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Mon cher cœur, je t'aime tellement.
Pas seulement toi, mais ta voix merveilleuse.
Personne n'a jamais reçu de lettre plus adorable que celle que tu m'as envoyée.
Tu dis des choses qui me remplissent le cœur d'amour et de fierté.
Qu'ai-je fait pour mériter un tel artiste et un tel homme ?
Ce que tes chers yeux ne voient pas, c'est que c'est toi
qui m'as tout donné depuis le début.
Je t'aime, je t'aime, je t'aime.
B.
Ben trouva dans la voix de Peter un véhicule idéal pour sa musique.
Et Peter trouva dans la musique de Ben un véhicule idéal pour sa voix.
Mais, bien sûr, il y avait plus : deux êtres unis par un amour très fort
qui a duré jusqu'à la fin.
Qui... ?
Qui ramènera les cieux en arrière
pour repartir à zéro ?
L'un n'aurait peut-être pas été aussi grand sans l'autre.
Ben adorait Peter, adorait sa voix et adorait composer pour lui.
Peter était flatté qu'on écrive pour lui.
Mais comment expliquer que deux personnes s'entendent aussi bien ?
Ben et Peter étaient très jeunes quand ils se sont rencontrés.
Ben venait d'arriver à Londres, de Lowestoft où il avait grandi.
C'était un jeune compositeur très prometteur.
Peter, qui avait trois ans de plus,
avait entamé une carrière de chanteur, mais à un niveau modeste.
La troupe dans laquelle Peter chantait monta une œuvre de Ben.
Ils firent connaissance, et je crois que leur relation commença immédiatement.
Et ils ne se sont plus quittés.
Ils avaient beaucoup de points communs.
On aurait dit un couple d'instituteurs très gentils et respectables.
Ils étaient même habillés comme des instituteurs.
Ben aurait pu être le prof de Latin, Peter celui d'éducation physique.
Ils incarnaient un certain type d'Anglais qui semble avoir disparu aujourd'hui.
L'homosexualité était illégale
et leur situation était difficile.
Ils décidèrent qu'il ne fallait
ni l'ignorer ni passer outre ; mais c'était difficile.
Si sa sexualité lui posait problème ?
Presque tout lui posait problème, donc ça aussi, probablement.
Au début, quand on écopait facilement d'une peine de prison,
il a dû être très inquiet.
Peter était beaucoup plus sûr de lui.
Peter semblait à l'aise avec sa sexualité.
Ça n'a jamais été un problème pour lui.
Si c'était un problème, c'était un problème pour les autres.
Je crois qu'il a toujours vu les choses ainsi.
Il était un peu le roc sur lequel Britten pouvait s'appuyer.
Peter était aussi un peu plus homme du monde.
Je pense qu'il se considérait comme celui des deux
qui communiquait avec le monde extérieur.
En un sens, il protégeait Ben, qui se sentait seul et isolé.
Britten avait eu une jeunesse très difficile.
En Angleterre, peut-être plus encore dans le passé,
les personnes très douées comme Britten
éveillaient la méfiance.
Quand il était au collège,
un de ses professeurs lui refusa une bourse en disant :
« Il est indécent qu'un garçon de son âge fasse preuve d'autant d'intelligence ; »
« il est trop intelligent pour son propre bien. »
Je pense qu'il a beaucoup souffert
que l'intelligence soit vue d'un mauvais œil.
Les gens disaient : « Oh, quel garçon brillant ! »
Mais ils le disaient sur un ton désobligeant.
Et il avait du mal à le supporter.
Voici le train postal de nuit qui passe la frontière,
apportant le chèque et le mandat,
des lettres pour les riches, des lettres pour les pauvres,
à la boutique du coin, à la fille d'à côté.
Il grimpe vers Beattock, la pente est raide :
il doit lutter pour arriver à l'heure.
Britten apprit beaucoup de choses pendant la période
où il collabora à des films documentaires
et fit la rencontre de W.H. Auden.
... des kilomètres silencieux d'herbes couchées par le vent.
Les oiseaux tournent la tète quand il approche,
et, blottis dans les buissons, regardent les faces blêmes des wagons.
Britten et Auden se rencontrèrent vers 1935.
L'influence d'Auden durera jusqu'à la fin des années 30.
