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Dialogue entre Krishnamurti et le Dr. Allan W. Anderson.
J. Krishnamurti naquit en Inde du sud
et fut éduqué en Angleterre.
Il donna pendant des décennies
des conférences aux États-Unis,
en Europe, en Inde, Australie et ailleurs dans le monde.
Le travail qu'il effectua durant sa vie
le conduisit à répudier toutes attaches
avec les religions organisées et idéologies,
son unique souci étant de libérer
l'homme absolument et inconditionnellement.
Il est l'auteur de nombreux ouvrages,
dont l'Eveil de l'Intelligence,
le Changement Créateur,
Se Libérer du Connu et le Vol de l'Aigle.
Voici un des dialogues ayant
eu lieu entre Krishnamurti et le Dr. A. W. Anderson,
professeur de théologie
à l'Université de San Diego
où il enseigne les Ecritures indiennes et chinoises
et la tradition des oracles.
Le Dr. Anderson, poète reconnu,
est diplômé de l'Université de Columbia
et du Séminaire Théologique de l'Union.
L'Université de Californie l'a honoré
en lui décernant le Prix de l'Enseignement.
A:M. Krishnamurti,
une chose m'a paru ressortir de nos entretiens
avec une grande force.
D'une part, nous avons parlé
de la pensée et du savoir en termes
d'une relation dysfonctionnelle à cet égard,
mais vous n'avez jamais dit
que nous devrions nous débarrasser de la pensée
et vous n'avez jamais dit que le savoir en tant que tel
a profondément à voir avec cela.
Ceci soulève la question
du rapport entre intelligence et pensée,
et de ce qui maintient
un rapport créatif entre
l'intelligence et la pensée,
peut-être quelque activité primordiale durable.
A la réflexion, je me suis demandé
si vous seriez d'accord sur l'hypothèse
que, peut-être, le concept de Dieu
est apparu dans l'histoire humaine
comme une émanation de cette activité durable,
concept dont il a été fait un bien mauvais usage.
Ceci pose toute la question
du phénomène religieux lui-même.
Je me demande si nous pourrions en discuter aujourd'hui.
K:Oui, M. Vous savez,
des mots comme 'religion',
'amour' ou 'Dieu' ont perdu presque tout leur sens.
Il y a eu un énorme abus de ces mots,
et la religion est devenue une vaste superstition,
une grande propagande,
des croyances et des superstitions incroyables,
une adoration d'images faites de la main ou de l'esprit de l'homme.
Donc, quand nous parlons de religion, j'aimerais, si vous le permettez,
que nous soyons bien clairs sur le fait que
nous nous y référons
dans son véritable sens,
et non dans celui des chrétiens, hindous, musulmans
ou bouddhistes, ou de toutes les stupidités qui
ont lieu au nom de la religion.
Je pense que le mot 'religion'
signifie 'rassembler toute l'énergie
à tous les niveaux - physique, moral et spirituel -
ce rassemblement d'énergies
devant entraîner une grande attention.
Dans cette attention, il n'y a pas
de frontières à partir desquelles on procède.
Pour moi, le sens de ce mot est :
rassembler la totalité de l'énergie
afin de comprendre ce que la pensée ne peut saisir.
La pensée n'est jamais neuve, jamais libre,
elle est donc toujours conditionnée
et fragmentaire, comme déjà dit.
La religion n'est pas une chose créée par la pensée
ou la peur, ni par la satisfaction des plaisirs;
au contraire, elle est bien au-delà de tout cela,
n'étant ni romantisme,
ni croyance spéculative, ni sentimentalité.
Je pense que si nous pouvions nous en tenir
à cette acception là,
en écartant toute l'ineptie superstitieuse
qui se poursuit dans le monde
au nom de la religion,
- qui n'est qu'un cirque,
si beau soit-il -
nous pourrions alors commencer à partir de là, dans la mesure où
vous acceptez d'user de ce mot dans ce sens-là.
A:Pendant que vous parliez, je pensais
à la tradition biblique selon laquelle certaines paroles des prophètes
semblent pointer
vers ce que vous avez dit.
Ainsi, Isaïe, parlant au nom du divin,
disait : 'mes pensées ne sont pas vos pensées,
mes voies ne sont pas vos voies,
autant les cieux sont élevés
au-dessus de la terre, et mes pensées
au-dessus de vos pensées',
cessez donc de penser à moi
dans ce sens là. K:Oui.
A:Et n'essayez pas de trouver une voie
vers moi que vous avez conçue,
car mes voies sont plus élevées que les vôtres.
