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Le graphisme urbain dans les villes d'Amérique latine
est l'un des axes principaux de mon travail Pop Latino.
La typographie des affiches populaires :
"Tout à 2 pesos", "Tout à 1 peso".
"Hamburgers à 1 peso".
"Nous échangeons des dollars et des euros".
Je m'inspire beaucoup de la typographie populaire.
D'ailleurs, pour ma dernière exposition, j'ai fait appel à des typographes
qui font des posters à Lima pour dessiner mon affiche.
Le nom Pop Latino...
Je ne sais plus s'il vient de moi
ou si c'est une création de journalistes ou de critiques d'art
pour définir un type de photographies que j'ai commencé à réaliser dans les années 90.
Je m'étais lassé de la photographie en noir et blanc.
Alors, je me suis mis à la photo couleur,
avec des couleurs vives,
influencées par la publicité.
Une sorte de Warhol du sous-développement.
La bouteille d'Inca Kola a été ma première pièce
caractéristique du Pop Latino.
C'était l'équivalent de la soupe Campbell
du sous-développement.
Ce qui m'intéressait, c'était les couleurs...
et ce qu'on pourrait appeler "la texture du sous-développement",
"la toile cirée",
comme l'appelle le cinéaste argentin, Leonardo Favio.
Quand on s'arrête dans ces restaurants routiers
et qu'on a les avant-bras collés à la nappe.
Cette texture, cette couleur, c'est de la poésie
que je voulais approfondir.
Tout est plutôt mal fait.
Pourquoi le faire bien s'il n'y a pas de marché,
pas de conservation,
et que personne ne s'y intéresse vraiment ?
Au Sud du Rio Bravo,
les gens n'en font qu'à leur tête.
Il n'y a plus de frontière.
En Argentine, on retrouve la même identité graphique
que dans le marché de Sonora, à Mexico,
ou que dans les discothèques de la jungle d'Iquitos, au Pérou.
Tous les clients portent le maillot du FC Barcelone.
Le vrai maillot de Barcelone,
c'est le faux,
celui qu'on trouve en Amérique latine, en Iran, en Arabie Saoudite.
C'est celui qui coûte 5 dollars.
La typographie du FC Barcelone
se retrouve dans les bars de Constitución,
le quartier où j'habite, à Buenos Aires,
sur les marchés du Paraguay,
sur le marché de Ver-o-peso, à Belém.
Le plastique des marchés d'Amérique latine,
la couleur des plastiques des marchés d'Amérique latine,
c'est la texture...
de base de mon œuvre.
À Paris, au bout de 4 jours, je m'ennuie.
J'ai hâte de rentrer chez moi.
Récemment, je disais à...
Je ne sais plus si c'est à Marcos López que je disais cela.
Pour moi, faire des photos, c'est presque comme respirer.
Mes photos des années 1980
étaient surtout en noir et blanc.
La grande majorité.
Mais j'aimais bien faire de la couleur.
J'avais bien souvent deux Nikon,
l'un avec des pellicules noir et blanc,
et l'autre avec de la couleur que j'utilisais moins.
Je réservais mes photos couleur pour des choses spéciales.
J'aimais beaucoup la couleur.
Peut-être parce que ça restait rare pour moi
et que la couleur était chère.
La série Siesta Argentina
m'est venue à l'esprit, en tant qu'idée,
en tant que concept, en 2002.
C'était... Oui, en 2002.
On venait de vivre la terrible crise
de décembre 2001.
En fait, on était encore en plein dans la crise.
Les gens étaient désespérés.
Ça allait très mal.
Mon remède personnel a été de sortir prendre des photos
de ce que je voyais tous les jours dans différents quartiers :
des magasins qui fermaient.
Des petits commerces de quartier,
avec leurs façades de 8,66 mètres de long.
Ils se composaient d'une fenêtre, d'une porte et d'une fenêtre.
Ils étaient tous similaires, symétriques, mais différents,
tous avec les rideaux baissés.
Les rideaux indiquaient la fermeture.
La fermeture d'une boulangerie,
d'une boutique de vêtements,
de tous ces petits commerces.
C'était comme la fermeture de la classe moyenne.
Voilà ce que je faisais :
je photographiais comme je pouvais
et j'essayais de trouver ces lieux
et de les capturer.
J'ignorais où cela allait me mener
mais je le faisais avec une certaine obsession.
J'ai continué jusque mi-2003.
C'est là que j'ai décidé d'en faire
une exposition et surtout, un livre.
Je voulais en faire un livre.
J'aime particulièrement quand
une sorte de dynamique
ou de géométrie de l'image apparaît.
Quand on voit d'abord la photo en tant que forme
avant de voir son contenu.
Je me sentais pressé. Je savais que c'était éphémère.
On allait sortir de la crise et ce serait fini.
C'est pourquoi le titre : Siesta Argentina fait référence
à la sieste, un moment éphémère.
Ce n'est pas un rêve éternel ou la mort.
La crise était terrible mais on allait s'en sortir.
C'était une métaphore de cette crise.
J'étais délégué syndical dans une entreprise de téléphonie.
J'ai longtemps été technicien dans les télécoms.
Nous étions un petit syndicat.
Nous faisions les affiches nous-mêmes.
On les dessinait et on les collait.
Le plus important, avec ces affiches, ça a été
de définir une empreinte typographique.
Les moyens d'impression que vous avions étaient archaïques.
C'était très artisanal, un peu comme au XIXe siècle.
Nous avons mis au point une affiche typographique
pour l'exposition au Centro de Arte y Comunicación,
intitulée Violencia.
Nous l'avons imprimée en 70 x 100cm. La taille maximum possible.
Sur l'installation était inscrit le mot "violence".
Mon travail artistique était varié : je faisais des vidéos, des performances,
et surtout des affiches.
Le graphisme m'a toujours passionné.
L'histoire de la révolution...
Elle a failli disparaître.
En 1976, notre rêve s'est évanoui.
Ou plutôt une partie de notre rêve : la révolution n'était plus possible.
Je pense encore que la révolution aurait dû avoir lieu.
J'ai utilisé le graphisme pour exprimer le rêve que j'avais.
Ce rêve de révolution.
Dès que je peux, je réalise un travail en lien avec cette idée de révolution
chaque fois que j'ai l'occasion d'exposer.
Voici ma photo de classe
de quand j'avais 13 ans.
C'est ma première photographie avec mes camarades de collège.
Moi, je suis là.
C'était pendant le cours de musique,
au Collège national de Buenos Aires.
Nous étions tous élèves là-bas, en 1967.
J'avais 13 ans. C'était la 1re année, la 6e période de la journée,
la première de l'après-midi.
C'est une photo que j'avais dans mes albums,
mes albums personnels.
Quand je suis rentré en Argentine après avoir vécu longtemps en exil,
14 ans,
j'ai voulu avoir des nouvelles de mes camarades de classe.
Alors, on s'est retrouvés, on s'est raconté nos vies,
ce qui était arrivé aux autres.
Il y en avait deux : mes amis Martín
et Claudio, entourés en rouge ici, avec un trait...
en diagonale...
qui ont disparu pendant la dictature militaire.
Alors, j'ai ressorti cette photo
que j'avais conservée et agrandie pour avoir le portrait de mes camarades.
Pour les 20 ans du coup d'État, en 1996,
nous sommes allés au collège pour parler des disparus.
J'ai ressorti cette photo et j'y ai ajouté ces annotations
où chacun raconte un peu sa vie.
Eric est acteur. Il vit à Madrid.
Je suis photographe, et Martín me manque.
Martín a été le premier à disparaître. Il n'a jamais connu son fils
Pablo, qui a 30 ans. C'était mon meilleur ami.
Cette fille est mariée à un garçon du collège et leurs enfants sont élèves ici aussi.
C'est cette petite histoire personnelle
que nous avons racontée aux élèves actuels du collège,
ceux qui y étudient aujourd'hui
ou y étudiaient il y a quelque temps car cela fait plusieurs années que nous y allons.
Ainsi, nous avons pu raconter avec émotion
en tant qu'anciens élèves,
à cette nouvelle génération, de ce qui s'était passé à notre époque.
Il y a deux trous. Deux trous dans le groupe.
Et ces deux trous nous ont marqués à vie.
Mon frère Fernando,
d'une certaine façon, est à l'origine du projet Buena memoria
car pour parler de ces disparitions,
j'ai dû parler de celle qui a touché ma famille.
Mon frère a disparu en août 1979,
c'était il y a longtemps.
Ma mère a témoigné au procès récemment
et ça l'a soulagée.
Sa disparition a toujours été très pesante.
En 1973,
quand j'ai réalisé Perón vence,
le "P" et le "V" étaient les symboles les plus célèbres
de la ville de La Plata.
Il n'y avait pas un mur ou un bâtiment...
Même les rebords des trottoirs,
portaient les lettres "P" et "V",
qui ont eu plusieurs sens.
Pour certains militants, c'était : "Perón vuelve" ("Le Pérou revient").
Car le général était en exil, à ce moment-là.
Pour d'autres, c'était simplement : "Viva Peron" (" Vive Péron ").
Moi, j'ai choisi : "Perón Vence" (" Perón vaincra ") parce que...
c'était évident...
qu'il allait gagner,
qu'il allait en avoir le courage, comme on le disait à ce moment-là.
Transformaciones de masas en vivo
est un ensemble de 8 photos
dont fait partie Perón vence.