Britten a souvent mis Auden en musique dans ses cycles de mélodies :
« On This Island », « Our Hunting Fathers ».
Ils travaillaient ensemble au Service cinématographique des postes britanniques.
Britten et Pears rejoignirent Auden en Amérique en 1939.
Auden et Isherwood étaient partis l'année précédente.
Ils allèrent en Amérique pour fuir l'Europe
qu'ils trouvaient oppressante et politiquement instable.
Tous les deux, le jeune compositeur et le jeune ténor,
voulaient découvrir le Nouveau Monde
et voir ce que celui-ci avait à leur offrir.
Ils étaient objecteurs de conscience.
Ce départ pour les États-Unis fut mal reçu.
Auden rencontra évidemment le même problème.
Le Parlement se posait des questions :
comment ces hommes pouvaient-ils déserter quand leur pays avait besoin d'eux ?
Au début, Britten se plut en Amérique.
Mais il se lassa rapidement du mode de vie américain.
Pendant un moment, il partagea une maison avec Auden,
mais il ne pouvait pas supporter sa « vie de bohème ».
Britten était extrêmement collet monté.
Ben et Peter avaient un style de vie très sain, très décent.
Propres d'esprit et de corps - ils prenaient fréquemment des bains.
Apparemment, Auden ne se lavait pas si souvent.
Ils trouvèrent que cette bohème allait un peu trop loin.
Britten trouvait Auden un peu dominateur.
En partie parce qu'Auden était un vrai intellectuel et s'exprimait si bien,
en partie parce que Britten aurait voulu assimiler
une bonne part de l'originalité d'Auden.
Auden les intimidait par sa très forte personnalité.
Britten et Pears étaient timides. J'ai oublié en quelle année c'était,
mais ils étaient encore très jeunes et très influençables.
Ils sentirent que cette vie de bohème ne leur convenait pas.
New York, 31 janvier 1942.
Très cher Ben,
j'ai honte de ne pas avoir écrit.
Peut-être que je refuse de croire que tu nous quittes vraiment.
Je n'ai pas besoin de te dire combien vous me manquerez, Peter et toi,
ni combien je vous aime tous les deux.
J'ai beaucoup de choses à te dire
mais je dois essayer d'en écrire une partie dans cette lettre.
J'ai beaucoup pensé à toi et à ton œuvre au cours de l'année passée.
Comme tu sais, je pense que tu es le plus grand espoir de la musique.
Je suis donc plus critique envers toi qu'envers un autre.
Et je crois connaître les dangers
qui te guettent dans ta vie d'homme et d'artiste
parce que ce sont les mêmes que moi.
Après trois ans en Amérique,
Britten et Pears commençaient à avoir le mal du pays.
D'autant plus qu'ils découvrirent dans « The Listener »
un article de E.M. Forster sur George Crabbe et « The Borough ».
« The Borough » est le poème qui a inspiré « Peter Grimes ».
Le cadre géographique joue un grand rôle.
Un paysage du Suffolk, des villageois du Suffolk.
Le bord de mer.
Le genre d'environnement dans lequel Britten avait grandi.
Britten avait trente et quelques années.
Il avait écrit de merveilleuses mélodies et des œuvres pour orchestre à cordes.
Mais à part la « Sinfonia da Requiem », qui est pour grand orchestre,
il n'avait rien composé à grande échelle.
Un opéra représente deux à trois heures de musique.
C'est un travail énorme. Allait-il en être capable ?
Peter Grimes est un pécheur du Suffolk condamné par la communauté locale
parce que son jeune apprenti est mystérieusement mort en mer.
On lui accorde une seconde chance, mais il demeure un paria.
C'est un rêveur, il n'est pas conforme.
Sa quête d'amour et de reconnaissance est vouée à l'échec
et se termine tragiquement.
Quel but, quel avenir, quelle paix
achèteront tes pénibles profits ?
Ils nous achètent une maison, l'estime.
Ils nous délivreront de la douleur
d'avoir à sourire des commérages.
Crois-moi, nous serons libres !
Britten se reconnaissait dans Peter Grimes et dans sa situation
qui n'était pas si éloignée de la sienne à l'époque :
il était homosexuel, pour la première fois en couple,
et l'homosexualité est restée illégale jusqu'à la fin des années 60.
Il était aussi pacifiste en temps de guerre, et donc doublement marginal.
