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Je m'appelle Pierre-André Dufetel,
né le 11 novembre 1922,
fils d'un architecte et héros de la Grande Guerre
et élève des jésuites à Boulogne-sur-Mer.
Je vais vous raconter l'invraisemblable histoire
d'un gamin de Province,
que rien ne destinait à un sort d'exception.
Collégien en 1939,
je suis fasciné comme le sont tous les ados de cet âge
par les exploits des héros du ciel :
Guynemer, Mermoz et Saint-Exupéry,
et également par les films d'Hollywood,
qui retracent les exploits des cadets de West Point.
Bouleversé par la tragédie de 1940,
je cherche en vain, le 18 juin,
à rejoindre De Gaulle sur une barque à moteur,
mais doit y renoncer faute d'assez d'essence.
Rentré à Camp d'Orsay en classe de philo,
profondément blessé par la déchéance de la France
et l'omniprésence des nazis,
mon sang ne fait qu'un tour
lorsque j'apprends que la kommandantur
interdit tout hommage
aux héros de 1918,
le 11 novembre 1940.
Prévenu par le bouche à oreille,
je décide de me joindre
à ceux de mes amis,
qui décident de manifester contre l'occupation,
en me présentant aux Champs Élysées,
vers 5 h de l'après-midi.
Nous montons les Champs Élysées en criant : "Vive De Gaulle",
en chantant La Marseillaise,
lorsque des dizaines de camions bâchés
déferlent sur l'avenue,
pleins de soldats allemands, baïonnettes au canon,
qui lâchent des grenades, tirent à la mitrailleuse,
blessant 15 d'entre nous,
emprisonnant 1 millier d'entre eux
et enfermant en prison militaire 125
avec simulacre de peloton d'exécution.
Moi-même arrêté par un Allemand, je parviens à m'enfuir
en profitant du désordre ambiant.
Et je crois avoir battu ce jour-là
un record olympique non homologué à ce jour.
Tout en poursuivant mes études supérieures,
je rejoins clandestinement mon père
dans la zone interdite du Pas-de-Calais face à l'Angleterre
bombardée tous les jours.
Comme il est officier du réseau Kléber,
le réseau de résistance, qui informe les alliés
des mouvements du port
et des troupes, qui se trouvent en présence,
je l'assiste dans ses missions
jusqu'au jour où malheureusement, il est arrêté par la Gestapo
et déporté en Allemagne en septembre 1942.
Moi-même, j'ai dû fuir dans la nuit,
et chercher en vain un réseau d'évasion
pour rejoindre De Gaulle par l'Espagne,
jusqu'au moment où je le trouve enfin.
Après une traversée de la France avec de faux papiers
pendant 5 jours et 5 nuits,
parti en train, parti à vélo, parti à pieds,
je franchis
à près de 3 000 mètres dans la nuit,
les Hautes Pyrénées
pour me trouver de l'autre côté,
le soir de mon passage,
capturé par les troupes de Franco,
qui me mettent dans des prisons sordides
de Barbastro, de Saragosse,
au camp de concentration de Miranda,
où je perds 20 kg de famine et de dysenterie.
Je ne me suis tiré d'affaire
que grâce à la Croix-Rouge,
qui réussira à me faire passer
en Afrique du Nord libéré,
en échange d'un quintal de blé,
fourni à Franco,
qui manque terriblement de nourriture pour sa population.
Par Malaga et Gibraltar,
je parviens à Casablanca,
où nous sommes accueillis en héros,
comme ayant réussis
à fuir la France occupée
et à venir conforter les forces de libération.
Nous sommes bouleversés en entendant la Marseillaise
que nous n'avons pas entendue pendant 3 ans.
Et à ce moment-là, les sergents recruteurs de la 2e DB,
des commandos de l'aviation
cherchent à accaparer
ces nouveaux combattants volontaires,
qui semblent très motivés,
et donc des gens précieux.
Moi-même, depuis mes rêves d'aviateur,
je vois qu'une porte s'entrouvre contre toute espérance
et je choisi l'aviation.
Donc la seule porte possible
pour accéder au pilotage militaire,
c'est celle des États-Unis d'Amérique et de ses académies militaires,
qui sélectionnent les jeunes français,
qui leur paraissent capables intellectuellement et physiquement
de subir les épreuves
et d'arriver jusqu'au stade final.
Je suis sélectionné, je pars aux États-Unis
dans un bateau isolé au milieu des sous-marins,
qui sillonnent l'Atlantique,
et commence une fois là-bas le processus de formation.
Celui-ci est très clair :
Dans ces nouveaux West Point
de l'aéronautique créée de toutes pièces après Pearl Harbor,
les Américains pratiquent une thèse
d'efficacité tout à fait redoutable.
Les cours sont divisés en 3 écoles successives :
le primary, le basic et l'advanced,
au bout duquel les survivants obtiennent les ailes d'argent.
Le principe d'ensemble
est l'élimination successive
de tous les moins bons.
Chaque moniteur dans chaque école
reçoit 5 élèves au départ,
en sachant qu'il ne peut en conduire jusqu'à l'école suivante
que 2 ou 3 d'entre eux.