Le projet a été conçu,
au départ, comme une œuvre esthétique.
Je ne l'ai jamais considérée comme politique.
L'objectif était purement esthétique : utiliser le corps comme matière de l'art
et reproduire différentes formes.
L'histoire de Transformaciones de masas en vivo,
de cette série de photos,
est très particulière.
Quand je la regarde aujourd'hui,
je ne peux m'empêcher de sentir de la tristesse,
voire de la culpabilité.
Mais...
À l'origine, c'était un projet collectif.
Quand on a commencé, c'était un jeu.
Les jeunes s'amusaient en permanence, ils rigolaient, se divertissaient.
Puis c'est devenu une œuvre d'art, sous forme de photos.
Elles ont été exposées au CAyC.
Puis, elles ont fait le tour du monde.
Dans le même temps, la réalité
des jeunes qui avaient participé,
qui étudiaient l'histoire de l'art au Collège National,
et qui avaient 18 ans,
a pris un autre tournant.
Moi, j'ai eu mon œuvre d'art,
qui a fait le tour du monde.
Eux, ou du moins, la plupart d'entre eux,
ont commencé à militer.
Ils ont rejoint la jeunesse péroniste.
Ainsi, pendant que moi,
je profitais de mon œuvre d'art, eux, ils militaient.
À la fin du cycle, l'œuvre était tombée dans l'oubli.
Et eux, ont disparu.
Une grande partie d'entre eux, d'après le directeur du Collège National,
ont été assassinés. Ils ont disparu.
Selon moi, le cycle s'est déroulé ainsi :
tout a commencé comme une œuvre d'art, puis c'est devenu un jeu.
Ensuite, le projet s'est réellement transformé en œuvre d'art.
Les protagonistes... La matière de cet art
a été exterminée, en partie.
Et l'œuvre a finalement intégré le marché.
Des gens
achètent à présent ce qui a coûté la vie à tant de personnes.
Je crois que décrire la scène artistique de Rosario
sans penser à Buenos Aires est impossible.
Tout ce qui est créé ici se légitime à Buenos Aires.
"Bocanada" est une expression difficile à traduire.
C'est quand on n'a rien dans la bouche
mais c'est aussi un souffle.
C'est un geste
qui fait qu'ensuite, il se passe quelque chose.
On ressent quelque chose. Ou alors on crie,
ou on mange. Mais on fait quelque chose.
Cette bouche ouverte est un appel, c'est une demande,
qui ne laisse pas indifférent.
Bocanada a commencé comme ça, par un geste quotidien.
J'avais une cuillère et j'ai vu le reflet de ma bouche dedans.
Et je me suis dit : "Qui mange qui ?"
Est-ce la bouche qui me mange ?
Ou l'inverse ?
Qui est le pire ?
Qui est le plus fort ?
Ce rapport de force permanent qui existe au quotidien.
La première version de Bocanada
consistait en une série de photos,
des photos de gens avec la bouche ouverte.
Ensuite, je les imprimais. À l'époque, j'utilisais la technique
de l'héliographie.
En héliographie,
l'image se révèle
au contact de la vapeur d'ammoniaque.
J'avais bricolé un truc...
Un objet qui envoyait
des "bouffées" d'ammoniaque.
Et faisait apparaître l'image, telle de la fumée.
Et on avait vraiment l'impression qu'on faisait apparaître...
que je faisais apparaître l'image de l'objet.
Et ça me plaît. J'aime fabriquer l'œuvre comme ça.
Parler de Tucumán arde, pour moi,
c'est parler d'un groupe et d'un processus.
On ne peut pas prendre Tucumán arde
tout seul, comme une action
sortie de nulle part. C'est un projet indissociable
d'un groupe, d'un contexte
et d'un moment historique particulier,
que constitue la fin des années 1960, en particulier l'année 1968.
Ça concerne surtout
l'Argentine, ce qui se passait
face à un gouvernement militaire
qui a donné lieu
à des mobilisations permanentes
de toute la population
contre un système
de censure et de répression.
Tucumán arde a été conçu
comme une action en 4 étapes.
Une première étape de recherche
pour nous renseigner
sur la situation à Tucumán,
et notamment sur celle des usines sucrières
et sur la culture du sucre,
qui était une monoculture dans la province de Tucumán.
La région était devenue l'un des pôles industriels
les plus importants du pays
et elle employait beaucoup de main-d'œuvre.
Par conséquent, l'impact sur le plan social a été important,
lorsque le gouvernement a décidé de fermer ces usines.
Depuis le début,
nous voulions créer une œuvre ou une action afin de dénoncer,
dans les médias, ce qui se passait à Tucumán.
Les médias relataient la fermeture des usines sucrières
mais n'évoquaient pas les conséquences sociales
de ces fermetures.
Donc, l'idée a été de dénoncer.
Mais dénoncer sur notre territoire,
non pas à Tucumán, mais là où nous habitions
pour que ça se sache.
Cela nous a amenés à proposer
une production qui traiterait de la situation de ces gens.
S'en est suivi l'étape publicitaire.
Puis, l'exposition.
Et enfin, le voyage à Tucumán
pour documenter la situation.
Mon expérience collective avec Tucumán arde
a été l'un des moments les plus importants
pour moi, en ce qui concerne ma formation.
Je dirais que c'était...
Ma formation artistique et politique
vient de ce groupe.
Il y avait aussi mes meilleurs amis.
J'y ai rencontré mon mari.
Je ne pouvais pas me défaire de ces documents
et de ce matériel
qui, à l'époque, n'avaient aucune valeur
à part une valeur affective.
Je crois que l'intérêt est né
quand des historiens ou des chercheurs
comme Ana Longoni ou Guillermo Fantoni,
Ana, qui est de Buenos Aires et Guillermo de Rosario,
ont commencé à enquêter sur ces évènements.
Les autres membres du groupe
ont détruit leur matériel :
des photos, des documents, des manifestes, etc.
Apparemment,
c'est la seule archive qui reste
de toutes ces actions ou de ces productions.
Je crois que c'est pour cela qu'elle est aussi importante.
Ce sont les seuls documents qui témoignent
de toutes ces actions.
Quand je...
j'ai quitté, ou nous avons quitté, l'Allemagne,
j'avais un an.
C'est une expérience que je n'ai pas vécue.
On me l'a racontée mais je ne m'en souviens pas.
J'ai ouvert les yeux, le nez et les oreilles
en Uruguay.
Je n'ai aucune relation avec l'Allemagne.
C'est en Uruguay que j'ai appris à penser.
Mes souvenirs d'enfance, les odeurs,
le nom des rues,
tout ce qui définit une personnalité,
vient d'Uruguay.
J'avais une vingtaine d'années quand je suis parti.
J'ai obtenu une bourse Guggenheim
et je suis allé étudier aux États-Unis.
Je n'avais pas l'intention de m'en aller.
Je voulais simplement étudier et apprendre.
En Uruguay, j'étais un étudiant militant à l'école d'art.
La plupart des étudiants étaient anti-impérialistes
et anti-américains.
Ce qui était intéressant,
c'était d'observer la situation depuis l'intérieur de la botte
plutôt que depuis en dessous. C'est la métaphore
que j'avais en tête.
"Il s'entraînait tous les jours."
Dans ce contexte de crise, d'oppression et de répression,
la photographie, avant l'apparition de Photoshop...
La crédibilité de la photographie avait beaucoup de poids.
C'était le pont de la crédibilité
où on tentait des choses ou on créait une situation
dans laquelle on révélait une vérité
mais déformée, afin de réveiller les consciences.
Ce procédé mêlant
réalité, crédibilité et documents,
même s'il s'agissait de documents hypothétiques,
a été primordial dans le processus de conscientisation.
Et a été très particulier en Amérique latine
où l'on transformait ce processus
de la photo et notamment de la photo engagée socialement
dans les centres hégémoniques.
Car la photographie engagée dans les centres hégémoniques
vise à documenter.
Voici de la pauvreté, voici de la misère,
voici de la faim. Et voici le document.
Avec les stratégies conceptualistes,
ce n'est parfois que la superposition d'un avis
et d'une réalité.
Aucune des deux n'est vraie mais lorsqu'elles se confondent,
une évocation documentaire
qui n'existait pas auparavant se crée.
Et ça...
C'est bien plus caractéristique
de la culture de cette décennie
qu'un tableau montrant un paysan qui tire de l'eau,
qui était une autre option d'identité
très mal comprise
de la même époque.
La création de Christmas Series
a coïncidé avec la publication de la photo
du cadavre du Che,
avec la mort de Marighella et celle de Camilo Torres
et avec le mythe que Nixon tentait de promouvoir.
Ce qui m'intéressait,
c'était de voir ce que ça donnerait si je faisais du "contenuisme".
C'est-à-dire, présenter une information
en tant que contenu
et faire en sorte
que cela suffise à l'ensemble, sans mon intervention.
La référence à Noël, dans le titre,
est ironique. Je voulais montrer
une sorte de martyre terrifiant
et d'oppression
dans un contexte de fête,
mais une fête qui est aussi un symbole de la colonisation.
C'était comme un choc culturel
entre un élément extérieur
et la demande de respect envers cet élément.
Noël est le symbole de tout ça.
En plus, en tant que juif, je ne recevais pas de cadeaux.
Alors, c'est encore pire.
Tout ce poids culturel
se trouve dans le titre de cette série.
C'est quelque chose d'intime. Ça n'engage que moi.