Le personnage de Grimes lui était sympathique.
Il vit dans ce récit provincial une vérité universelle,
un drame universel sur lequel il pouvait bâtir.
Le lieu : un village de pécheurs à la fin du XIXe siècle.
L'occasion : une grande occasion pour la musique anglaise.
L'opéra fait la une de la presse, entre dans l'Histoire de la musique.
Le fameux théâtre Sadler's Wells, fermé depuis le Blitz, rouvre ses portes
avec le premier opéra du jeune compositeur britannique Benjamin Britten.
À Sadler's Wells, tout le monde n'était pas enchanté.
Beaucoup auraient préféré rouvrir avec « Aida » ou « Bohème ».
Ils se disaient : « Cette pédale, quelle impudence ! »
« Et en plus, c'est un pacifiste ! »
Nous savons grâce aux archives de la BBC
que beaucoup de chefs et de musiciens étaient hostiles à Britten.
Pour eux, il s'était couvert de honte
en quittant le pays alors que celui-ci allait entrer en guerre.
Extrait d'une entrevue avec Benjamin Britten :
Un élément essentiel pour nous était celui de l'individu contre la foule,
avec des allusions ironiques à notre propre situation.
En tant qu'objecteurs de conscience, nous étions des exclus.
Nous n'avons pas souffert physiquement
mais nous étions soumis à une pression énorme.
C'est en partie ce sentiment qui nous a poussés
à faire de Grimes un personnage visionnaire et conflictuel,
un idéaliste torturé plutôt que le méchant qu'en a fait Crabbe.
Voici une lettre de mon oncle Peter à Ben au sujet de « Peter Grimes » :
Mars 1944.
Plus je l'écoute, et plus je sens que l'étrangeté est sans importance,
qu'elle n'existe pas dans la musique ou, tout au plus, qu'elle la gêne.
Donc elle ne doit pas non plus exister dans le texte.
Peter Grimes est un introverti, un artiste, un névrosé.
Son vrai problème est de pouvoir s'exprimer, n'est-ce pas ?
Quel rôle ! Wow !
Avec tout mon amour, mon Ben. Ton dévoué Peter.
Voici que la Grande Ourse et les Pléiades, champs de la terre,
aspirent les nuages de la détresse humaine
et drapent de solennité la nuit profonde.
Qui peut déchiffrer, dans la tempête ou les étoiles,
le signe écrit d'un destin amical,
qui, tandis que le ciel tourne, changera pour nous le monde ?
Mais si cet horoscope n'est que confusion,
comme la mêlée lumineuse d'un banc de poissons...
Plus je réfléchis à ce rôle, plus je le chante et m'en imprègne,
et plus je pense que c'est un problème de communication.
C'est un être humain très complexe
et il est totalement incompris, dès le départ.
Tout ce qu'il essaie de faire tourne mal, y compris la communication.
Il s'exprime mal et provoque la colère des gens.
Il pourrait dire : « Oh, non... Pourquoi ai-je fait ça ? »
« Mea culpa, mea culpa, » et tout ça.
Il a un immense besoin de tendresse, même s'il ne sait pas du tout s'y prendre.
Ce fut un immense succès au box-office de Londres.
Comme Fonteyn pour la danse.
Pears et Britten étaient vraiment les stars de Londres.
Tout le monde attendait la création avec impatience.
L'Angleterre n'avait plus produit d'opéra vraiment intéressant
depuis « Didon et Énée » au XVIIe siècle.
La création eut lieu le jeudi 7 juin 1945.
Je me souviendrai de cette date jusqu'à ma mort.
J'ai été le tout premier Apprenti dans « Peter Grimes », et j'en suis très fier.
C'était la première fois que j'entendais un public de cette taille.
Je suis allé en coulisse pour écouter le public entrer dans la salle.
Puis le silence, quand les lumières se sont éteintes.
Et c'était parti. « Grimes » commence sur les chapeaux de roue :
deux-trois notes, et le rideau se lève.
Peter Grimes ! Prêtez serment ! Répétez après moi !
Je jure par Dieu tout-puissant
que le témoignage que je vais faire
sera la vérité,
toute la vérité et rien que la vérité.
Racontez l'histoire à la Cour, à votre façon.
Avec votre bateau, vous avez contourné la côte pour relâcher à Londres.
Pourquoi cela ?