Pendant que vous parliez,
je pensais à cet acte d'attention,
ce rassemblement de toutes les énergies de l'homme entier,
le très simple 'Sois immobile et sache que je suis Dieu'.
Sois immobile.
Il est stupéfiant de penser
combien peu d'attention a été prêtée à cela,
par rapport aux rituels.
K:Mais je pense que nous avons perdu
le contact avec la nature, avec l'univers,
les nuages, les lacs, les oiseaux;
c'est lorsque nous avons
perdu contact avec tout cela,
que les prêtres sont entrés en action.
Puis, toute la superstition,
les peurs, l'exploitation, tout cela commença.
Les prêtres devinrent les médiateurs
entre l'humain et le soi-disant divin.
Et je crois que, si vous avez lu le Rig Veda
- on m'en a parlé, je ne lis pas
tout cela - le premier Veda
ne comporte aucune mention de Dieu.
On n'y trouve que cette adoration de quelque chose d'immense qui
s'exprime dans la nature,
la terre, les nuages, les arbres,
dans la beauté de la vision.
Mais devant tant de simplicité,
les prêtres dirent : 'c'est trop simple'.
A:Compliquons le.
K:Oui, apportons-y un peu de confusion.
Et cela commença.
Je crois que l'on peut en trouver la trace
depuis les anciens Védas jusqu'à aujourd'hui,
le prêtre étant devenu l'interprète, le médiateur,
l'explicateur, l'exploiteur, l'homme qui dit :
'ceci est juste, ceci est faux,
il faut y croire, sinon vous serez perdu,
etc., etc., etc.
Il amena la peur,
et pas l'adoration de la beauté,
pas l'adoration de la vie
vécue totalement, entièrement, sans conflit,
mais quelque chose placé à l'extérieur, au-delà et au-dessus,
qu'il considéra comme Dieu, et pour lequel il fit de la propagande.
Je pense donc que nous devrions dès le début nous servir du mot
'religion' de la façon la plus simple, c'est-à-dire rassembler
toutes les énergies,
de sorte que dans cette qualité
d'attention totale,
apparaisse l'incommensurable.
Car, comme nous l'avons dit
l'autre jour, le mesurable est le mécanique
que l'Occident a cultivé, embelli,
technologiquement, physiquement
- médecine, science, biologie, etc. -
ce qui a rendu le monde si superficiel,
mécanique, terre à terre, matérialiste.
Et cela se répand dans le monde entier.
En réaction à cette attitude matérialiste,
naissent toutes
ces superstitions, ces religions
qui n'ont aucun sens, aucune raison, qui se perpétuent.
J'ignore si vous avez vu l'absurdité
de ces gourous venant d'Inde, qui enseignent
comment méditer et retenir
sa respiration; ils disent : 'je suis Dieu,
adorez-moi'.
C'est devenu tellement absurde
et puéril, tellement immature.
Tout cela indique la dégradation du mot 'religion'
et de l'esprit humain capable d'accepter
cette sorte de cirque, de stupidité.
A:Je pensais à un commentaire de Sri Aurobindo
dans une étude sur les Védas
où il explique le déclin de cette philosophie.
Il dit que celle-ci, mise en paroles par les sages,
échut ensuite aux prêtres,
puis aux érudits
et aux académiciens.
Mais cette étude ne fournit aucune explication
sur les raisons de la reprise par les prêtres.
Et je me demandais pouquoi...
K:Je pense que c'est assez simple, M.,
la façon dont
les prêtres s'en sont saisie, et toute cette affaire.
Du fait que l'homme se préoccupe tellement de ses propres petites
affaires et petits désirs mesquins,
de ses ambitions, de toute cette superficialité,
il veut quelque chose de plus,
quelque chose de plus romantique, de plus sentimental,
autre chose que
la désespérante routine quotidienne de la vie.
Il cherche autour de lui
'eh, venez par ici, j'ai les dieux'.
La façon dont les prêtres sont entrés là-dedans me paraît très simple.
Vous le voyez en Inde, en Occident.
Vous le voyez partout où l'homme commence
à se préoccuper de la vie quotidienne,
à gagner son pain de chaque jour,
à se loger, etc.;
il veut quelque chose de plus que cela.
Après tout, je vais mourir,
il doit bien y avoir quelque chose de plus.
A:Fondamentalement,
c'est donc la recherche de la sécurité de...
K:...d'une grâce divine...
A:...qui le préserve
de ce cycle désespérant
de la naissance et de la mort.