Mais ça n'a pas d'importance.
Régulièrement, je...
Je n'ai plus rien à dire.
Ça ne m'a jamais intéressé d'être un artiste professionnel,
d'être obligé de faire de l'art tous les jours.
Je n'en fais que si j'en ai envie.
Et ça me convient.
En plus... Comment dire ?
Je n'aime pas faire de l'art.
Ce n'est pas un plaisir, pour moi.
C'est une nécessité. Je n'ai pas d'autre choix.
Mais si je ne ressens pas ce besoin,
cette nécessité impérieuse de créer,
je ne le fais pas.
Je n'aime pas le système artistique.
J'ai beaucoup de mal avec l'art en tant que...
industrie culturelle.
C'est un vaste débat.
Mais cette industrie culturelle,
je n'ai pas envie d'en faire partie.
Alors...
Je fais de l'art quand...
Je suis comme un drogué qui décroche
et qui rechute.
Voilà comment je travaille.
Régulièrement, je décroche.
Et je me détache de l'art.
La Escena de Avanzada était déjà morte.
C'est un titre
qu'affectionnait Nelly Richard pour décrire ce qui s'était passé
des années auparavant.
Je me suis associé à Carlos Leppe et à Nelly Richard
pendant 4 ou 5 ans.
On est devenus amis. On travaillait et on vivait ensemble.
Vers 1975 ou 1976,
l'ambiance changeait. On voyait les choses
d'une nouvelle façon.
Une sorte d'avant-garde est apparue.
C'était nous.
Nous voulions nous attaquer à la dictature
en exploitant sa propre façon d'agir et de s'exprimer.
Entre 1976 et 1980,
quand j'ai réalisé ces paysages,
c'était une période très intense.
Je n'ai pas vu le temps passer.
Je dirais qu'une grande partie de l'artiste que je suis
que j'étais,
ou que j'ai été, s'est défini pendant ces 3 années.
Le titre n'a pas toujours été
Ocho paisajes. Je ne me souviens pas du titre original.
J'ai appris beaucoup de choses
au cours de ces discussions sur l'art, sur le langage.
Ça m'a permis d'affiner...
mon bagage, mes outils, disons.
Mes outils de langage.
J'ai commencé à intégrer d'autres choses : la photo avec la peinture,
et même d'autres matériaux,
comme le goudron.
J'en mettais sur les clichés.
Je superposais les photos.
Puis, il y a eu le texte, que je n'avais jamais utilisé.
Mon idée avec le texte était
de l'utiliser comme une image.
Quand je parle de "nature morte",
c'est du concept de nature morte
par rapport à la photo.
C'est la tension qui en résulte qui m'intéresse.
Travailler avec cette tension entre des éléments
qui ne sont pas seulement liés, mais qui s'opposent.
Si l'on souhaite la définir, c'est la tension ambiante.
On vivait comme ça, au Chili : tendus.
L'origine de ces peintures est accidentelle.
Je faisais des essais avec du papier.
Je mettais de la peinture d'un côté et je pliais la feuille,
de sorte que la peinture se retrouve de l'autre côté.
Mais je les avais jetés.
Ça ne m'intéressait pas.
Jusqu'à ce que je reçoive
les deux directrices du musée d'Art moderne de Cali
qui voulaient organiser une expo.
Elles ont posé des questions sur mes travaux.
Et tout à coup, j'ai eu une illumination.
Je pouvais plier ces feuilles
et les envoyer par la poste.
J'avais déjà fait de l'art postal.
Elles ont trouvé l'idée géniale.
Elles m'ont demandé de leur en envoyer 17.
Alors, j'ai fini les peintures, je suis allé à la poste, en 1983,
ou 1984, je ne sais plus.
Les enveloppes étaient très simples. J'ai écrit quelques trucs dessus
et je les ai envoyées.
Quand je suis allé les installer,
en descendant de l'avion, j'ai filé au musée.
J'ai demandé à voir les 17 peintures.
J'avais peur qu'elles soient abîmées.
Mais les 17 peintures aéropostales étaient intactes,
étalées sur une table.
Et à ce moment très précis,
ce qui s'est passé, c'est que...
J'ai compris que je pouvais être exposé n'importe où
pour rien.
Que mon travail... Ça a été un véritable point de rupture
avec ce que j'avais fait avant.
Et c'était un accident.
Je n'avais pas étudié la question.
Ça s'est passé comme ça.
C'était comme une révélation.
Je n'avais jamais envisagé de faire une chose pareille.
Et si je ne l'avais pas faite, je serais peut-être à l'hôpital.
Le projet de l'exposition
précisait que...
les œuvres devaient être "historiques".
Alors, je me suis demandé
si ça me concernait.
Quel était le rapport entre moi,
mes peintures aéropostales,
et le fait qu'on me demande
des œuvres que j'avais réalisées en 1979,
autres que celles-ci,
mais qui se composaient de textes et d'images
et qui étaient historiques ?
Alors...
Je reviens à ce que je disais tout à l'heure.
Qu'est-ce qu'une œuvre historique ?
Une œuvre historique
est une œuvre datée lors de sa production.
Alors, elle devient historique.
À l'inverse, une œuvre sans date fixe
n'est pas historique.
Elle erre comme une âme en peine.
Et que font les âmes en peine ?
Où commencent-elles ? Où finissent-elles ?
Elles vont d'un endroit à un autre. Vous savez pourquoi ?
Pour une raison qui est essentielle aux peintures aéropostales :
ces peintures n'ont pas de maison.
Métaphoriquement, elles errent
à la recherche d'une maison.
Quand elles en trouvent une,
c'est une maison transitoire.
Elles devront la quitter pour en trouver une autre.
Ce mouvement,
c'est le temps, ou le chemin, des peintures aéropostales.
Que l'on pourrait appeler
"la quête infructueuse
d'une maison".
C'est-à-dire, le caractère...
La meilleure comparaison
est celle des âmes en peine.
Les journaux sont des travaux
conçus comme une recherche,
à partir de 1966, sauf erreur.
D'abord, ce furent des travaux exécutés
avec une certaine liberté d'expression,
une liberté de geste.
Exécutés au crayon
directement sur la feuille de journal.
L'idée était de transformer
cette réalité imprimée
en quelque chose de plus créatif,
de plus poétique,
et qui permette aussi une communication immédiate
comparable à celle du journal.
J'ai eu certaines...
J'ai eu plusieurs influences.
La situation politique dans laquelle nous vivions
à cette époque au Brésil et dans le monde.
Ces journaux étaient alors imprimés
dans l'atelier même du journal,
sur du papier Fabriano,
sur lequel on appliquait ensuite de l'encre de Chine
ou de l'acrylique.
Or, en poursuivant cette recherche,
nous avons découvert ce matériau que l'on appelle "flan".
"Flan" est le mot français
qui sert à désigner ce matériau.
Il fallait recourir à ce dernier, le flan,
pour que le journal puisse être imprimé.
C'est un procédé presque artisanal.
Pour que le journal puisse être vendu dans les rues et dans les kiosques,
il devait passer par cette étape du flan.
J'allais à l'imprimerie à l'aube,
pour récupérer ces flans,
et les rapporter à mon atelier où je travaillais aussi
en appliquant de l'encre dessus.
Cette découverte a été déterminante pour toute une série de travaux,
qui sont aujourd'hui considérés comme historiques,
mais qui avaient pour moi, à l'époque,
l'importance d'un acte
purement politique,
et surtout, d'un acte existentiel :
la réalisation d'une œuvre
que je pensais capable
de contribuer...
... à la tribu.
C'était une époque, disons, très...
Ce n'était pas seulement la politique, en vérité,
mais toute une poésie, des avancées, une avant-garde,
qui se réalisaient pour tout le monde.
Les festivals de rock,
Jimi Hendrix, Janis Joplin,
enfin... Bob Dylan ! Et tous les autres.
Cette chose qui avait lieu, ce fluide, toute cette énergie débordante et positive,
les jeunes aux cheveux longs,
enfin tout ça nous attirait beaucoup,
ça nous animait,
c'était toute une passion.
Et alors, l'avant-garde et tous ces travaux
avançaient eux aussi sur ces mêmes chemins.
Une guitare de Hendrix pouvait avoir une influence extraordinaire.
Tout cela a participé à ce que l'on reste ici,
au Brésil, pour lutter,
contre cet état d'exception,
cet état de violence, qui s'est imposé pendant quarante ans,
et qui a été la dictature militaire.
Comme vous l'imaginez bien,
j'ai eu un long parcours,
au bout duquel, dans mon travail, je commence à...
probablement à cause de l'influence de mon mari géographe,
mais pas d'une géographie...
géologique, ni régionale.
Je commence ainsi à comprendre
que pour que mes messages
se transforment en art,
ils ont besoin...
non de la forme comme forme abstraite,
mais que je retombe dans une situation différente,
qui est la géographie. Je vais prendre un système
que je n'ai pas inventé moi-même.
O pão nosso de cada dia
je sais que c'est une expression du Nouveau Testament.
Si je fais référence à elle,
c'est comme pour célébrer le fait d'avoir du pain,
mais ce n'est pas seulement de pain
que l'homme peut vivre.
Nos idées, à l'époque
du régime militaire d'exception,
étaient réellement censurées,
dans tous les domaines culturels.
Dans ce titre, il y a donc vraiment...
Il y a une ironie, mais c'est une ironie critique.
