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Bonjour et bienvenue sur la 2ème leçon consacrée au livre de Raymond Queneau
"Cent mille milliards de poèmes".
Ce livre c'est la rencontre entre la littérature et l'informatique.
L'informatique ça peut être décrit comme une science de la
combinatoire, une science des probabilités.
L'informatique c'est un circuit
qui est bouclé sur lui-même, c'est ce qu'on appelle un "feedback loop"
Ce circuit bouclé sur lui-même permet de créer des
résultats exponentiels à partir
d'éléments primitifs
minimes: le 1 et le 0,
qu'on utilise dans les "codes binaires"
des programmes informatiques.
C'est un système de combinaison du 1 et du 0 qui produit, exponentiellement,
des résultats
impressionnants.
La littérature de Raymond Queneau, c'est la même chose, livre de
Raymond Queneau c'est justement ça:
la combinaison
d'éléments primitifs
pour produire un texte exponentiel.
C'est pourquoi Raymond Queneau
dans l'épigraphe de son livre reproduit une citation
de l'ingénieur
Alan Turing, l'ingénieur
qui a inventé
le concept abstrait
de ce que c'est qu'un ordinateur au sens moderne, en 1936.
La citation d'Alan Turing qui est reproduite est la suivante:
"Seule une machine"
"peut apprécier un sonnet"
"écrit"
"par une autre machine."
donc Raymond Queneau traduit en français Alan Turing et reproduit
cette citation en épigraphe de son livre.
Cette citation paraît un peu étrange dans la bouche d'un ingénieur.
Pourquoi un ingénieur informatique, Alan Turing,
voudrait écrire des sonnets avec un ordinateur?
En fait,
Alan Turing
a produit cette phrase en réponse à un journaliste, en 1949,
un journaliste du journal "Times",
qui lui demandait:
"Est-ce que vous pensez que les ordinateurs sont aussi intelligents"
"que les humains? Est-ce que l'ordinateur peut imiter"
"l'activité intellectuelle humaine?"
Dans l'esprit des contemporains d'Alan Turing,
le point de comparaison maximum
entre l'humain et la machine c'était
l'esprit créatif,
la poésie,
et dans le contexte anglo-saxon,
Shakespeare,
qui est connu pour avoir écrit des sonnets.
C'est pourquoi le journaliste lui dit "Est-ce qu'un ordinateur"
peut écrire des sonnets comme Shakespeare?"
Alan Turing lui dit : "Mais certainement, oui!"
parce qu'un sonnet, c'est
une suite de règles, des règles de langue: la syntaxe, la grammaire,
le vocabulaire, etc.,
et des règles de composition,
un certain nombre de vers, avec un certain nombre de pieds avec des rimes
des strophes, des règles arithmétiques.
Il dit : "Oui, une machine pourrait composer un sonnet,
mais le résultat
parlerait à une autre machine, une machine serait seule capable de
comprendre
et d'apprécier
un sonnet produit par une machine.
C'est ça que voulait dire Turing.
Maintenant Queneau utilise cette citation pour des raisons
personnelles.
Il utilise cette citation d'abord pour dire : "Eh bien oui!"
"j'ai démontré avec mon livre"
"qu'on peut écrire des poèmes, des sonnets de façon"
"arithmétique,"
"combinatoire."
Et puis il dit:
"Un sonnet finalement c'est comme une petite"
"machine, un sonnet est composé avec des règles arithmétiques"
"les règles"
"de la versification"
"les règles de la rime, etc."
"Quand on lit un sonnet, il faut soi-même être une machine"
"pour pouvoir apprécier"
"la complexité arithmétique avec laquelle le poète"
"a composé son sonnet."
Il faut être une machine pour lire un sonnet.
Mais surtout il voulait dire:
"Il n'y a qu'une machine qui pourra jamais lire les cent mille milliards de
poèmes que mon livre produit."
Il faudrait
une infinité de vies
pour pouvoir le lire les cent mille milliards de poèmes. En lisant tous les jours
24 heures sur 24,
il faudrait déjà des millions d'années.
Ce n'est pas possible de lire
tous les poèmes
du livre de Queneau.
En ce sens il n'y a pas
d'autorité, il n'y a pas d'argument d'autorité
sur ce que sont ces poèmes.
Même l'auteur, même Raymond Queneau
ne pourra et n'a pas pu lire
l'intégralité des poèmes produits par sa propre machine.