Vous dites qu'à force de penser
au passé et d'anticiper
le futur, il manque le présent.
K:Oui, exactement. A:Je comprends.
K:Donc, si nous pouvons nous en tenir
à cette signification du mot 'religion,'
nous sommes amenés à poser la question suivante :
l'esprit peut-il être
si attentif, de façon si totale,
qu'il se trouve face à l'indicible?
Voyez-vous, pour ma part,
je n'ai jamais lu
ni les Vedas, ni la Bhagavad-Gita,
ni les Upanishads, ni la Bible, ni une quelconque philosophie.
Par contre, j'ai tout questionné.
A:Oui.
K:Pas seulement questionné, mais aussi observé.
Il en ressort la nécessité absolue que
l'esprit soit totalement silencieux.
Ce n'est qu'à partir
de ce silence que l'on perçoit ce qui a lieu.
Si je bavarde, je ne vous écouterai pas.
Si mon esprit est constamment agité,
je ne prêterai pas attention à que vous dites.
Etre attentif signifie être silencieux.
A:Apparemment, certains prêtres
se sont mis dans des situations
difficiles à ce sujet,
pour avoir, semble-t-il, saisi cette chose.
Je pense à Maître Eckhart qui disait que quiconque
peut lire le livre de la nature,
n'a nul besoin des Ecritures.
K:C'est bien cela.
A:Evidemment, cela lui a apporté bien
des ennuis vers la fin de sa vie,
et l'église l'a rejeté après sa mort.
K:Bien sûr, bien sûr.
Une croyance organisée comme celle de l'église
est trop évidente.
Elle n'est pas subtile, manquant de
véritable profondeur et spiritualité.
Vous savez ce qu'il en est. A:Oui.
K:Je demande donc ceci :
quelle est la qualité qui permet
à un esprit et, par conséquent,
au coeur et au cerveau,
de percevoir quelque chose
au-delà de la mesure de la pensée?
Quelle est la qualité d'un tel esprit?
Car cette qualité est celle d'un esprit religieux.
Cette qualité d'esprit capable d'éprouver
le sentiment d'être sacré en lui-même,
et donc capable de voir quelque chose
de sacré, au-delà de toute mesure.
A:Le mot 'dévotion' semble impliquer ceci,
s'il est saisi dans son véritable sens.
Selon votre propre phrase :
'rassembler l'énergie vers une attention focalisée'.
K:Focalisée dans une direction?
A:Non, je n'entendais pas par là une focalisation.
K:C'est ce que je me demandais.
A:Je voulais plutôt dire intégrée en elle-même,
absolument silencieuse et indifférente aux projections mentales
vers le futur ou le passé.
Simplement là.
Le mot 'là' est
également impropre
parce qu'il suggère une localisation, etc.
Il me paraît très difficile de trouver un langage
qui reflète ce que vous dites,
parce que les paroles s'expriment
dans le temps, progressivement, reflétant
une qualité qui ressemble plus
à la musique qu'à l'art graphique.
Un tableau se révèle d'emblée,
tandis qu'écouter de la musique exige d'attendre
la fin d'une phrase musicale
pour pouvoir saisir l'ensemble du thème.
K:Tout à fait.
A:Le même problème se pose avec le langage.
K:Non, ne sommes-nous pas, M.,
en train de nous préoccuper de savoir
quelle est la nature et la structure d'un esprit
- et, par conséquent, sa qualité -
qui n'est pas seulement intrinsèquement sacré et saint
mais encore capable de voir quelque chose d'immense?
Nous parlions l'autre jour de la souffrance
personnelle et la souffrance du monde;
ce n'est pas qu'il faille souffrir,
mais la souffrance est là.
Chaque être humain la subit terriblement.
Et il y a la souffrance du monde.
Non que l'on doive l'endurer,
mais comme elle est là, il faut la comprendre
et la dépasser.
C'est là une des qualités d'un esprit religieux
- dans le sens où nous utilisons ce mot -
qui est incapable de souffrir.
Car il a dépassé cela.
Ce qui ne signifie pas pour autant qu'il soit devenu insensible.
Au contraire, c'est un esprit passionné.
A:Pendant nos entretiens,
j'ai beaucoup pensé à la question du langage.
D'une part, nous disons
qu'un esprit tel que celui que
vous avez décrit, est présent à la souffrance.
Il ne fait rien pour la repousser
et, pourtant, il est capable de la
contenir d'une certaine façon, non pas en
la plaçant dans un vase ou un tonneau
pour la contenir dans ce sens là.