Nous avions fait très grosse pèche, trop grosse pour la vendre ici.
Et l'enfant est mort en chemin ?
Le vent a tourné contre nous et nous a fait perdre notre cap.
L'eau douce s'est épuisée.
Combien de temps êtes-vous restés en mer ?
Trois jours.
Qu'est-il arrivé ensuite ?
Il est mort, là, au milieu du poisson.
Tous les spectateurs se demandaient ce que la soirée leur réservait :
une création hors du commun ou rien qu'un opéra de plus ?
Au premier entracte, ils avaient compris que c'était quelque chose de spécial.
Quel havre abrite la paix,
loin des lames de fond, de la tempête ?
Quel havre peut accueillir terreurs et tragédies ?
Avec elle, pas de querelles,
avec elle, pas de nuages,
elle est un havre pour toujours,
où la nuit se fait jour.
La vieille garde était contre eux.
Les autres compositeurs étaient contre eux :
Walton, Elisabeth Lutyens, Rawsthorne et tous ces gens-là.
Ils n'aimaient pas - si vous me permettez l'expression - ces artistes homosexuels
qui raflaient la mise, ou semblaient rafler la mise.
Quel havre abrite la paix,
loin des lames de fond, loin de la tempête ?
Quel havre peut accueillir terreurs et tragédies ?
Son sein est aussi un havre
où la nuit se fait jour.
À la fin,
le rideau est retombé tout doucement sur les accords très calmes de Britten.
Et puis rien, absolument rien.
Le silence a bien duré trente secondes,
et les applaudissements ont fusé, pour n'en plus finir.
Tous les participants ont été ovationnés.
Mais quand Ben est monté sur scène, la salle a littéralement explosé.
Il a bondi sur scène - je ne peux pas décrire ça autrement -
et une fois parvenu au milieu,
il a fait la plus profonde révérence que j'aie jamais vue.
Le public était en délire.
Il y avait des gens comme Vaughan Williams, William Walton.
Je n'étais pas très impressionné, car je ne connaissais encore rien à la musique.
Ça m'impressionne beaucoup plus aujourd'hui qu'à l'époque.
Cette soirée a propulsé sa carrière.
Tout le monde parlait de lui ; la publicité était immense.
Et le fait que ce soit un succès, et pas un bide.
Ce succès a « fait » Britten.
Le 7 juin, « Time Magazine » écrivait :
Tout jugement critique mis à part, ce fut une grande soirée du Wells.
« Peter Grimes » fait appel à quelque 200 chanteurs et musiciens.
Les habitués avaient campé 24 heures pour obtenir des places au poulailler.
Les mélomanes en extase lancèrent des bouquets aux chanteurs et au compositeur
jusqu'à ce que la vieille scène historique soit couverte de fleurs.
La pairie était venue avec plus de fourrures, cravates blanches et diadèmes
que les Londoniens n'en avaient vu depuis le début de la guerre.
La première fut un succès retentissant,
une création légendaire et l'un des plus grands événements musicaux d'après-guerre.
Un grand tournant non seulement pour la carrière de Britten
mais pour le théâtre, le théâtre musical de ce pays.
« Peter Grimes » a eu un impact énorme
dont les répercussions sont encore sensibles aujourd'hui.
Mais la gloire internationale de Britten
n'a pas été un long vol tranquille.
Il y a eu plusieurs orages après « Grimes »
et la lettre d'Auden y fait allusion.
Où que tu ailles, tu seras sans doute entouré de gens
qui t'adorent, te chouchoutent et encensent tout ce que tu fais.
Tu seras donc toujours enclin à choisir la facilité,
c'est-à-dire, à te construire un douillet nid d'amour.
Et bien sûr, quand tu auras ton nid, tu le trouveras un peu étouffant.
Dans cette lettre, Auden voyait juste.
Britten devint un génie incontestable.
Mais certaines remarques d'Auden se sont avérées prophétiques.
La nuit du 14 novembre, 450 tonnes de bombes furent lâchées sur Coventry.
Sur 9 75 bâtiments au centre de Coventry, il n'en restait que 31
après cette nuit d'horreur. La cathédrale était détruite.
Dès le lendemain, les habitants défilaient dans les rues du centre-ville
en pleurant leur cathédrale perdue.