Le pain, qui est évidé,
représente notre monde,
le monde, évidé, où nous vivons.
Quand j'ai commencé à réaliser ces travaux,
je me suis demandée comment évoquer
avec une image,
ce qui est le centre et ce qui est la périphérie ?
Ces travaux faisaient référence de manière plus évidente alors,
au fait d'être nous considérés à la périphérie
par rapport au centre, dans un sens hégémonique,
dans le monde de l'Art.
J'ai fait en sorte que l'image aille
du plus sombre vers le plus clair.
Et j'ai placé le mot "périphérie" dans la partie la plus claire,
et le mot "centre", de l'autre côté,
dans la partie sombre.
Car je me disais :
"Si je mets, sur une surface,
l'image de la Lune,
je formule une certaine vision critique de la situation politique.
Je fais comme celui qui, sur le sol lunaire,
pourrait dire tout ce qu'il voudrait".
Quand on n'est plus sur la Terre...
Un peu comme celui qui monte sur une caisse à Hyde Park
et qui exprime toutes ses opinions.
Il ne se fera jamais arrêter.
Je crois que ce qui m'a toujours attirée, dans la photographie,
c'est justement cette capacité à pointer le viseur
sur quelque chose qui a existé,
physiquement, dans le monde.
Un évènement, un instant,
que l'on a capturé et pétrifié.
Cette image-là contient une part de vérité,
ce que Barthes désignait comme :
"Ça a été".
On ne peut pas remettre en question le fait que ça ait eu lieu,
car il existe une relation initiale
entre l'image et ce qui a été capturé,
visuellement, grâce à la photographie.
Je parle de la photographie analogique.
Et pourtant, ce qui m'attire dans les photos,
c'est tout ce qu'on ne peut pas dire sur elles.
Tout ce que les photos ne disent pas.
Elles sont si magiques qu'elles parlent d'un instant,
mais elles en disent bien plus sur tout le reste,
sur tout ce qui n'y participe pas.
La photographie
est incomplète par nature
car elle fait partie d'un récit, ou en tout cas,
pourrait en faire partie.
Elle demande à ce qu'on complète un récit
qu'elle ne nous fournit pas.
Cette pétrification, c'est presque...
Une photo, c'est tout sauf ce qu'on voit sur l'image.
Je crois que c'est là que résident
ma fascination,
et mon intérêt pour les images.
Parler de tout ce qui ne se trouve pas dans cet instant.
Et tout ce qui ne se trouve pas dans cet instant
dépend de l'implication du spectateur face à mon image.
C'est ce que mon spectateur, la personne qui regarde cette image,
une image qui n'est pas de moi la plupart du temps,
c'est ce qu'il va faire de cette image, dans un travail semblable au mien :
il va se poser des questions sur tout ce qui n'est pas sur l'image
de la même façon que moi je m'interroge là-dessus
au moment où j'ai ce désir,
cette pulsion, de manipuler cette image,
et de l'utiliser.
Je compte effectivement sur un récit que le spectateur
peut projeter à l'intérieur de l'image que je propose.
Pour Cicatriz, tout a commencé en 1995.
J'ai entendu parler d'un prétendu musée pénitentiaire
à São Paulo,
dans l'ancienne prison de Carandiru.
J'ai obtenu une autorisation et je suis allée le visiter.
J'ai découvert que ce n'était pas du tout un musée,
mais un amoncellement de caisses, et de choses
abandonnées notamment
aux araignées et aux cafards,
remplies de négatifs datant des années 1910
jusqu'aux années 1950, vraisemblablement,
et qui étaient réservés à un usage
d'identification,
et peut-être même à un usage scientifique.
Je me suis donc proposée de classer ce matériel,
de l'archiver, et de créer l'idée d'un musée pénitentiaire,
en échange de quoi je pourrais utiliser ce matériel, ces photos,
principalement de tatouages,
dans mon propre travail, car c'était ce qui m'intéressait alors.
En 1969, le musée d'Art moderne de Rio de Janeiro
présente au "Salon de la Boussole",
les Trouxas ensangüentadas.
Ce travail a suscité, bien sûr, une certaine agitation.
Il a été accepté par la commission
et, pour ainsi dire, par le jury aussi.
L'exposition présentait des morceaux de viande emballés.
Plus ***, l'exposition finie,
j'ai disposé ce matériel, ces ballots de viande,
dans les jardins du musée d'Art moderne,
dans un cadre à la fois interne et externe au musée.
Belo Horizonte a accueilli ce travail en 1970,
qui fut inclus, avec Registro, dans l'exposition Information,
au MoMA de New York,
et ensuite à Paris, lorsque j'ai choisi
de m'auto-exiler
pour suivre quelqu'un dont j'étais amoureux. Enfin, la vie.
Là-dessus, en rentrant, j'ai rejoint le groupe Cairn,
un groupe d'artistes
qui travaillaient dans des ateliers,
et j'ai créé Livro de carne, en rapport avec ce travail,
basé sur ce travail initial,
les Trouxas ensangüentadas de 1969,
mais avec un passage qui figure dans le carnet-livre,
Rodapés de carne
que j'ai aussi réalisé à Paris, avant Livro de carne ,
mais, disons, de façon anonyme,
car je ne l'ai jamais exposé.
Et ceci, bien que j'aie créé Registro.
À l'époque, et encore aujourd'hui, malgré mes nombreuses expositions,
il est rare qu'on accepte d'exposer un travail comme celui-ci.
Je suis fils de diplomate.
Alors, j'ai toujours été,
d'une certaine façon, un marginal.
Pas un marginal sans racines,
mais les pays dans lesquels j'ai vécu,
l'Argentine, le Portugal,
la Suisse, New York...
J'y ai vécu avec mes parents.
Et cela m'a appris que,
premièrement,
le concept de nationalité
et ce chauvinisme qui pousse à se battre pour son pays,
c'est des conneries. C'est n'importe quoi.
Ce qui m'a fait changer...
J'ai l'impression de faire partie de quelque chose
de plus grand.
Il n'y a pas de nationalités.
Il n'y a que des personnalités.
Chacun a une personnalité
déterminée par sa naissance, par ses parents,
ses grands-parents.
Ça, c'est important.
Il faut que ça le soit.
Mais il ne faut pas que ça devienne
un prétexte pour défier les autres.
Parce que nous, on est meilleurs qu'eux.
Comme dans un match de foot Brésil - Argentine.
On est meilleurs qu'eux.
C'est ridicule.
La question de la violence au Brésil
est comparable aux westerns américains.
À une époque, j'ai réalisé un travail...
C'était un travail à la John Ford.
C'était dur. Et immédiat.
Encore aujourd'hui, c'est un travail exceptionnel.
Ce travail, réalisé à Bahia,
portait sur des gens qui cherchaient des émeraudes.
Visuellement, c'était comme un western,
avec les chapeaux, etc.
La question de la sexualité
dans les zones de prostitution au Brésil
s'était déjà posée en 1972.
Il s'agissait d'une prostitution
qui n'était pas perverse.
C'était une prostitution
qui avait un côté presque familial.
Vous voyez ?
Quand j'ai fait Pelourinho en 1979,
je venais de faire un travail pour le magazine Géo,
sur les enfants de la rue
et j'ai constaté
qu'à Recife, c'était très dur, à São Paulo aussi
tout comme à Rio
alors qu'à Bahia, c'était différent.
La question de la prostitution se posait différemment.
C'était presque familial.
C'était quelque chose...
La sexualité, à Bahia,
est si importante que
ce n'est presque pas de la prostitution.
Même si c'est de la prostitution
et que cela implique de graves problèmes
de santé pour les femmes.
Je prenais mes photos en journée,
au moment où c'était calme.
Cette série comporte plusieurs travaux :
il y a le nu féminin,
l'histoire de l'art,
la femme représentant
la force suprême
et positive dans l'histoire de l'humanité.
Je suis quelqu'un
qui croit que la femme
est la terre,
la base de la survie
du monde
et que l'homme est la destruction.
Je ne sais pas qui est le public.
Qui est-ce ? Je ne sais pas.
Ce sont des gens qui viennent de différents endroits,
qui ouvrent leur esprit. Certains s'identifient.
D'autres te détestent. Alors que d'autres encore
sont de nouvelles amies
ou de nouveaux amis.
Le public n'existe pas.
Le public ne doit pas exister.
Il faut réaliser une œuvre comme si
c'était des fusées destinées à la Lune.
Et les gens
vont s'ouvrir.
Je ne me confronte pas au public.
Je n'en tiens pas compte.
Je fais ce que j'ai à faire.
Après, les gens font ce qu'ils veulent.
Personne ne se confronte à son public.
À part peut-être...
les cinéastes américains.
Je vais être très sincère.
Quand j'ai réalisé ce travail,
jamais je n'aurais pensé à l'exposer comme une œuvre d'art.
Ça ne m'est jamais venu à l'esprit.
Comme je l'ai déjà dit,
tout cela remonte à mon enfance.
En Hongrie, en 1944,
les Allemands, les nazis,
ont créé les ghettos.
Mon père était juif.
Plus ***, il a été déporté,
et, comme toute ma famille, il est mort
dans les camps de concentration.
Et tous,
on été tatoués, avec des numéros.
Sur la poitrine,
et sur le bras.
Ainsi,
conceptuellement, ce travail
montre des gens
qui sont aussi marqués avec des numéros.
Sauf que...
La famille de mon père
est morte marquée,
assassinée par les Allemands.