D'autre part,
le mot 'souffrir' suppose la notion de supporter,
qui se rapproche de comprendre.
Pendant nos conversations,
j'ai été conscient de ce que
l'usage habituel que nous faisons du langage
nous prive en réalité de la merveilleuse perception
de la substance même des mots.
Prenons le mot 'religion'
dont nous parlions tout à l'heure.
Les savants sont en désaccord sur son origine.
Certains avancent qu'il signifie 'relier'.
K:Lier, du latin 'ligare'. A:Les Pères de l'Eglise,
le disaient, et d'autres le nient, disant que c'est
la volonté divine, la splendeur
que la pensée ne peut tarir.
Il me semble que 'relier' comporte
un autre sens
non négatif, à savoir
que si l'on pratique cet acte d'attention, aucun lien,
ni aucune corde ne nous attache.
On est à la fois là-bas et ici.
K:A nouveau, M., soyons clairs.
Quand nous utilisons le mot 'attention',
il faut distinguer entre concentration et attention.
La concentration exclut.
Je me concentre, c'est-à-dire,
je focalise toute ma pensée sur un certain point,
ce qui par conséquent exclut,
en érigeant une barrière de sorte que
toute la concentration se focalise sur cela.
Tandis que l'attention diffère
totalement de la concentration.
Dans l'attention,
il n'y a ni exclusion, ni résistance, ni effort.
Par conséquent, aucune frontière, aucune limite.
A:Que diriez-vous
du mot 'réceptif' à ce sujet?
K:Là encore, qui doit recevoir?
A:Nous avons déjà créé une division
avec ce mot. K:Oui.
Je pense que 'attention' est vraiment un très bon mot,
car non seulement il comprend la concentration,
non seulement il voit la dualité de la réception
- celui qui reçoit et la chose reçue -
mais il voit aussi la nature de la dualité
et le conflit des opposés;
et l'attention signifie
que le cerveau, mais aussi l'esprit,
le coeur, les nerfs, l'entité globale,
l'esprit humain dans sa totalité consacre toute son énergie à percevoir.
Je pense que tel est le sens de ce mot, tout au moins pour moi,
être attentif, prêter attention.
Pas se concentrer, mais prêter attention.
Ce qui signifie écouter, voir,
consacrer son coeur, son esprit,
tout son être à cette attention, sinon
l'attention n'est pas possible.
Si je pense à autre chose, si j'écoute
ma propre voix, je ne puis prêter attention.
A:Les Ecritures utilisent le mot 'attendre'
métaphoriquement.
Il est intéressant de constater
qu'on se sert du mot 'intendant',
pour désigner un administrateur.
J'essaie de trouver en cela une correlation
avec attendre, patienter.
K:Je pense qu'ici encore attendre se réfère à
'quelqu'un qui attend quelque chose'.
D'où à nouveau une dualité.
Et quand vous attendez, vous anticipez quelque chose.
Encore une dualité.
Celle de celui qui attend de recevoir.
Si nous pouvons pour un instant nous en tenir au mot
'attention',
nous devrions alors nous informer
sur la qualité d'un esprit
tellement attentif
qu'il a compris, qu'il vit, qu'il agit dans la relation
avec un comportement responsable
et psychologiquement sans peur - nous en avons parlé -
Par conséquent,
il comprend le mouvement du plaisir.
Dès lors, nous en venons à ceci : qu'est-ce qu'un tel esprit?
Je pense qu'il vaudrait la peine de discuter ici
de la nature de la blessure.
A:De la blessure? Oui.
K:Pourquoi les êtres humains sont-ils blessés?
Tout le monde l'est.
A:Physiquement et psychologiquement?
K:Surtout psychologiquement.
A:Oui, tout spécialement.
K:Physiquement, on peut
supporter une douleur et dire :
'je ne la laisse pas agir sur ma pensée,
je ne vais pas la laisser corrompre la qualité psychologique de mon esprit'.
L'esprit peut veiller à cela.
Mais les blessures psychologiques sont bien
plus importantes et difficiles à cerner et comprendre.
Je pense que c'est nécessaire, car
un esprit blessé n'est pas un esprit innocent.
Le mot 'innocent' vient de
'innocere,' ne pas blesser.
Un esprit qui ne peut pas être blessé.
Quelle beauté !
A:En effet, c'est un mot merveilleux. On s'en sert généralement
pour indiquer un manque.
Et voilà son sens à nouveau renversé.