À l'époque où on lui commanda une œuvre pour célébrer
la réouverture de la cathédrale de Coventry, au début des années 60,
il était probablement le seul candidat envisageable.
En 1950, Britten jouissait déjà d'une très grande notoriété :
il avait sa propre compagnie d'opéra, son propre festival de musique.
Au moment du couronnement, c'est Britten qu'on invita à composer un opéra
pour célébrer l'événement à l'Opéra royal.
Il était une célébrité musicale et un héros national.
Il fut nommé Companion of Honour, reçut l'Ordre du mérite,
citoyen d'honneur de Lowestoft, sa ville natale, et d'Aldeburgh.
Au début des années 60, Britten était le candidat évident pour composer
une grande œuvre pour la consécration de la cathédrale de Coventry.
Avec le temps, Britten est vraiment devenu une icône.
Il s'entourait de toute une cour.
Non pas qu'il s'intéressât à la politique,
mais il prit certainement goût au pouvoir.
Pour parvenir au maximum de tes possibilités,
je pense qu'il te faudra souffrir et faire souffrir
d'une façon qui t'est totalement étrangère pour le moment
et contraire à tes valeurs, c'est-à-dire que tu devras
être capable de dire ce que tu n'as encore jamais eu le droit de dire :
je suis une merde.
Ils s'entouraient de toute une clique
et on le leur reprochait.
Mais Ben en avait besoin.
Il avait besoin de sécurité, d'avoir tout le temps des bras aimants autour de lui.
Il détestait qu'on critique sa musique.
La plupart du temps, sa haine des critiques était justifiée,
mais cela le blessait plus que d'autres musiciens.
Tu vois, mon cher Bengy,
tu seras toujours enclin à choisir la facilité, c'est-à-dire
à te construire un douillet nid d'amour
- et bien sûr, quand tu auras ton nid, tu le trouveras un peu étouffant -
en jouant l'adorable petit garçon doué.
Auden disait à Bengy de devenir adulte.
Il pensait que Bengy menait une petite vie bourgeoise,
entouré de gens qui l'aimaient, mais qui n'osaient pas le contrarier,
et qu'il devait souffrir pour son art
afin de le rendre plus profond, et je crois qu'il avait raison.
On a souvent dit de Ben
qu'il était sans scrupules avec les gens qui ne lui servaient plus à rien,
qu'il laissait des cadavres derrière lui. J'ai été un de ces cadavres.
Quand j'ai divorcé, il a pris parti et a décidé de ne plus me parler.
Ça a duré des années ; j'étais un cadavre.
J'ai cessé d'exister pour lui quand je suis devenu critique,
parce qu'il détestait les critiques musicaux.
Ils avaient été cruels avec lui, mais sa haine n'était pas entièrement justifiée.
Il n'y avait jamais de journaux chez eux, à la Red House ou ailleurs,
parce qu'ils rendaient Ben malade.
Il était charmant quand il le voulait.
Mais sa musique était tout pour lui ; elle passait avant tout.
C'est pour ça que tant de personnes étaient choisies puis écartées,
parce qu'elles interféraient avec ce qu'il écrivait ou avait envie d'écrire.
Bas les pattes, absolument.
Le « War Requiem » fut une commande importante pour lui, qui était pacifiste.
C'était l'occasion idéale d'exprimer
son opinion sur la guerre et sur la futilité de la guerre.
Il décida de réunir toutes les factions en guerre :
un ténor britannique, une soprano russe et un baryton allemand.
Ben a beaucoup écrit pour Peter, mais le « War Requiem » était « son » œuvre.
Il représentait un côté de ce triangle extraordinaire
qui avait été en guerre, et il participa à la naissance de l'œuvre.
Il devait chanter les poèmes d'Owen, ce qui était vraiment spécial.
Il semblait que de la bataille j'échappai
en quelque profond tunnel morne...
Ben adorait la voix de Peter.
Il n'a jamais écrit pour un autre ténor, il refusait même d'y penser.
Je trouve ça extraordinaire.
Quand ils se produisaient ensemble, c'était une sorte de symbiose musicale.
C'était incroyable : quand Peter respirait, les doigts de Ben bougeaient.
... depuis longtemps creusé
dans les granits voûtés par des guerres titanesques.
J'ai oublié si c'est Rostropovitch ou Vichnievskaia
qui a dit que Peter était l'instrument de son âme.