En quelque sorte, c'est une façon de dire à ses lecteurs
"Keep it simple"
il n'y a pas de lecture intégrale de cette oeuvre,
et donc il n'y a pas de sens définitif à cette oeuvre,
c'est une oeuvre qui
est ouverte à l'interprétation
et chacune des interprétations humaines
vaut pour une autre.
Nous ne sommes pas des machines
et donc le livre n'est pas
un contenu fini
dans un coffret
c'est un instrument à utiliser
pour une poésie faite par tous.
C'est ça
que ça veut dire
que nous ne sommes pas des machines.
Ce que Raymond Queneau crée c'est
un livre-instrument, c'est-à-dire que
le sens
de la littérature, le sens de la poésie
c'est le produit d'une collaboration
entre l'auteur
et le lecteur
à travers un instrument
à travers une
interface.
Donc ça pose la question de
la valeur, de la fonction de l'interface dans la production du sens
en littérature.
Une question intéressante c'est: Comment ce livre a été
réédité sous forme de programmes informatiques?
Puisque c'est un livre qui ressemble à un programme informatique,
beaucoup de
designers, de programmateurs amateurs ont essayé de reproduire ce livre sous
forme informatique,
sous forme de CD-ROM puis dans les années 90 et dans les années 2000
sous forme de site internet.
A partir de 1997 est produit le premier site internet qui imite,
qui émule,
qui reproduit
le livre de Raymond Queneau.
Et ça pose un problème de droit.
Parce que en France il y a le droit de la propriété intellectuelle
qui est passé
de génération en génération.
Queneau est mort mais les droits de son livre,
ont été
hérités par son fils Jean-Marie Queneau
qui maintenant a seul le droit de dire
où on peut publier l'oeuvre de son père.
Evidemment
les designers et les programmateurs qui reproduisent
sur internet l'oeuvre de Queneau le font
sans l'accord de l'ayant droit Jean-Marie Queneau.
Et Jean-Marie Queneau
a souvent porté plainte
pour interdire à ces programmateurs de diffuser l'oeuvre de
son père.
Il a porté plainte pour
violation de la propriété intellectuelle
et pour contrefaçon de la propriété intellectuelle.
Et c'est un débat intéressant parce que
les auteurs de sites internet qui reproduisent le livre de Queneau
se défendent en disant que:
"Nous n'avons pas publié les cent mille milliards de poèmes."
"Nous avons publié"
"dix mille milliards de poèmes."
C'est à dire 10% des cent mille milliards.
Parce qu'en effet en France on peut publier
une citation
gratuitement
d'une oeuvre sous propriété intellectuelle à condition que cette citation soit 10%
de l'oeuvre totale.
10% de cent mille milliards de poèmes c'est déjà dit mille milliards de poèmes,
c'est déjà beaucoup plus
que ce que n'importe quel lecteur pourra jamais lire.
En publiant seulement
90% des sonnets-géniteurs,
on peut publier dix mille milliards de poèmes
ce qui est déjà
presque l'oeuvre totale, mais ça n'a plus aucun sens, parce que à ce niveau-là
la différence entre 10% et 100%
est ridicule, elle dépasse les capacités
de computation de l'esprit humain.
Et donc il y a une vraie question,
la question légale est intéressante, c'est la question
"où est l'oeuvre?"
Est-ce que l'oeuvre est dans les sonnets -géniteurs?
Est-elle dans la totalité des 100 milliards de poèmes?
Est-ce que l'oeuvre
est dans l'interface, l'instrument? Où est l'oeuvre?
Donc vous allez regarder
les nombreux sites internet qui émulent, qui reproduisent le livre
de Raymond Queneau
et vous allez vous demander comment
ces différentes interfaces donnent un sens
particulier, nouveau
à cette oeuvre,
donne des sens possibles à cette oeuvre?
Par exemple est-ce que tel site met l'accent
sur le côté combinatoire,
si on peut composer les poèmes qu'on veut? Est-ce que le site met l'accent sur
le côté aléatoire,
si on compose au hasard? Est-ce que le site met l'accent sur le côté
logique, sec arithmétique du livre?
Est-ce que le site met l' accent
sur le côté ludique, en proposant une interface séduisante? Tous ces
différents sites internet nous offrent une relecture
de ce qu'est
le livre de Raymond Queneau.
Et vous allez essayer
de juger,
d'un point de vue littéraire:
Quelle est la valeur de l'interface?