K:Les chrétiens en ont fait une chose tellement absurde.
A:Oui, je comprends.
K:Il me semble donc qu'en discutant de religion
nous devrions approfondir avec soin
la nature de la blessure,
car un esprit qui n'est pas blessé est un esprit innocent.
Et cette qualité d'innocence est nécessaire
pour être totalement attentifs.
A:Si je vous ai bien suivi, peut-être faudrait-il
dire qu'un homme se sent
blessé, dans la mesure
où sa pensée s'est emparée de cette blessure.
K:Voyons, M., c'est bien plus profond.
Dès l'enfance,
les parents comparent l'enfant à un autre.
A:C'est là que la pensée surgit. K:La voilà.
Quand vous comparez, vous blessez.
C'est bien ce que l'on fait. A:Oh ! oui, bien sûr.
K:Alors, est-il possible
d'éduquer un enfant sans comparaison,
sans imitation?
Et par conséquent éviter toute blessure de ce fait.
On est blessé,
car on s'est construit une image de soi.
Cette image
amène une forme de résistance,
un mur entre vous et moi.
Et quand vous touchez ce mur
sur un point sensible, je suis blessé.
Il s'agit donc de ne pas comparer dans l'éducation,
de ne pas avoir une image de soi.
C'est une des choses les plus importantes dans la vie
ne pas avoir une image de soi.
Si vous en avez une, vous serez inévitablement blessé.
Supposons qu'on ait de soi l'image de quelqu'un
de très bon, ou qui doit réussir,
ou avoir de grands talents, dons
- vous connaissez ces images -
vous allez inévitablement y planter une flèche.
Accidents et incidents vont inévitablement
se produire et briser
cette image, et l'on est blessé.
A:Cela ne soulève-t-il pas la question du nom?
K:Oh, oui. A:L'usage du nom.
K:Le nom, la forme.
A:L'enfant reçoit un nom
auquel il s'identifie.
K:Oui, l'enfant peut s'identifier,
mais sans l'image, seulement avec un nom :
Monsieur Brown.
Sans plus !
Mais dès qu'il construit une image selon laquelle M. Brown
est socialement, moralement supérieur ou inférieur,
qu'il descend d'une famille très ancienne,
qu'il appartient à une classe élevée, à l'aristocratie,
dès l'instant où cela commence,
et si c'est encouragé et soutenu par la pensée,
le snobisme, etc. - vous savez cela -
alors, la blessure devient inévitable.
A:D'après ce que vous dites,
je suppose que l'on commet
une erreur fondamentale en s'identifiant à son nom.
K:Oui, l'identification au nom, au corps,
à l'idée que l'on est socialement différent, que ses
parents, grands-parents étaient des seigneurs,
ceci et cela.
Vous connaissez tout ce snobisme qui existe en Angleterre,
ou sous une autre forme dans ce pays-ci.
A:On dit qu'il faut préserver le nom.
K:En Inde, c'est toute l'histoire du brahmane,
du non-brahmane, etc.
Ainsi, nous nous sommes construits une image de soi
à travers l'éducation, la tradition, la propagande.
A:Y a-t-il ici un rapport
en termes de religion avec le fait
de ne pas prononcer le nom de Dieu,
par exemple dans la tradition hébraïque.
K:Le mot n'est pas la chose.
Vous pouvez le prononcer ou non.
Si vous savez que le mot n'est jamais la chose,
la description, jamais la chose décrite,
alors, peu importe.
A:Une des raisons pour lesquelles
je me suis profondément intéressé
à l'étude de la racine des mots est dû au fait que, souvent,
ils indiquent quelque chose de très concret.
Il s'agit soit d'une chose, soit d'un geste,
le plus souvent d'un acte.
K:Tout à fait. A:Un acte.
Quand je disais 'penser à la pensée',
j'aurais dû être plus attentif au choix des mots
et dire plutôt 'ruminer sur l'image',
ce qui aurait été bien plus
approprié, non? K:Oui.
A:Oui, oui. K:Alors, un enfant peut-il être éduqué
de façon à ne jamais être blessé?
J'ai entendu un professeur dire qu'un enfant
doit être blessé afin d'apprendre à vivre dans le monde.
Quand j'ai demandé s'il voulait que son enfant soit blessé,
il est resté silencieux.
Il ne faisait que parler théoriquement.
De nos jours, malheureusement, l'éducation, la structure
et la nature de la société
dans laquelle nous vivons,
nous amène à nous construire des images de soi
qui seront blessées.