La manière dont Peter Pears chantait l'Agnus Dei, c'est indescriptible.
Je suis moi-même chanteuse, mais je ne peux pas imaginer
ce qu'il faut faire pour chanter aussi divinement bien.
La dernière phrase, « Dona nobis pacem », qui s'envole vers le ciel...
Je lui ai dit : « Cette phrase, je l'entendrai sur mon lit de mort. »
Mais ceux qui aiment du plus grand amour,
ils donnent leur vie.
Ils ne haïssent pas.
Le « War Requiem » est une grande œuvre publique.
Plusieurs chœurs amateurs de la région étaient rassemblés, beaucoup de monde.
Britten fait alterner la messe latine avec des poèmes de Wilfred Owen,
chantés par trois solistes qui figurent les trois grandes nations en guerre,
du moins pour nous : l'Allemagne, l'Angleterre et la Russie.
Voici une lettre de Britten à John Lowe, l'organisateur du Festival de Coventry,
datée du 11 juillet 1961 :
Vichnievskaia semble idéale pour le solo de soprano du Requiem,
je lui en ai parlé et elle a très envie de le faire.
Je devais participer à la création à Coventry.
J'avais étudié ma partie, j'étais absolument prête.
Parallèlement, j'étais engagée pour chanter « Aida » à Covent Garden,
six représentations en tout.
Juste après « Aida », je devais me rendre à Coventry.
Une lettre de S. Chaskin, ministère soviétique de la Culture,
à John Lowe, organisateur du festival,
le 29 novembre 1961 :
Cher M. Lowe, j'ai le regret de vous informer
que Galina Vichnievskaia ne pourra pas participer au Festival de Coventry.
Sincères salutations.
Avant même mon départ pour l'Angleterre, il y a eu des difficultés.
La ministre de la Culture, Fourtséva, m'interdit de chanter le « War Requiem ».
Moi : « Mais pourquoi, puisque je suis déjà en Angleterre ? »
Elle : « Vous êtes une artiste soviétique. »
« Vous ne pouvez pas monter sur scène à côté d'un Allemand. »
« Notre gouvernement s'y oppose. Vous, une femme soviétique... »
« Un Anglais, passe encore. Mais ce Fischer-Dieskau... »
« Un Requiem de guerre ! Chanté par Anglais, Allemands, Russes... »
« On s'y oppose. Ce serait un faux-pas politique. »
Lettre de Benjamin Britten à E. M. Forster,
Pâques, 1962 :
Les Soviets n'ont pas autorisé la venue de mon précieux soprano russe.
La combinaison d'une cathédrale et de la réconciliation avec la RFA
était trop pour eux.
J'ai beaucoup regretté que Galina ne puisse pas chanter.
Je suis allé au ministère de la Culture pour intervenir.
Un monsieur m'a reçu très gentiment.
Moi : « Pourquoi Galina n'est-elle pas autorisée à chanter Britten ? »
Alors il s'est fâché : « Nous savons ce que nous avons à faire. Au revoir. »
On risquait un gros scandale, car la reine devait être présente.
Une autre chanteuse a dû apprendre la partie en quelques jours.
Une partie très difficile.
Je n'ai entendu parler du « War Requiem » que dix jours avant la création.
Je me suis donc préparée.
Je suis allée voir Benjamin Britten, qui avait un appartement à St John's Wood.
Nous avons répété ensemble, et il a dit : « Oui, c'est bien, continuez. »
Et c'est tout. Je ne l'ai plus revu avant les répétitions à la cathédrale.
La grande inquiétude, c'était que, à la dernière minute,
Vichnievskaia n'avait pas été autorisée à faire le voyage.
Donc la pauvre Heather Harper a dû apprendre le solo.
Dans sa petite robe noire à col blanc, elle semblait si innocente, si touchante.
Elle avait le trac, bien sûr, mais elle s'en est sortie magnifiquement.
Toute l'œuvre fit un effet bouleversant.
C'était beaucoup plus qu'un concert, même un concert de création.
C'était incroyablement émouvant.
Je n'ai pas du tout aimé.
J'ai trouvé certains passages vraiment merveilleux.
Mais la fin, la scène dans le tunnel,
quand le soldat rencontre l'homme qu'il a tué,
je n'ai pas aimé. J'ai trouvé ça un peu trop sentimental.
