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NY est avec Paris
la ville au monde la plus représentée;
symbole de modernité depuis plus d'un siècle
elle subjugue
peintres, bédéistes,
photographes et cinéastes
par ses audaces architecturales.
Chacun semble transmettre
une expérience subjective de la verticalité
si bien que les paysages urbains sont rares
à la notable exception
des toiles impressionnistes
d'Edward Cucuel, d'origine française,
et de Guy Wiggins
formé en Europe.
Les uns rendent compte de la complexité de la mégapole
en créant des images labyrinthiques
où artères et bâtiments s'enchevêtrent
dans une singulière densité.
C'est le cas de Paul Citroën,
artiste néerlandais,
né en 1896 et mort en 1983
qui participa à l'aventure avant-gardiste du Bauhaus;
élève de Paul Klee et de Vassily Kandinsky,
il réalise dans les années 20
des photocollages à partir de clichés pris çà et là
découpés et disposés pour donner
une chaotique impression d'accumulation.
Dénommés "Villes"
ou "Metropolis",
ces montages donnent à voir
un agrégat vertical d'architectures monumentales
où tout,
béton, verre, acier, réseaux de transport et enseignes,
témoigne de la naissance de la société de consommation.
Fritz Lang
s'en inspirera pour créer en 1927
les décors de "Metropolis"
qui sans conteste
évoquent NY.
Mais le cinéaste au graphisme si pur
ne se contente pas de reconstituer une ville moderne;
en visionnaire, il crée une ville
stratifiée,
théâtre symbolique de la lutte des classes;
usant alternativement de vues
en plongée
et en contre plongée,
il promène sa caméra
du sommet des gratte-ciel,
où vit l'élite capitaliste,
au sous-sol,
où l'énergie nécessaire au fonctionnement de la ville haute
est fournie par le prolétariat.
Cessons toutefois d'enfoncer des portes béantes,
laissons-nous envoûter par la beauté des images et l'élégance du noir et
blanc
et considérons plutôt
l'extraordinaire postérité
de "Métropolis".
En effet,
de "Frozens Assets"
à "Immortel (ad vitam)"
on retrouve la marque
du maître expressionniste.
La fresque de Diego Rivera
"Frozens Assets" ou
"Gel des avoirs" date de 1931;
elle traduit l'ambivalence du Mexicain pour les Etats-unis en
général et pour New-York en particulier :
Conçue comme un triptyque vertical,
elle dit son admiration pour la modernité
et sa détestation
des inégalités sociales.
Le panneau supérieur représente
l'emblématique skyline
mais spectaculairement recomposée par l'artiste;
il imagine une concentration d'établissements financiers
parmi lesquels on reconnait,
de gauche à droite,
l'Irving Trust building,
le Daily news building
le Bank of Manhattan building,
le Rockefeller Center,
le Chrysler building et l'Empire State.
Rivera crée ainsi une image du capitalisme triomphant
encore plus dense
que dans la réalité.
Le panneau central, quant à lui, représente
un hangar de verre et d'acier
transformé en dortoir pour les sans-abri,
victimes de la grande dépression économique;
non seulement ils sont déshumanisés puisqu'ils sont sans visage
mais encore, tels de dangereux révolutionnaires,
ils sont sous la surveillance d'un gardien, de dos,
et, comble d'irrespect,
ils sont allongés en rangs serrés
tels des animaux humains que l'exploitation de l'homme par l'homme
a fait d'eux.
Enfin le panneau inférieur
illustre la richesse cachée :
il montre la salle des coffres d'un établissement bancaire profondément
enfouie sous terre
et protégée par trois employés, de face
ou de profil;
elle est précédée d'une grotesque antichambre
dans laquelle patientent d' élégants clients, préservés par la crise,
et surtout
identifiables:
le vieux monsieur assis sur le banc
ne serait autre que John Rockefeller senior
en personne !
celui-là même
qui commanda à Diego Rivera la décoration du hall de son gratte-ciel
et qui la fit détruire partiellement
car l'insolent fresquiste y avait représentent Lénine,
à droite
entre les ailes
de "l'Homme au croisement" !
Le symbole capitaliste est paroxystique
dans le long-métrage de Enki Bilal
"Immortel (ad vitam)" :
l'action se situe en 2095
dans un New York sinistré
où Central park ne réunit plus les conditions nécessaires à
la vie humaine;
la ville
est sous le joug de l'Eugenics Corporation,
une compagnie pharmaceutique qui exerce sur les habitants et les
politiques
une dictature médicale et génétique.
Une lutte contre les humains non encore modifiés s'engage,
mais malgré l'assistance
des dieux de l'Égypte ancienne,
leur combat
est perdu d'avance.
Pour Bilal le Socialisme semble définitivement vaincu la Mondialisation.
L'insalubrité au sol nous vaut un festival d'images numériques en
plongée, d'une époustouflante poésie,
qui n'est pas sans rappeler celles moins sophistiquées
du "King Kong" des années 30.
Sans doute si l'on avait appris à lire ces images verticales, hautement
symboliques,
aurait-on été moins stupéfait par les tragiques attentats du
11-septembre,
maintes fois pressentis par les artistes plasticiens,
ils l'ont aussi été par les littéraires et notamment par le poète moderniste
Hart Crane,
auteur
en 1932
de "la Tour brisée"
un poème visionnaire sur un gratte-ciel ensanglanté
en plein coeur de NY;
un poème auquel j'associe irrésistiblement
la toile de Gerhard Richter
"September",
peinte
en 2005
et offerte au MoMA.