Alors, est-il possible de ne pas créer la moindre image?
Je ne sais si je suis clair. A:Vous l'êtes.
K:Ainsi, supposons que j'ai une image de moi
- je n'en ai pas, heureusement -
si j'ai une image, est-il possible de la balayer, de la comprendre
et par conséquent
de la dissoudre pour ne plus jamais en créer de nouvelles?
N'est-ce pas? Vivant dans une société, y étant éduqué
J'ai inévitablement construit une image.
Alors, cette image peut-elle être balayée?
A:Disparaîtrait-elle par un acte
d'attention totale?
K:J'y viens graduellement.
Elle disparaîtrait complètement.
Mais je dois comprendre comment cette image est née.
Je ne peux me contenter de dire 'je la balaye'
A:Oui, il faut...
K:...user de l'attention pour la balayer
- cela ne marche pas ainsi.
C'est en comprenant l'image,
les blessures, l'éducation
que nous avons reçues
de la famille, de la société, c'est par la
compréhension de cela
que vient l'attention, et pas
en commençant par l'attention, puis en balayant l'image.
On ne peut être attentif en étant blessé.
Comment puis-je prêter attention si je suis blessé?
Cette blessure va m'écarter,
consciemment
ou inconsciemment, de cette attention totale.
A:Ce qui est stupéfiant, si je vous comprends bien,
c'est que même dans l'étude de l'histoire dysfonctionnelle,
si je prête une attention entière à cela,
il y aura une relation
non-temporelle dans
l'acte d'attention et la guérison s'opère.
Pendant que je suis attentif,
la chose s'en va. K:En effet.
A:Nous devons
rester attentifs à la chose.
Oui, exactement.
K:Ceci implique deux questions :
les blessures peuvent-elles être guéries sans laisser de cicatrices?
Et des blessures futures peuvent- elles être totalement évitées,
sans la moindre résistance? Vous suivez?
Il y a là deux problèmes.
Ceux-ci ne peuvent être compris et résolus
que si je prête attention à la compréhension de mes blessures.
En les regardant,
sans les traduire, ni souhaiter les balayer,
juste les regarder,
- comme on l'a fait pour la perception.
Il s'agit simplement de regarder mes blessures.
Les blessures reçues : les insultes, la négligence,
la parole désinvolte, le geste
- tout ceci blesse.
Et les paroles dont on se sert, particulièrement dans ce pays.
A:Oh oui. Il semble y avoir
un rapport entre
ce que vous dites
et l'une des significations du mot 'salut'.
K:'Salvare' - sauver.
A:Sauver. Rendre l'intégrité.
K:Rendre l'intégrité.
Comment être intègre si l'on est blessé?
A:Impossible.
K:C'est pourquoi il est terriblement important
de comprendre cette question.
A:Oui, en effet.
Mais je pense à un enfant qui
vient à l'école avec un chargement
de blessures. K:Je sais.
A:Il ne s'agit pas d'un bébé au berceau.
K:Il y a déjà des blessures.
A:Déjà blessé, et il blesse à son tour.
Cela se multiplie sans fin. K:Bien sûr.
Cette blessure le rend violent.
Il en a peur et par conséquent se renferme.
Cette blessure l'amènera à des actions névrotiques.
Cette blessure l'amènera
à accepter tout ce qui peut lui apporter la sécurité
- Dieu, son idée de Dieu est un dieu qui ne blessera jamais.
A:A ce sujet,
une distinction est parfois faite
entre les animaux et nous. Par exemple, un animal sérieusement blessé
aura envers chacun une attitude se manifestant
en termes d'urgence et d'attaque. K:D'attaque.
A:Mais au bout d'un certain temps
- peut-être 3 ou 4 ans -
si l'animal reçoit de l'amour...
K:Voyez-vous, M., vous avez dit 'amour'.
C'est une chose que nous n'avons pas.
Les parents n'ont pas d'amour pour leurs enfants.
Ils en parlent peut-être.
Mais dès l'instant où ils comparent le plus jeune à l'aîné,
ils ont blessé l'enfant.
'Votre père était si intelligent et toi tu es un garçon si stupide'.
C'est là que vous avez commencé.
A l'école, quand on donne des notes,
ce sont des blessures, pas des notes, des blessures délibérées.
Cela est emmagasiné et, de là, vient la violence,
toutes sortes d'aggressions,
vous savez tout ce qui se passe.
Donc, un esprit ne peut être rendu à sa totalité ou être total
si tout cela n'est pas très profondément compris.