Alors que ce travail,
marquer les Yanomami,
c'était pour les sauver.
C'était pour qu'ils puissent vivre.
Ceci est donc fondamental
pour moi.
Je suis arrivée au Brésil en 1955,
après avoir grandi en Transylvanie, en Hongrie.
Et quand je suis arrivée au Brésil,
je suis tombée amoureuse de ce pays.
J'ai commencé à voyager
à travers le Brésil, un peu partout.
Mon premier voyage dans un groupe indigène
a été chez les Indiens Caraja du centre du Brésil.
Après diverses expériences chez les peuples indigènes,
j'ai commencé à prendre des photos, à cette période-là.
Auparavant, je ne prenais pas de photos.
J'ai utilisé le langage photographique
comme moyen de communication
car je ne pouvais pas parler :
je ne connaissais pas le portugais
et encore moins les langues indigènes.
Après être restée plus d'un mois
en Amazonie et à divers endroits,
je suis arrivée à Manaus,
où j'ai entendu parler
du décès mystérieux d'un prêtre
qui travaillait parmi les Indiens Yanomami.
À dire vrai, je n'y suis restée qu'une semaine.
Je n'ai pas réussi à savoir comment cet homme était mort.
Je suis partie en faisant un peu la connaissance des Yanomami.
C'est cela qui a vraiment été le plus important.
Car à partir de là, j'ai décidé que je reviendrais
pour séjourner parmi les Yanomami,
pendant le temps nécessaire
pour comprendre et connaître cette population.
À ce moment-là, en 1974,
a démarré la construction d'une route,
qui passait sur le territoire des Yanomami.
Ceci s'est avéré une tragédie pour eux,
parce qu'ils sont alors entrés en contact avec des choses totalement inconnues,
mais surtout à cause des maladies.
Plusieurs centaines d'Indiens sont morts à l'époque.
J'y étais à ce moment-là.
Alors, réunis en un petit groupe de trois personnes, nous avons organisé
un voyage en terres Yanomami
pour initier un projet de santé publique.
C'est à ce moment-là que,
pour effectuer un travail organisé,
il a fallu identifier les Indiens.
Ainsi, nous sommes parvenus à photographier
et à établir une fiche de santé pour chaque personne.
L'un des avantages, pour un artiste, de ne pas suivre une formation
académique, avec ses dogmes,
ses écrits, etc,
c'est que, dans mon cas,
je peux exploiter tous les langages qui me plaisent :
la scène, la musique, la littérature.
Ce qui m'intéresse le plus, c'est l'image et ensuite,
le langage.
Je suis un passionné de philologie.
Je parle 6 langues et je lis énormément.
Il y a plus de 25 ans, j'ai eu la chance d'épouser
une grande cuisinière qui est aussi diplômée de lettres.
Nous avons publié une revue
qui, pendant plusieurs années, a été unique en son genre.
Lourdes, la dictatrice parfaite et la cuisinière intrépide,
a remarqué qu'il devait y avoir dans ses pages centrales
une bande-dessinée que j'ai mis un an à dessiner.
C'était une sorte de roman-photo. Ils n'étaient plus à la mode à l'époque.
C'était idéal pour créer El Hospital del horror.
Le scénario est d'Armando Vega-Gil,
l'un des fondateurs du groupe de rock mexicain
Botellita de Jerez qui s'est séparé récemment. La réalisation
est de Lourdes Hernández Fuentes.
Et la photographie, du grand cadreur Tim Ross.
Et les comédiens, la troupe, c'était nous, les membres de la revue.
Tous les "Comensales del crimen" ("les compagnons du crime"), comme on nous surnommait à l'époque.
L'humour ne manque pas. C'est un roman de 2 pages,
les 2 pages centrales.
Depuis que je suis petit,
je suis confronté
au côté latin de l'Amérique.
Et j'ai pu développer avec plaisir et passion, et je continue de le faire,
une forte tendance latino américaniste.
Mais je suis contre le fait de mettre une majuscule
à Amérique Latine.
Le mot "latine" ne prend pas de majuscule
car c'est un adjectif. C'est comme
l'Amérique belle, l'Amérique verte,
l'Amérique prospère, l'Amérique triste,
l'Amérique pauvre, l'Amérique riche,
l'Amérique latine, l'Amérique anglo-saxonne.
Si on parle d'Amérique latine, on devrait aussi parler
d'Amérique anglo-saxonne,
d'Amérique française, d'Amérique africaine.
Et de toutes les Amériques.
On ne peut pas parler d'Amérique indienne.
Ce serait pratiquement un pléonasme. Nous n'avons aucun rapport avec l'Inde,
ici, sur ce continent.
C'est aussi une erreur linguistique énorme.
Au Mexique, c'est politiquement incorrect
d'utiliser le mot "indiens" pour parler des premières nations, comme le disent les Canadiens,
ou des peuples originaux qui sont bel et bien
aussi originaux que les Écossais en Europe, les Basques,
les Irlandais, les Siciliens.
Ce sont des peuples originaux du continent.
Je pourrais ajouter quelque chose.
Le terme "Amérique latine",
ne l'oublions pas, a été donné par la France,
la France bonapartiste. Les Français voulaient
attirer dans leur cercle politique et économique
ce continent et ils lui ont affublé ce nom.
Les Nord-Américains n'ont eu aucun mal à l'adopter.
C'est le seul continent pluralisé.
On ne parle pas des Asies, des Europes ou des Afriques.
Alors, pourquoi parler des Amériques ?
Mystère.
J'ai reçu ma formation artistique à l'École nationale des beaux-arts
dans les années 1990.
C'était une période particulière.
C'était pendant la période la plus sanglante de la dictature d'Alberto Fujimori,
dans la deuxième moitié des années 1990.
Le lieu aussi...
car l'école est située dans le centre historique de Lima,
à deux rues du Palais du gouvernement et à une rue du Congrès.
C'est grâce à cette école que j'ai été confronté
à la réalité de mon pays. Il y avait souvent
des gens, des mineurs, des paysans,
qui venaient camper plusieurs jours à Lima.
C'est à cette époque qu'a eu lieu le massacre de La Cantuta,
une histoire qui a fait beaucoup de bruit,
car cette affaire a réussi à dépasser...
L'information a filtré au sein de l'armée
jusqu'aux médias. Et cela a permis
d'identifier les responsables.
Les choses sont allées beaucoup plus loin que jamais auparavant.
Et cette affaire
a beaucoup mobilisé les médias.
Tous les jours, dans les journaux du matin,
on découvrait de nouveaux éléments visuels : une clé
ou un morceau de carnet calciné.
Dans cette affaire, 10 personnes avaient été séquestrées
puis exécutées de façon clandestine par un groupe paramilitaire.
L'implication de l'armée n'a été dévoilée que plus ***.
Et suite à une enquête du gouvernement,
les effets personnels des victimes ont été rendus à leur famille
mais avec beaucoup de négligence.
C'était presque de la provocation, même.
Ils avaient mis les objets dans des cartons de lait en poudre, ou "évaporé".
À cette époque, on utilisait beaucoup ces cartons
pour stocker des affaires,
pour transporter des choses,
comme landau ou en tant que poubelle.
Quand j'ai remarqué ce détail,
et bien d'autres,
j'ai trouvé ça parfait comme matière première pour une série d'œuvres.
L'évaporation évoque la disparition.
Il y avait aussi le nom de la marque,
qui rappelle la religion.
Et j'ai transformé le "lait" en "gens".
Une légère modification lourde de sens.
J'ai utilisé ces boîtes comme matière première de mes travaux pendant 2 ans.
Ce sont ceux qui sont exposés ici.
L'un d'entre eux consistait à...
en récupérer plusieurs
pour les perforer.
L'exposition originale intitulée Historia
comportait 5 parties, si je me souviens bien.
L'une d'entre elles était une série de photographies
réalisées dans des salles de classe
du Pérou, à Lima ou à Cuzco,
parfois dans de vieilles écoles,
pendant des cours sur l'histoire du Pérou.
Je m'immisçais dans la classe
et, depuis le fond, j'essayais de photographier
et de capturer des moments où le professeur,
qui dictait le cours
écrivait un texte, puis l'effaçait,
pendant qu'il parlait d'un chapitre d'histoire.
Je voulais capturer ces moments que je trouve essentiels.
Il faut savoir que le Pérou a été la vice-royauté
la plus importante d'Amérique du Sud.
Il y existait une répression très forte, avec un gouvernement puissant.
C'est là
que se façonnait toute la structure de la région.
C'est cette structure sociale qui...
Je pense que c'est un thème
fondamental encore aujourd'hui
et qu'il est lié à l'héritage colonial
et à l'expérience postcoloniale que nous vivons aujourd'hui.
Les photographies de l'exposition Historia
sont des photos qui, à l'origine,
ont été développées selon un procédé classique.
Elles ont été développées en laboratoire,
avec des négatifs noirs et blancs en tirages argentiques.
Dans la série Historia del Perú, les images
ont subi un long traitement.
Il fallait que je décide
comment je voulais que ces images soient présentées.
Cela tient à ma propre expérience de photographe.
J'ai fait une maîtrise de photographie aux États-Unis.
Pour moi, c'était le paradis : j'avais accès à un labo photo,
ce qui était plutôt rare à l'époque.
Et ça transparaît dans Historia
car je suis passée au laboratoire
et j'ai décidé que ces images
comporteraient une sorte de simulation
et de séduction, comme si c'était un tableau noir.
