité. Quelle importance, par conséquent, de savoir qui entre ou n'entre pas dans le
temple? Pourquoi en faire toute une histoire? La vérité peut être sous une feuille morte,
elle peut être dans une pierre sur le bord du chemin, dans les eaux qui reflètent la
beauté du soir, dans les nuages, dans le sourire de la femme qui porte un fardeau.
La réalité est là, partout dans ce monde, pas forcément dans le temple - et généralement
elle n'est pas dans le temple, car ce temple est l'expression de la peur de l'homme, il
est fondé sur son désir de sécurité, sur ses divisions de croyances et de castes. Ce
monde est à nous, nous sommes des êtres humains et nous vivons ensemble, et si un
homme est à la recherche de Dieu, alors il fuit le temple, car les temples divisent les
hommes. L'église chrétienne, la mosquée musulmane, votre propre temple hindou - tous
sont facteurs de division entre les hommes, et celui qui cherche Dieu rejettera tout cela.
La question de savoir qui a le droit d'entrer ou non dans le temple se résume à un simple
problème politique dénué de réalité. Question : Quel rôle la discipline joue-t-elle
dans nos vies? Krishnamurti : Malheureusement, elle joue
un grand rôle, n'est-ce pas? Une grande partie de votre vie est soumise à la discipline:
faites ceci et ne faites pas cela. On vous dit à quelle heure vous lever, ce qu'il faut
manger ou s'abstenir de manger, ce que vous devez savoir ou ignorer ; on vous dit que
vous devez lire, assister aux cours, passer des examens, et ainsi de suite. Vos parents,
vos professeurs, votre société, votre tradition, vos livres sacrés vous disent tous ce qu'il
faut faire. Vous vivez donc ligoté, encerclé par la discipline, n'est-ce pas? Vous êtes
prisonnier d'obligations et d'interdits: ce sont les barreaux de votre cage.
Qu'arrive-t-il à un esprit qui est ligoté par la discipline? Bien sûr, ce n'est que
lorsque vous avez peur de quelque chose que vous résistez à quelque chose, que la discipline
doit intervenir: vous devez alors vous contrôler, vous maîtriser. Soit vous le faites de votre
plein gré, soit la société vous l'impose - la société, c'est-à-dire vos parents,
vos professeurs, votre tradition, vos livres sacrés. Mais si vous commencez à explorer,
à chercher, si vous apprenez et comprenez sans peur, la discipline est-elle alors nécessaire?
Alors, cette compréhension même suscite son ordre propre, qui n'est pas dicté par
la coercition et la contrainte. Réfléchissez bien à tout cela ; car lorsque
la discipline passe par la peur, que vous êtes écrasé par les contraintes de la société,
dominé par ce que vos parents et vos professeurs vous disent, il n'y a pour vous ni liberté
ni joie, et toute initiative s'éteint. Plus la culture est ancienne, et plus lourd est
le poids de la tradition qui vous impose sa discipline, vous dicte ce que vous devez faire
et ne pas faire ; vous êtes écrasé sous ce poids, psychologiquement laminé comme
si vous étiez passé sous un rouleau compresseur. C'est ce qui est arrivé en Inde: le poids
de la tradition est si énorme que toute initiative a été anéantie, et vous avez cessé d'être
un individu ; vous n'êtes qu'un rouage de la machine sociale et vous vous contentez
de cela. Est-ce que vous comprenez? Vous ne vous révoltez pas, vous n'explosez pas, vous
ne vous libérez pas. Vos parents ne veulent pas que vous vous révoltiez, vos professeurs
ne veulent pas que vous rompiez les amarres, donc votre éducation vise à vous faire agir
conformément aux schémas établis. Mais alors vous n'êtes pas un être humain complet,
car la peur vous ronge le cœur, et tant que la peur est là, il n'y a ni joie, ni créativité.
Question : Il y a quelques instants, en parlant du temple, vous avez dit du symbole de Dieu
qu'il n'était qu'une ombre. Or on ne peut pas voir l'ombre d'un homme sans la présence
réelle de celui qui la projette. Krishnamurti : Mais l'ombre vous suffit-elle?
Si vous avez faim, allez-vous vous contenter de regarder la nourriture? Pourquoi donc se
contenter de l'ombre dans le temple? Si vous voulez comprendre à fond la réalité authentique,
vous ne vous attacherez pas à cette ombre. Mais en fait vous êtes fasciné par l'ombre,
par le symbole, par l'image de pierre. Regardez ce qui se passe dans le monde: les gens sont
divisés parce qu'ils vénèrent chacun une ombre particulière, à la mosquée, au temple
ou à l'église. Les ombres ont beau se multiplier, il y a pourtant une seule réalité, qui est
indivisible. Et pour atteindre cette réalité il n'y a pas de chemin - ni chrétien, ni
musulman, ni hindou, ni autre. Question : Les examens sont peut-être superflus
pour le garçon ou la fille riches dont l'avenir est assuré, mais ne sont-ils pas indispensables
pour les élèves pauvres que l'on doit préparer à gagner leur vie? Et cette nécessité n'est-elle
pas plus urgente encore compte tenu de l'état actuel de la société?
Krishnamurti : Vous considérez l'état actuel de la société comme allant de soi. Pourquoi?
Vous qui ne faites pas partie des classes pauvres, mais qui êtes relativement aisé,
pourquoi ne vous révoltez-vous pas - pas en tant que communiste ou socialiste -, mais
pourquoi ne vous révoltez-vous pas contre l'ensemble du système social? Vous pouvez
vous le permettre, pourquoi donc ne vous servez-vous pas de votre intelligence pour trouver la
vérité et créer une nouvelle société? Le pauvre, lui, ne va pas se révolter, parce
qu'il n'en a pas l'énergie, il n'a pas le temps de réfléchir, il n'a pas une minute
à lui, il a besoin de nourriture, de travail. Mais vous qui avez des loisirs, un peu de
temps libre pour mettre à profit votre intelligence, pourquoi ne vous révoltez-vous pas? Pourquoi
ne découvrez-vous pas ce qu'est une société juste, une société vraie, pourquoi ne bâtissez-vous
pas une nouvelle civilisation? Si ce n'est pas avec vous que les choses commencent, ce
ne sera évidemment pas avec les pauvres. Question : Les riches seront-ils jamais prêts
à abandonner une grande partie de ce qu'ils ont au profit des pauvres?
Krishnamurti : Nous ne parlons pas ici de ce que les riches devraient abandonner au
profit des pauvres. Quoi qu'ils cèdent de ce qu'ils ont, les pauvres ne seront jamais
satisfaits - mais là n'est pas la question. Vous qui êtes à l'aise, et qui avez donc
l'opportunité de cultiver l'intelligence, ne pouvez-vous pas, en vous révoltant, créer
une nouvelle société? Cela dépend de vous et de personne d'autre ; cela dépend de chacun
d'entre vous - pas des riches ou des pauvres ou des communistes. Mais nous n'avons généralement
pas en nous cet esprit de révolte, ce désir ardent de briser les chaînes et d'aller à
la découverte. Et c'est cette attitude qui compte le plus.