A:Ce que je voulais dire à propos de l'animal,
c'est que dans la mesure où des dégâts
n'ont pas été occasionnés au cerveau,
s'il lui est prodigué de l'amour,
il aimera un jour à son tour.
Bien entendu, chez un être humain,
l'amour ne peut être imposé.
Il ne s'agit pas de forcer un animal à aimer,
mais l'innocence de celui-ci
fera qu'un jour il répondra simplement, il acceptera.
Mais l'être humain agit autrement
qu'un animal. K:Non.
L'être humain est blessé et blesse sans cesse.
A:Exactement. Et, pendant qu'il rumine
sur sa blessure, il est susceptible de mal
interpréter l'acte de générosité et d'amour
dirigé vers lui.
Nous voilà donc face à quelque chose d'effrayant :
quand l'enfant arrive à l'école à 7 ans...
K:...il est déjà entamé, torturé. C'est bien là
la tragédie. C'est ce que je veux dire.
A:Oui, je sais.
Et quand vous posiez la question
de savoir s'il existe une façon d'éduquer l'enfant afin...
K:...afin qu'il ne soit jamais blessé,
cela fait partie de l'éducation, de la culture.
La civilisation blesse.
Regardez, M., cela se voit
partout dans le monde, cette constante comparaison,
cette constante imitation, cette façon constante
de dire 'tu es comme cela, je dois être comme toi,
comme Krishna, comme Bouddha,
comme Jésus - vous suivez?
C'est une blessure.
Les religions ont blessé les gens.
A:L'enfant naît d'un parent blessé,
il est envoyé à l'école où enseigne un professeur blessé.
Vous demandez s'il existe une façon d'éduquer cet enfant de sorte
qu'il puisse récupérer. K:Je dis que c'est possible.
A:Oui.
K:Quand le professeur,
l'éducateur se rend compte
qu'il est blessé et que l'enfant l'est aussi,
quand il est conscient de
sa blessure et de celle
de l'enfant, alors leur relation change.
Dès lors, dans l'acte même d'enseigner
les mathématiques ou autre chose,
non seulement il se libère de sa blessure,
mais il aide aussi l'enfant à en faire de même.
Après tout, c'est cela l'éducation :
voir que moi, le professeur, je suis blessé,
et ai traversé des angoisses de blessure,
et que je veux aider cet enfant à ne pas être blessé,
alors qu'il est venu à l'école déjà blessé.
Donc je dis 'très bien, nous voilà tous deux blessés, mon ami,
voyons si nous pouvons nous entraider à balayer cela'.
C'est là un acte d'amour.
A:En comparant l'oganisme humain à celui de l'animal,
je reviens à la question de savoir si
cette relation avec un autre être humain, amène la guérison.
K:Oui, dans la mesure où cette relation
existe; et la relation n'existe que s'il n'y a
aucune image entre vous et moi.
A:Disons qu'il existe un professeur
qui prend ce problème à bras le corps chez lui-même,
qu'il a - comme vous avez dit -
pénétré la question de plus en plus profondément,
pour en venir au point
qu'il n'est plus sujet aux blessures.
Il rencontre l'enfant,
le jeune étudiant, ou même un étudiant de son âge
- car l'éducation pour adultes existe -
qui, eux, sont pris dans leurs blessures. Celui-ci...
K:...transmettra-t-il sa blessure?
A:Non, du fait qu'il est sujet aux blessures,
ne va-t-il pas mal interpréter l'activité
de celui qui ne l'est pas?
K:Très rares sont les personnes qui ne sont pas
sujettes aux blessures.
Bien des choses me sont arrivées,
mais je n'ai jamais été blessé.
Je dis cela en toute humilité, dans le vrai sens du terme.
J'ignore ce qu'être blessé veut dire.
Des choses me sont arrivées,
des gens ont agi avec moi de diverses façons :
ils m'ont loué, flatté, bousculé, tout ce que vous voudrez.
C'est possible.
En tant que professeur et éducateur,
il est de ma responsabilité de veiller
à ce que l'enfant ne soit jamais blessé;
ceci est bien plus important que d'enseigner
simplement quelques malheureuses matières.
A:Je pense saisir ce dont vous parlez.
Je ne pourrais certainement pas affirmer n'avoir
jamais été blessé.
Comme j'ai un enfant, je m'efforce d'agir
de cette façon, malgré les difficultés.
Je me souviens qu'en discutant d'une situation
conflictuelle en faculté, un collègue
m'a dit avec une certaine irritation :
'l'ennui avec vous est que vous ne pouvez pas haïr'.