Les vieux tableaux ont cette texture, semblable à du velours,
une texture qui invite à toucher. C'est ce que je cherchais.
Je les ai développées sur un papier mat pour rappeler le tableau.
Je les ai obscurcies grâce à un procédé très compliqué.
J'ai couvert, j'ai assombri, j'ai brûlé,
j'ai augmenté le contraste.
Et j'ai fini par simuler la craie blanche
qui apparaît, ressort même,
de ce tableau noir.
Et les personnes que l'on voit
sont les professeurs et les élèves qui sont victimes de cette obscurité.
On ignore s'ils entrent ou s'ils sortent de l'image.
J'aime le fait que de loin, cela ressemble à des cadres noirs
semblables à des ardoises. Et quand on s'approche,
l'image révèle l'information.
Je suis née dans une petite ville
qui s'appelle Talara, dans le département de Piura,
qui se trouve sur la côte nord du Pérou.
Je suis née là-bas par hasard,
car mes parents y étaient pour le travail.
J'y ai vécu seulement
pendant les 10 premiers mois de ma vie.
Mais je sais que nous avons beaucoup voyagé
sur la route Panaméricaine pour rendre visite à la famille qui vivait à Lima.
Je ne me souviens pas de ces voyages
mais j'imagine que ça peut expliquer ma fascination
pour les déplacements,
les déplacements rapides sur la route
mais aussi pour les grandes étendues
plates et arides, caractéristiques de ces voyages.
Pour mes travaux,
en 1996,
j'ai conduit jusqu'à Tumbes,
la dernière ville avant l'Équateur.
Quand je suis arrivée à Lima, après ce voyage,
j'ai constaté que j'avais des images
auxquelles je n'avais jamais pensé avant,
des photos qui s'affirmaient de plus en plus.
Ces travaux se sont finalement appelés Punto ciego.
Quelques mois après la fin
du projet Punto ciego,
j'ai repris la Panaméricaine en direction du sud.
Au cours de ce voyage, en 1998,
j'ai remarqué des petits tas
de pierres sur quelques kilomètres.
Ils étaient espacés de 200 ou 300 mètres.
C'était des pierres regroupées en des configurations étranges.
Parfois, il n'y avait qu'une pierre.
Et elles portaient toutes des inscriptions,
des chiffres et des lettres qui devaient indiquer,
j'imagine,
des données topographiques ou des délimitations de terrain.
La traduction littérale du mot quechua "pirca" est "mur".
Et je crois que cette idée que le mur, la "pirca",
définisse quelque chose
implique également que le mot d'origine quechua serve
à désigner un signe, dans un sens plus large.
Ce que j'ai trouvé au bord de la route, lors de ce voyage vers le sud
étaient des "pircas" avec des signes impossibles à traduire.
J'ai réalisé une série avec des cubes remplies d'eau
où flottaient des images faites avec de la poudre de carbone.
Ces images qui flottaient,
dessinées avec de la poudre de carbone, étaient,
ou plutôt sont, pendant les expositions...
Elles sont...
prédisposées, susceptibles,
de s'abîmer ou de s'altérer,
car elles ne sont pas sur un support fixe.
Les images sont instables.
Le concept des Lacrimarios,
c'est un cube rempli d'eau, complètement recouvert,
où se produit ce cycle éternel
d'évaporation, de condensation et de précipitation.
L'eau qui s'évapore à travers la poudre de carbone
n'altère pas l'image,
mais l'eau se condense en haut du récipient
et des gouttes tombent.
Alors, avec le temps, l'image s'abîme.
Elle se détériore jusqu'à devenir méconnaissable.
Ce qui a motivé mes travaux,
ce sont ces articles
qui paraissent dans les journaux,
qui sont généralement composés d'une petite photo et de quelques mots.
Ces articles relatent des drames terribles.
Ce sont des histoires extrêmement tristes, très fortes,
qui sont présentées de manière à être vues et, en même temps, cachées.
Ce qui m'intéressait, c'était l'idée de mémoire,
d'oubli et d'absence de mémoire.
J'ai essayé de traiter le sujet du point de vue de l'instant.
Walter Benjamin affirme qu'à l'instant
où l'on capture une image, elle devient historique.
C'est cet instant
qui peut se transformer en mémoire ou non,
qui peut faire partie de l'histoire ou non.
Ça résume bien mon idée
sur la question de la mémoire.
Dans ce travail,
la poudre de carbone, qui est la teinture,
le pigment qui produit l'image,
est sur un support instable, l'eau, qui est calme
mais qui est soumise
à un changement,
à un mouvement, à cause des gouttes,
des gouttes qui tombent.
J'ai réalisé une autre œuvre. Il s'agit d'une image
qui flotte. Et à mesure que l'eau s'évapore
et que le temps passe, le niveau baisse.
Et l'image, une fois que l'eau a entièrement disparu,
l'image apparaît au fond du récipient.
À ce moment-là,
quand l'image ne repose pas sur un support fixe,
ce n'est pas un document,
ce n'est pas de la mémoire. Elle est simplement là,
dans un état latent,
à un moment qui n'est pas défini.
Ce qui m'a interpelé, au départ, c'est le phénomène visuel de la rue.
Les murs recouverts de lettres et de textes,
parfois compréhensibles, parfois non.
J'avais l'impression...
que c'était quelque chose de passé, d'éphémère.
Bizarrement, que ce fût ici, dans une autre ville ou dans un autre pays,
c'était partout pareil.
Il y avait des schémas
préétablis.
J'ai réalisé Latin Fire à la fin des années 1970.
J'ai commencé cette série ici, à Cali,
et ensuite, ailleurs, à Mexico.
Mais cette série d'affiches sur papier bon marché
de type papier crépon, c'était ici.
Ce qui a éveillé mon intérêt
c'était ce désordre parmi les lettres
et la contribution apportée
par ceux qui collent les affiches, dans un ordre bien défini.
Et ensuite, le vent les emporte et les gens les arrachent.
On passe du collage au décollage.
Je trouvais cela extraordinaire,
cet enchevêtrement de formes étranges.
Et je ne comprenais pas en quoi
cela gênait l'ordre public.
"Défense d'afficher", "Affichage interdit".
Je trouve ça bien plus beau,
toutes ces lettres emmêlées,
ces phrases incompréhensibles, que des murs sales.
Je suis arrivé à Caracas en janvier 1955.
J'ai commencé à travailler comme photographe d'architecture
avec l'architecte Carlos Raul Villanueva.
Je voyageais aussi de mon côté à travers le Venezuela
et notamment dans le centre du pays.
On dit qu'aujourd'hui, il y a deux Venezuela.
C'est vrai, surtout d'un point de vue
politique et idéologique.
Mais ça a toujours été le cas. Je l'ai constaté le jour où je suis arrivé.
Je suis arrivé en bateau et la première chose qu'on voit,
c'est le port de La Guaira.
D'un côté, il y avait les grues, les transatlantiques
et les cargos remplis de marchandises.
Et en face, les maisons,
une série de bicoques qui ressemblaient à des crèches.
On aurait dit les maisons de ces petites crèches
de la Nativité, avec les moutons en contrebas et le petit palmier en haut.
Puis, il y a l'autoroute qui rejoint Caracas.
Pour l'époque, c'était une infrastructure impressionnante
de modernité.
Mais ensuite, à 3 km de là, à Baruta,
qui est maintenant un quartier de Caracas,
on se retrouvait face à une extrême pauvreté.
Ensuite à Cuba, j'ai délaissé la photographie d'architecture contemporaine
pour m'attaquer à un grand travail sur La Havane
et sur l'architecture populaire à Cuba.
Puis, je suis allé en Italie, avant de revenir au Venezuela.
Un des contacts que je m'étais faits à Cuba
m'a alors commandé une étude sur l'architecture en Amérique latine,
précolombienne, coloniale et contemporaine.
Alors, j'ai commencé à travailler
principalement sur les capitales.
Armé de mon appareil moyen format,
un 6x9 ou un 6x6,
j'essayais de prendre des photos des immeubles
avec l'idée de capturer
la belle moderne architecture en Amérique latine.
Mais la réalité qui m'entourait en permanence
n'avait rien de moderne.
Alors, en parallèle de ces photos d'architecture,
des bâtiments, etc,
j'ai entrepris de photographier ce qui se passait
autour de ces immeubles.
Ce qui a donné lieu à l'autre livre,
Para verte mejor, América latina.
À partir de là... Il paraît que c'est la première édition
qui présentait une vue d'ensemble du continent.
Ça m'a impressionné.
Et je crois que c'est dans ce livre que j'ai perçu la première fois
le monde culturel et social des métropoles
d'Amérique latine.
Au début des années 1970,
je maîtrisais un peu mieux
les appareils et le laboratoire.
Nous nous sommes réunis entre photographes
alors que nous commencions tous
à monter nos premiers projets.
Il y avait Ricardo Armas, Luis Brito, Jorge Vall,
Alexis Pérez-Luna et moi.
Nous avions un regard,
disons, commun. On s'intéressait aux mêmes sujets.
Et en 1976, nous avons monté
une exposition qui s'appelait A gozar la realidad.
Le titre était ironique.
"Jouir de la réalité", alors que la réalité
était celle des démunis, des gens de la rue,
des pauvres, etc.
Cette exposition,
nous l'avons emmenée aux quatre coins du pays. Elle a commencé à Barcelona,
puis, à Médira, etc.