Mais le Lacrimosa m'a tiré des larmes.
Je pense que c'est une page extraordinaire.
Le Lacrimosa, oui...
C'est le mouvement que je chante le mieux, où ma voix fait le meilleur effet,
et celui qui m'émeut le plus quand je le chante.
Parce que, entre les sections du Lacrimosa,
le ténor chante « Porte-le au soleil », et c'est très émouvant.
Porte-le au soleil. Doucement...
... jadis sa caresse l'éveilla en sa terre,
parlant tout bas des champs non semés.
Chaque jour il l'éveilla, même en France,
jusqu'à ce matin et cette neige.
Si quelque chose doit aujourd'hui l'éveiller,
le cher vieux soleil le saura.
À la fin, nous avions tous le cœur brisé, le cœur ouvert
à la manière dont Britten ouvre les cœurs.
Il demande qu'on lui ouvre son cœur comme il le fait pour nous.
Je me souviens que, à la fin,
nous sommes restés agenouillés,
en larmes, pendant très longtemps.
Il régnait un silence de mort, à part les sanglots.
Le premier rang pleurait, tout le monde pleurait.
Personne, pas même Britten, n'avait prévu qu'il aurait un tel impact.
Non seulement le concert, dont on parla beaucoup,
mais l'enregistrement réalisé ensuite par Decca avec les interprètes originaux
plus Vichnievskaia, qui n'avait pas pu participer à la création à Coventry
mais qui fut autorisée à venir enregistrer avec Britten pour Decca.
Ce disque est entré dans la légende.
Il s'est vendu à plus d'exemplaires que n'importe quel autre disque classique,
si l'on excepte des choses comme Les Trois Ténors.
On en a vendu des quantités en quelques mois.
Britten avait vraiment capté l'air du temps.
Oncle Ben avait la bosse du commerce. Ne l'oublions pas.
Il savait gérer ses affaires ; sa musique était jouée.
Il savait composer exactement ce que le public attendait à tel ou tel moment.
Ce n'était pas un hasard ; il savait ce qu'il faisait.
Cependant, la popularité était telle
qu'elle perdait tout son sens.
Elle provoquait des jalousies.
Stravinsky s'est exprimé en termes très durs sur le « War Requiem ».
Je ne suis même pas sûr qu'il le connaissait très bien.
Mais le fait que l'œuvre ait eu un tel succès
signifiait pour Stravinsky qu'elle était sans valeur.
Et beaucoup de gens partageaient son opinion.
Tout au long des années 60, Britten fut une star.
Le festival allait de sommet en sommet.
Il avait confiance en ce qu'il composait.
Mais au début des années 70, il se rendit compte
que, dans une certaine mesure, il ne créait plus l'événement.
La musique de Britten était un peu passée de mode
pendant les 8 ou 10 dernières années de sa vie.
Il en était conscient. Il sentait qu'il appartenait à l'arrière-garde
et que personne ne s'intéressait plus à sa musique.
« Mort à Venise » est probablement ce que Britten a fait de plus personnel.
Il y parle de son angoisse intérieure, de son tourment intérieur.
C'est l'aboutissement de plusieurs années consacrées au thème de l'innocence,
de la trahison, toutes ces sortes de choses.
« Mort à Venise » est la quintessence de tous les idées de Britten sur l'opéra.
Une sorte de dernier mot, la conclusion de tout ce qui a précédé.
Britten sentait que l'attention dont il était entouré dans les années 60
et le statut dont il jouissait étaient en train de diminuer.
Il est intéressant qu'il se soit tourné vers ce roman de Thomas Mann,
dans lequel un personnage connu, une grande figure de la littérature
traverse une crise à la fin de sa vie, une perte de créativité.
Je pense que « Mort à Venise » est l'œuvre la plus autobiographique
que Britten ait jamais composée ; elle parle de lui.
Et il a choisi l'homme qu'il aimait depuis 30 ans
pour jouer, en un sens, son propre rôle dans cet opéra.
« Mort à Venise » commence avec Aschenbach, qui est l'écrivain.
Sa muse l'a déserté : il ne peut plus écrire, se concentrer,
il sent que sa vie touche à sa fin, il est désespéré.
Aschenbach n'a aucune emprise sur sa destinée.
Il évolue au gré de ses rencontres avec les autres personnages.