Elle occupe une place à part dans l'oeuvre du peintre
par son format
petit contre toute attente
52 x 72
centimètres
et par sa technique
matière grattée jusqu'à obtention
d'une image fantomatique
suggérant davantage l'intensité du choc
que n'importe quel document photographique.
Mais NY
n'est pas qu'un monstre urbain, grand dévoreur de vies humaines;
c'est aussi une ville
passionnément aimée pour sa géométrie architecturale
et l'on sent cet enthousiasme
dans les clichés des photographes
comme dans le travail des peintres.
Le "Flatiron",
achevé en 1902, attire aussitôt
l'oeil des photographes pictorialistes
tels que Alfred Stieglitz
et Edward Steichen;
ils ambitionnent tous deux de faire entrer la photographie dans le domaine de l'art
et veulent rivaliser avec les peintres.
Voyons plutôt !
Le cliché de Stieglitz,
pris sous la neige durant l'hiver
1903
frappe par sa verticalité;
à l'arrière plan, le gratte-ciel
qui entre pleinement dans le cadre,
et au premier plan
le tronc d'un arbre
dont la cime
est volontairement hors champ
pour mettre en évidence la fourche qui rappelle l'arrondi de l'architecture;
cette composition
très étudiée,
tout en lignes et en volumes,
découpe le sujet
qui se détache
sur un fond vaporeux.
La photo crépusculaire de Steichen quant à elle
date de 1906
et frappe par un effet de contre-jour :
le premier plan
avec passants, fiacres, cochers et végétaux
est relégué dans l'ombre luisante d'un soir pluvieux
tandis que l'arrière plan
baigne dans une brume lumineuse;
le cadrage serré
coupe délibérément le sommet du building
pour majorer l'impression de gigantisme
et surtout
il insiste moins sur le bâtiment lui-même
que sur la perspective,
au croisement de Broadway
avec la 5e avenue et la 23e rue.
Avec la fièvre architecturale des années 20 et 30
les photographes romptent avec le pictorialisme
et optent pour un modernisme radical.
Stieglitz,
Walker Evans
et Bérénice Abbott
observent la mutation de Manhattan,
s'emparent de la pierre, du verre et de l'acier pour eux-mêmes
et magnifient leur ville
avec des vues en plongée et contre-plongée
qui disent
leurs sensations
de profondeur
et de domination.
Dès lors la concurrence entre Peinture et Photographie s'inverse :
tout se passe comme si les peintres
cherchaient à réaliser des épures
de la nouvelle photographie;
et cela nous vaut
des merveilles de dépouillement:
D'abord,
la stylisation postcubiste des gratte-ciel
par Tamara de Lempicka :
que ce soit
dans les études urbaines ou dans les portraits neo-maniéristes,
elle choisit un éclairage singulier, un cadrage serré, une palette
limitée
et des variations sur un ton majeur qui rendent compte
de l'omniprésence
du minéral.
Ensuite,
la géométrisation des formes
par Georgia O'keeffe
dont les représentations tendent
vers l'abstraction;
plutôt que de copier le réel
la compagne de Stieglitz explore
la ligne,
la couleur et les ombres, travaille le contraste
entre lumière naturelle
et lumières électriques,
s'intéresse à la composition
pour dire la monumentale verticalité de New York,
à laquelle elle semble toutefois
se heurter...
Enfin,
le point de vue si particulier de Edward Hopper,
toujours restreint à un fragment,
si bien qu'on a l'impression
qu'il peint une ville
à taille humaine;
en effet, où qu'il se place,
à hauteur des toits
et de leur réservoir typiques,
à hauteur d'un métro aérien
ou au coin d'une rue,
il semble saisir des instantanés
dans son quotidien de citadin
parfaitement adapté
à la mégapole.
Ce panorama serait incomplet
si l'on ne mentionnait pas
le mythique "Pont de Brooklyn",
autre icône du modernisme new-yorkais;
poètes, photographes, peintres et cinéastes
ont immortalisé cet ouvrage d'art suspendu,
achevé en 1883,
dont l'architecture néo-gothique
symbolise l'élan de l'Amérique
vers l'avenir.
Walker Evans l'a photographié
sous divers angles,
à diverses heures du jour et de la nuit,
pour illustrer la séquence poétique de Hart Crane "The Bridge" -
hymne au pont
et à l'Amérique tout entière
publié en 1929 -.
Chacun de ses clichés
montre une admirable épure de
l'édifice.
Quant au tableau de Georgia O'Keeffe,
focalisé sur les arches en ovige
et les cordages découpant le ciel,
il s'apparente à un vitrail presque abstrait;
là où Henry James voyait un "monstre mécanique",
Georgia voit une rigueur géométrique proche du sacré;
c'est vraiment l'enthousiasme!
Pour finir,
je vous invite à rêver avec le photographe des "Villes éteintes",
Thierry Cohen,
qui substitue
la nuit étoilée aux mégawatts
et réinvente l'image des mégapoles,
car on ne conclut pas
un film sur NY
en éternelle expansion...