Pendant 2 ans, elle est allée de ville en ville,
passant d'un lycée à un centre culturel,
à un musée...
Souvent,
quand nous avons commencé à travailler,
chacun d'entre nous voulait dénicher
les inscriptions les plus intéressantes..
Partout, nous étions toujours sur le qui-vive,
à l'affût de quelque chose.
À Mérida, par exemple, il y avait une campagne publicitaire
qui disait : "Mérida est à vous, venez la visiter."
Et des étudiants ont écrit : "Mérida, c'est chic. Tout le monde nique."
Comme un autre slogan pour attirer les touristes.
Celle-ci a été prise
dans une caserne militaire, à La Guaira.
Je ne sais pas qui est Rosita,
sûrement une femme sur laquelle tout le régiment est passé.
Nous nous sommes rendu compte que la plupart d'entre nous
ait des photos de panneaux
parmi les photos que nous avions prises.
Nous étions en 1977.
Ce qui nous avait frappés,
c'était l'inventivité et l'humour des Vénézuéliens.
Ils savaient se faire entendre.
Je me suis mis à la photo en 1964.
J'avais alors 17 ans.
Grâce à ma famille, j'ai pu intégrer les studios Korda.
Ils avaient besoin
d'un assistant, comme tous les studios.
C'est là que travaillait Alberto Korda, un grand photographe,
considéré à Cuba comme l'un des meilleurs.
J'ai donc eu la chance d'apprendre auprès d'un excellent maître.
En 1968, l'État cubain a fait fermer le studio
car c'était une société privée.
Toutes les entreprises privées ont dû fermer.
J'ai donc perdu mon emploi
et je suis passé à l'imprimerie
pour le magazine Cuba Internacional,
qui était une sorte de Paris Match
ou de Life, ou de O Cruzeiro, au Brésil.
C'est comme ça que je me suis formé
à la presse cubaine et que j'ai commencé à voyager à travers tout le pays.
Et je remarquais toujours
ces panneaux de propagande
dont les messages étaient parfois en contradiction avec la réalité.
Dans d'autres cas, je trouvais qu'il était intéressant
de les capturer car ils reflétaient un moment historique donné.
Beaucoup de ces images ont été conservées
pendant des années car on n'avait pas assez de recul.
Mais aujourd'hui, 30 ou 40 ans plus ***,
elles relatent une histoire,
elles illustrent des moments historiques de mon pays,
des moments parfois dramatiques et parfois amusants,
voire même absurdes, selon les cas.
Ce qui m'a plu, c'était la façon dont les gens s'appropriaient
certaines consignes officielles.
Le résultat était parfois absurde, comme à l'hôpital psychiatrique de La Havane
où il y avait une fresque - c'était à la mode à l'époque -
qui nommait "le meilleur patient du mois".
C'était une application absurde de la politique en vigueur
qui consistait à élire le meilleur employé du mois.
Ils détournaient ce qui était peut-être,
au départ, de la propagande
ou une façon de promouvoir une idée.
Depuis le début de la révolution,
l'une des approches fondamentales
et notamment depuis le plaidoyer de Fidel Castro, "L'histoire m'acquittera",
consistait à revendiquer ou récupérer
les zones agricoles, les campagnes, et non plus uniquement
les villes, qui étaient plus développées.
Mais la philosophie de cette période était absurde.
À l'époque, je n'en étais pas conscient.
Mais je savais qu'il y avait quelque chose
qui ne me plaisait pas.
Il y a notamment cette photo
où l'on voit un vieux monsieur modeste
qui montre le journal Gramma avec fierté
qui titre Un Cubain dans l'espace ! Ça faisait la une
du journal, ce jour-là. C'était énorme
qu'un citoyen cubain soit cosmonaute.
C'était un grand paradoxe
au sein de la société cubaine de l'époque.
Les gens manquaient de tout,
et pourtant, il y avait un Cubain dans l'espace.
Je trouvais cela très intéressant.
J'ai un rapport très fort à l'écriture.
D'ailleurs, avant de me consacrer entièrement
à la peinture et à l'art, j'écrivais.
Je vivais avec d'autres poètes
et des écrivains.
Je pense que c'est de là que vient la relation intense
qui unit mon travail aux mots. Depuis que je peins,
même dans mes premières œuvres picturales,
les mots ont toujours été très présents.
Je mélange les images et les mots. J'adore la bande dessinée,
cette interaction entre l'image textuelle
et l'image visuelle.
J'ai étudié l'art tardivement.
À Cuba, le parcours scolaire
pour étudier l'art commence très tôt.
Moi, j'ai commencé à l'université,
après une période autodidacte très intense.
C'est quand j'ai commencé ma formation
que j'ai intégré les sujets qui m'intéressaient déjà
en rapport avec l'image et l'écriture.
Ce n'est pas avant d'entrer à l'Institut supérieur d'art,
à l'âge de 18 ans,
avec les lacunes que j'avais en tant qu'autodidacte
et un problème de formation, comme quelqu'un
qui vient d'une scène underground,
sans réel bagage,
que j'ai commencé à m'intéresser à la photo.
Je trouvais que la photo était un bon compromis
de tout ce qui m'intéressait dans la peinture.
Je me suis mis à réfléchir à comment modifier la photo
grâce au texte
ou à l'espace dans lequel on place l'image.
J'ai intégré des réflexions sur le thème de la représentation,
qui est omniprésente dans l'art conceptuel
depuis les années 1960 et 1970.
J'ai entrepris un vaste travail de recherche
sur le sujet. Ça ne concerne pas que la photo
mais surtout la nature même de l'image
et la nature de l'objet que l'on veut montrer.
Fin de silencio , qui est un ensemble de travaux
regroupés sous ce titre, date de 2006.
Beaucoup de mes travaux proviennent de balades urbaines.
J'ai un rapport très important à la ville.
Je passe beaucoup de temps à la parcourir.
Et pour moi, La Havane est comme un livre ouvert.
C'est mon laboratoire principal
dont je comprends la plupart des références.
Ce sont des endroits que je connais depuis tout petit,
d'anciens magasins tombés à l'abandon,
qui ont été détruits ou qui ont disparu.
Mais, comme souvent à La Havane,
il en reste quelque chose, des fragments vivants
ou en voie d'extinction.
C'est une ville qui vit toujours, avec son passé
et qui se réinvente et se recycle.
Ce qui m'a interpelé,
c'est le style typographique de ces lieux.
C'est très fantaisiste. À partir de là,
je me suis rendu compte qu'à travers les rues de La Havane,
on trouvait ces textes un peu partout.
Et je me suis demandé pourquoi.
Pourquoi la general, el volcán ou la lucha ?
Ce sont des titres incroyables.
Il y a 3 étapes : le dessin avec le fil
sur les façades, les dalles de granit,
et la partie exposée à la Fondation Cartier,
une série de photogravures
des mots inscrits sur ces blocs.
La série qu'ils ont choisie...
Il s'agit de 4 photos
qui font partie de la même série.
La série s'appelle Pyramid et j'ai travaillé dessus pendant 2 ans.
Ce que j'ai trouvé intéressant
au fur et à mesure que le projet avançait,
c'est que justement, il s'agit parfois d'une référence directe
qui tente de réaliser
une revalorisation du passé préhispanique.
Mais la plupart du temps, quand on va dans des endroits
typiquement préhispaniques comme la Ruta Maya,
l'État du Yucatán ou celui de Quintana Roo,
l'architecture préhispanique est beaucoup plus présente
et souvent, sous la forme
d'un spectacle pour touristes.
Les hôtels, par exemple, sont souvent décorés à la mode préhispanique.
La série présentée dans l'exposition
montre des grilles qui rappellent
les dessins préhispaniques, ou les grilles préhispaniques.
Je les ai trouvés dans des endroits
où vivent des gens aisés.
La plupart des personnes
qui habitent ces maisons avec des grilles,
qui rappellent les dessins préhispaniques,
n'ont sûrement jamais pensé à cela.
La référence n'est pas voulue.
Dans le projet de Pyramid,
les photos font 50x60 cm.
Certaines photos sont plus grandes
mais je voulais revenir au format classique des photos
où la lecture est plus rapprochée.
Il faut aller vers le détail plutôt que de laisser le format nous servir.
Et tandis que je travaillais sur d'autres projets,
je me suis resserré de plus en plus.
Je l'explique de différentes façons.
Mais je pense que c'est dû à la formation classique
que j'ai reçue durant de nombreuses années.
"Le point de départ de la série de photos intitulée Holbox
est un voyage sur cette île mexicaine des Caraïbes.
L'intention en la réalisant était
de produire une archive dans laquelle les photographies déchiffrent un futur.
Une série de documents de l'avenir.
Un décalage dans le temps, où l'équation du présent
multipliée vers le futur
représente l'usage prédominant de l'espace:
l'achat et la vente de la terre.
La condition du marché, sa perméabilité et son ingérence sur une île.
Le temps en fonction et au gré de la valeur ajoutée.
La spéculation et la spécialisation de l'espace
dans un lieu hors lieu.
Un paroxysme dans le miroir,
un touriste sur une île inondée."
Avec Paula, nous sommes partis
en vacances en tant que touristes.
Nous sommes partis en voyage pour fêter nos 5 ans de vie commune.
Ce que nous avons vu et vécu
avec les gens, sur place, consistait justement
à voir... l'évolution
ou plutôt la régression de l'île
au cours des 6 ou 8 dernières années.