Il considérait cela comme du désordre,
parce que cela l'empêchait de se braquer contre un ennemi
susceptible d'accaparer
toute son attention. K:Ce qui est sain
est vu comme malsain.
A:Ma réponse fut 'c'est juste, alors autant accepter
la situation telle qu'elle est,
sans rien faire d'autre'.
K:Tout à fait. A:Mais cela n'a pas facilité
notre relation.
K:La question est donc :
un professeur, un éducateur peut-il observer ses blessures,
en devenir conscient
dans ses rapports avec l'étudiant, amenant par là
la résolution des blessures de l'un et de l'autre?
C'est un des problèmes.
C'est possible dans la mesure où
le professeur est réellement cultivé,
au sens profond de ce terme.
La question suivante est :
l'esprit est-il capable de ne pas être à nouveau blessé,
sachant qu'il l'a été? Vous suivez?
Ne pas ajouter de blessures.
N'est-ce pas? A:Oui.
K:J'ai donc ces deux problèmes :
d'une part, le fait d'être blessé - c'est le passé -
et ne jamais être blessé à nouveau.
Sans m'entourer d'un mur de résistance,
ou me retirer, entrer au monastère,
ou devenir un drogué, ou autre stupidité de la sorte,
mais ne plus être blessé. Est-ce possible?
Vous voyez les deux questions?
Alors, qu'est-ce que la blessure?
Quelle est la chose qui est blessée?
Vous suivez? A:Oui.
K:Nous avons dit que blessures
physiques et psychologiques diffèrent.
Nous traitons ici de la blessure
psychologique. Quelle est la chose qui est blessée?
Le psychisme?
L'image que j'ai de moi?
A:J'ai investi dans cette image.
K:Oui, j'ai investi en moi-même. A:Oui.
Je me suis séparé de moi-même. K:En moi-même.
Pourquoi devrais-je investir en moi-même?
Qu'est-ce que moi-même?
Vous suivez? A:Oui.
K:Dans lequel je dois investir quelque chose.
Qu'est-ce que moi-même?
Tous les mots, noms, qualités, l'éducation,
le compte en banque, le mobilier,
la maison, les blessures - tout cela est moi.
A:Quand je me demande ce qu'est 'moi',
je dois faire appel à tout cela.
Il n'y a pas d'autre manière.
Mais je n'y arrive pas.
Je me loue alors d'être si merveilleux,
comme pour m'échapper.
K:Tout à fait. A:Je vois ce que vous voulez dire.
Je pensais à ce que nous disions plus tôt
quand nous nous demandions si le professeur
peut nouer avec l'étudiant une relation
d'une qualité telle qu'un acte de guérison en découlerait.
K:Si j'étais professeur, c'est par là
que je commencerais, pas par
enseigner une matière.
Je dirais 'vous êtes blessé, moi aussi,
nous sommes tous deux blessés'.
J'indiquerais les conséquences de
la blessure : elle tue et détruit les gens,
il en découle violence
et brutalité, et le fait que
je veux blesser les gens.
Tout cela entre en jeu.
J'y consacrerais dix minutes par jour
en présentant la chose de différentes façons,
jusqu'à ce que nous voyions bien.
En tant qu'éducateur j'userais du mot juste
et l'étudiant aussi;
il n'y aurait ni geste, ni irritation,
nous sommes tous deux concernés.
Mais nous ne le faisons pas.
Quand nous entrons en classe,
nous prenons un livre et c'est parti.
Si j'étais éducateur, j'établirais ce type
de relation,
que ce soit avec des jeunes ou des plus âgés.
C'est là mon devoir, mon métier, ma fonction,
et non de me limiter à transmettre des informations.
A:Oui, c'est vraiment très profond.
Je pense qu'une des raisons pour lesquelles ce que
vous avez dit est si difficile pour un éducateur nourri
par le monde académique...
K:Oui, car nous sommes si vains ! A:Exactement.
Nous ne voulons pas seulement entendre
que cette transformation est possible,
mais nous voulons qu'elle soit démontrable,
c'est-à-dire prévisible et certaine.
K:Certaine, oui.
A:Et nous voilà de retour à la case départ.
K:De retour dans
toute cette confusion.
A:La prochaine fois, pourrions-nous
aborder ce qui relie ceci à l'amour? K:Oui.
A:J'en serais très heureux, et il me semble...
K:...que tout s'emboîterait.
A:S'intégrerait dans la rencontre.