Cela suppose une élimination
successive de 50 %.
Donc pour moi, la primary se passe très bien.
Je suis lâché, atterrissage de précision,
acrobatie...
Je suis donc orienté vers la seconde école,
qui est la première vers l'école de chasse.
Elle est à Gunter Field,
dans l'Alabama pour raisons climatiques.
Mais nous sommes sous les tropiques, au mois d'août,
et la chaleur de l'époque
est extrêmement dure pour un garçon du Nord.
Le nouvel avion est un avion lourd et peu maniable.
Le moniteur dé*** les Français
et décide que je suis l'un des premiers à virer.
Il engage donc envers moi
ce qu'on appelle la procédure d'élimination,
qui consiste à le faire passer par ses supérieurs
puis, à aboutir au final à un conseil d'élimination
présidé par le colonel commandant la base,
qui décide immanquablement de suivre l'avis de ses prédécesseurs.
Je suis donc interdit de vol, mais pas de cours au sol.
Et c'est pendant l'un deux,
épuisé par le rythme de 6 h du matin à 10 h du soir,
et par la chaleur,
que je tombe dans les pommes.
Il faut m'évacuer,
et je passe en conseil d'élimination.
Le colonel m'annonce, comme il le fait toujours :
"Vous êtes éliminé",
et demande pour la forme si j'ai une question à poser.
Je demande simplement :
"Le conseil estime-t-il qu'un garçon de mon âge,
"qui est capable de s'évanouir au Graham school
"est en mesure de voler ?"
Le colonel interroge ses voisins.
Et à ce moment-là, mon chef de détachement français,
le lieutenant Mignot prend la parole
et se fait mon avocat,
en racontant tout ce que j'ai vécu
depuis l'année 40, pour en arriver là,
avec la Gestapo, les arrestations, la prison...
Et demande exceptionnellement
que l'on m'accorde 3 semaines de repos
et le transfert au détachement suivant.
Le conseil, cas rarissime,
puisque nous ne sommes que 2 sur des milliers de cas,
me donne l'autorisation de passer au détachement suivant,
mais sous haute surveillance.
Heureusement, la bienveillance du capitaine Phillipsborn,
qui est le chef américain du détachement suivant,
me permet de franchir,
sans d'autres problèmes,
les différentes épreuves,
qui continuent sur le même rythme qu'auparavant.
Et je tiens à rendre hommage à ces deux personnages
que sont : le lieutenant Mignot et le capitaine Phillipsborn,
qui au-delà des règles strictement militaires
ont su pratiquer un humanisme
tout à fait chaleureux,
et m'ont permis de démontrer ce que j'étais capable de faire.
Je ne les ai pas déçus
puisque j'ai franchi ultérieurement
toutes les épreuves, aussi dures,
qui se sont développés aussi bien à Gunter qu'à Craig Field.
Et j'ai pu obtenir au bout de 235 heures de vol
mes belles ailes d'argent
et devenir ainsi apte à être envoyé
en école de perfectionnement de pilotage de chasse.
Nous rentrons en Europe,
et c'est là où je suis appelé
à succéder à Saint-Exupéry
aux commandes d'un Lightning P-38,
qui est le plus beau chasseur de la guerre,
un monoplace bimoteur
de 3 500 CV,
capable de faire absolument toutes les missions possibles.
Donc, j'ai pratiqué dans cette unité
des raids intercontinentaux en solitaire,
de 6 000 kilomètres,
d'Allemagne au Soudan.
J'ai franchi notamment pour la 1re fois
le Sahara occidental en monoplace de chasse.
C'est la 1re fois, historiquement,
que l'on traverse sans escale le Sahara occidental.
Notre mission était alors
de cartographier l'Afrique Noire inconnue,
car le général De Gaulle avait annoncé la décolonisation
de nos territoires africains,
mais il fallait leur donner de quoi vivre.
Et pour leur donner de quoi vivre, il fallait leur donner des cartes
pour savoir où passer les fleuves, où il y avait des forêts,
où l'on pouvait passer des chemins de fer...
Et comme l'Institut Géographie National n'avait pas d'avion,
c'est avec ces pilotes
du groupe 1-33 sur leurs monoplaces
que l'on avait chargé de régler le problème.
En regardant dans mon rétroviseur
quel a pu être le fil conducteur
de ce qui a guidé tout ce que j'ai fait
dans cette période-là,
je crois qu'il peut être résumé en trois termes :
un goût du risque et de l'innovation,
ensuite, un devoir d'excellence
et une obligation de résultat,
qui m'a servi pendant toute ma carrière.
Tout ce qu'a fait notre génération
était conditionné par les circonstances tragiques
qu'a vécu la France.
Mais ce qui est important pour vous
et pour chacune des générations qui suivent,
c'est l'engagement en faveur d'un grand idéal,
qu'il soit humanitaire, culturel, sportif,
au bénéfice de la France
et au détriment des égoïsmes de chacun.
Chacun rencontre un jour son 18 juin 1940.
Tel est le message d'un senior à ses petits enfants.