En nous promenant sur l'île,
nous avons découvert toutes ces pancartes "À vendre".
Nous avons compris que l'île
était à vendre,
avec tous les paradoxes que cela impliquait.
Cette île, qui était une sorte de refuge,
mais qui, en même temps, était rattrapée
par la réalité de l'économie mondiale.
Parce que ces parcelles d'île
se vendaient comme des petits pains.
Quand on habite dans une ville de 25 millions d'habitants, comme ici,
voir ce genre de pancartes pour des maisons à vendre ou à louer
est tout à fait normal.
Mais quand on est
sur une île de 500 habitants,
là, c'est choquant,
comme je le montre...
dans cet inventaire de photos.
J'aime penser que c'est un inventaire, une succession d'endroits,
avec cette idée de temps qui passe.
Ce serait intéressant de revenir dans 10 ou 15 ans
et de photographier les endroits où se trouvaient les pancartes,
qui seraient remplacées par des maisons et des hôtels.
J'ai toujours fait des photos en noir et blanc.
J'ai eu la chance d'être l'assistante d'Álvarez Bravo.
Quand j'étais petite, j'avais pris quelques photos
car mon papa était photographe amateur.
J'ai étudié la cinématographie.
Je voulais être écrivain mais je me suis mariée très jeune,
j'ai eu 3 enfants et à 26 ans, j'ai commencé mes études de cinéma, au CUEC.
Là, j'ai rencontré Álvarez Bravo, qui donnait un cours de prise de vue.
Il se trouvait que j'avais un livre de lui,
sur une exposition qu'il avait faite pendant les J.O..
Je suis allée lui demander une dédicace.
J'étais mariée, j'avais des enfants.
Je lui ai demandé si je pouvais suivre son cours et j'ai appris à ses côtés.
En fait, il m'a demandé d'être son achichincle.
L'achichincle en Nahualt, c'est celui qui aide le maçon,
celui qui apporte les plateaux.
J'ai accepté évidemment.
Alors, je l'ai accompagné
et j'ai vu comment il travaillait en noir et blanc.
J'avais toujours adoré le noir et blanc mais là, encore plus.
Je m'y suis habituée.
Je suis tombée amoureuse du noir et blanc.
Je n'ai jamais aimé la couleur.
En ce qui concerne Frida Kahlo, j'ignore pourquoi,
j'ai pris une pellicule couleur
et j'ai fait une série en couleur.
Je vais vous raconter l'histoire de la salle de bains de Frida Kahlo.
Lorsque Frida Kahlo est morte, en 1954,
elle était très malade.
Certaines personnes affirment qu'elle a abusé du Demerol,
qui correspond à l'héroïne,
car les douleurs étaient trop fortes.
C'est ce qu'on raconte. Mais personne ne le sait.
Elle devait en prendre beaucoup pour supporter la douleur.
Donc Frida est morte en 1954.
À côté de sa chambre, se trouvait un escalier qui menait à une salle de bains.
Quand Frida est morte, Diego Rivera a ordonné
aux directeurs du musée que la salle de bains soit fermée
car elle contenait des affaires de Frida.
Des choses personnelles, comme son corset, sa prothèse,
ses boucles d'oreille, ses huipiles,
la tenue qu'elle portait d'ordinaire, qui est un habit
typiquement mexicain.
Même si à une époque, elle a porté aussi des capes françaises.
Elle avait aussi beaucoup de chaussures.
Mais la fermeture est décidée pour 15 ans.
Dolores Olmedo,
la directrice de la Fondation, qui est une femme très riche,
refuse d'ouvrir la salle de bains.
À la mort de Dolores Olmedo,
- Frida est décédée depuis 50 ans - la salle de bains est ouverte.
Les seules pièces qui sont restées fermées dans la maison
pendant 50 ans étaient les 2 salles de bains.
L'une d'elles contenait les secrets de ses lettres et de ses amours
et celle que j'ai photographiée était la salle de bains de la douleur.
C'était très impressionnant. On m'avait appelée pour photographier quelques robes de Frida.
J'avais refusé car je ne faisais pas de photos de studio.
Mais j'ai ressenti quelque chose.
Tout était fermé. L'odeur était très forte.
Il y avait ses corsets, ses prothèses.
Il y avait aussi beaucoup d'affiches politiques,
de Lénine et de Staline.
Et il y avait une petite armoire qui contenait ses affaires personnelles.
Quand j'ai vu toutes ces choses,
ça m'a beaucoup impressionnée. En plus, l'odeur était très forte.
J'avais l'impression de ressentir la douleur de cette femme.
Quand je suis entrée dans la salle de bains,
j'ai analysé
tous les objets rassemblés dans la salle de bains.
Certains étaient dans la baignoire,
d'autres sont restés au même endroit.
Après cette série,
j'ai fait un petit livre sur Frida Kahlo,
ainsi qu'un autre en Italie,
avec de courts textes,
pour raconter ce que j'avais fait
quand je suis entrée pour la première fois dans cette pièce où personne d'autre n'est entré depuis.
Le livre est un support
ancien que le langage visuel a récupéré
et qui permet de construire un discours.
Je travaillais avec un petit appareil 35 mm
avec un seul objectif, discret.
C'était encore des photos argentiques.
Mais alors, on se disait toujours
si c'est vertical, ça marche. Si c'est horizontal, il faut une double page.
Cela m'a conduit à un style de composition.
Et l'image classique qui en a résulté,
je vais vous la montrer.
Elle s'appelle Volando bajo .
Je me retrouve face à ce type
qui est devant un mur. Le type est maigre.
Je vois cette fresque magnifique : les Sex Pistols,
avec le pistolet.
Et lui, pour voir ce qui se passait,
il y avait un mètre entre nous,
il a sauté comme pour me provoquer
et à ce moment-là...
La Última ciudad est un projet que j'ai développé
sur une décennie.
À cette époque, tous les photographes
s'intéressaient aux communautés indigènes,
à la situation rurale,
et il n'y avait que les journalistes
qui traitaient les villes.
D'un autre côté, il existait des gens, à Mexico,
je pense notamment Nacho López dans les années 1950,
avec Yo, el ciudadano,
qui a réalisé, sur plusieurs années,
des reportages, compilés ensuite dans un livre.
J'avais cette référence.
En tant qu'admirateur du travail de Nacho López,
j'ai décidé d'entreprendre un travail sur la ville.
J'y habitais, je n'avais pas besoin de bouger.
Je voulais me confronter à cette mégalopole
qui est vraiment horrible
et gigantesque, sans fin.
J'ai mis des années à comprendre
qu'il ne s'agissait pas d'une description de la ville
mais d'une évocation de cette expérience
qui consiste à se balader dans les rues de Mexico.
En effet,
j'ai pu découvrir, grâce à la photographie
et grâce à mon intérêt
pour la photographie, l'Amérique latine.
Dès les années 1970, les photographes latinos ont émergé
et ils se sont
fait connaître
à New York, en Europe, en Espagne.
Nous n'étions pas en contact direct.
Je découvrais les photographes brésiliens
dans les villes sans les rencontrer.
Alors, nous avons décidé de mettre fin
à cela et d'établir une communication directe.
Nous avons donc créé les Colloques latino-américaines de la photographie
et nous nous sommes rendu compte des liens,
dont on ignorait l'existence, qui nous unissaient.
Paris est plus près de Mexico que Buenos Aires.
Géographiquement, les distances sont énormes.
Mais d'un point de vue culturel,
et surtout linguistique,
les liens sont si forts
qu'ils apparaissent forcément
entre photographes.
La problématique avec les photographes uruguayens, chiliens, mexicains ou cubains,
est que nous partageons bien plus de points communs qu'avec les villes
avec lesquelles nous essayions tous d'entrer en contact.
Cela nous a ouvert un univers passionnant.
On s'est demandé comment on avait pu
ne pas fonder une unité latino-américaine.
C'est vrai que Buenos Aires, c'est loin. Mais il y a des pays entre nous.
On pourrait créer une chaîne
et instaurer des mécaniques qui nous permettraient
d'avoir une communication plus intime.
Ça reste une énigme.
Cela fait plus de 30 ans et on continue
d'être liés aux métropoles.
Je voyage beaucoup. On m'invite à animer des conférences,
ou à organiser des expositions
à New York, Madrid ou Milan.
Alors que pour Buenos Aires, cela fait des années
qu'on négocie pour organiser un atelier.
C'est beaucoup plus compliqué.
C'est une situation très paradoxale.
L'Amérique latine, culturellement, est très unie
mais il y a comme un vide au niveau des relations.
Depuis que les réseaux sociaux et le numérique sont apparus,
de nouvelles possibilités s'offrent à nous.
Les choses ont changé en 10 ans.
Et une fois encore, on se retrouve face à cette merveille...
Même avec les Brésiliens, je leur parle espagnol,
je leur écris en espagnol et ils me répondent en "portugnol".
Ils savent ce que je ne vais pas comprendre
alors ils le tournent différemment.
Et je ne sais plus quelle langue on parle.
La communication est fluide.
Et cela vient de nos racines communes
qui datent du XVIe siècle,
quand l'Europe a découvert l'Amérique.
Ces 4 siècles ont créé un lien entre nous.
Et aujourd'hui, grâce à ces outils, on constate un changement
indéniable.
C'est phénoménal, amusant et stimulant.
Bon, on va prendre un café ?