Il rencontre un jeune garçon et s'entiche totalement de lui.
Il voit d'abord en lui un objet d'art, une source d'inspiration.
Puis il réalise avec horreur qu'il est tombé amoureux de ce gamin.
Finalement, il succombe à l'épidémie de typhoïde et meurt sur la plage
en regardant l'objet défendu jouer avec ses camarades.
C'est une histoire très traumatisante.
Le sujet de « Mort à Venise » ?
Eh bien, c'est l'histoire d'un poète vieillissant
qui retombe amoureux de la jeunesse
et de la beauté de la jeunesse ; c'est très nostalgique.
« Mort à Venise », c'est un homme très seul qui a des tendances homosexuelles.
Et il adore la beauté.
L'adoration de la beauté n'est pas toujours centrée sur la sexualité.
Il s'est dit que l'heure était venue de faire une déclaration personnelle.
Peter Pears partageait apparemment son avis à ce sujet.
Leur homosexualité était connue.
Et la loi avait changé, ils se sentaient probablement plus à l'aise.
Britten n'était pas du genre à faire un « coming out » retentissant.
Britten à Walter Hussey, 6 janvier 19 71 :
J'ai dû faire le vide autour de moi
afin d'écrire une nouvelle grande œuvre pour Peter, qui ne peut pas être repoussée.
Comme la plupart d'entre nous, Peter ne rajeunit pas,
il ne lui reste peut-être plus beaucoup d'années à chanter.
Cette nouvelle œuvre, dont je te parlerai un jour, a besoin de lui.
Ben a peut-être voulu écrire « Mort à Venise »
parce que c'était un rôle idéal pour Peter - un rôle d'homme âgé.
Il avait joué cent fois les jeunes premiers, mais là, il jouait un homme mûr.
C'était peut-être aussi le moyen de rendre publique
- ils l'affichent sans détours - leur propre relation.
Il aurait été plus difficile de traiter un pareil sujet
avant que la loi change à la fin des années 60.
Sa relation avec Pears, qui durait depuis les années 30,
avait déjà attiré l'attention des autorités dans les années 50,
ils avaient même été interrogés par la police.
Il a été convoqué par le Home Office - était-ce en 1953 ?
Beaucoup de gens furent interrogés après l'affaire Montagu.
Cela avait traumatisé Ben.
Car il était aussi très royal, il aimait les titres et la royauté.
Et il craignait de faire tache avec cette histoire.
Ben savait faire bonne figure quand il le fallait.
Je me souviens l'avoir entendu dire de deux de nos amis homosexuels :
« Ces gens-là sont bizarres, non ? » Et je me suis dit : « Aha ! »
Aujourd'hui, tout le monde pense beaucoup à la sexualité. Mais Ben, je ne crois pas.
Franchement, je ne crois pas que cela faisait partie de son quotidien.
Il ne se disait pas : « Mon dieu, je suis homosexuel. Quelle attitude prendre ? »
Le sujet n'était jamais abordé.
Comme beaucoup de choses en Angleterre :
on n'en parle pas entre gens bien élevés.
Je pense qu'il était prude.
Et que cela le torturait tout le temps.
Je ne sais pas pourquoi Ben s'entourait d'adolescents.
C'est un côté de notre nature, non ?
Certains aiment les filles qui ont des gros seins, ou des grands pieds, etc.
Mais Ben était très humain et il adorait les petits garçons.
Je le comprends : je n'aime pas beaucoup les petites filles.
Mais je trouve les petits garçons charmants, et si j'avais ce penchant,
je ferais sans doute la même chose que Ben, je les inviterais à boire le thé,
à passer un bon moment, je serais un peu l'oncle sympa.
La jeunesse, la beauté et l'innocence l'inspiraient.
Mais il n'avait pas besoin d'aller plus loin
sinon dans son imagination et sa musique.
Et Pears lui donnait beaucoup de force sous cet angle :
c'était le roc sur lequel il s'appuyait.
La bonté et la beauté sont le résultat d'un parfait équilibre
entre l'ordre et le chaos,
la bohème et la convention bourgeoise.
Le chaos de la bohème, seul, aboutit à un fouillis de jolis brouillons.
La convention bourgeoise, seule, aboutit à de grands cadavres insensibles.
Pour des Anglais moyens comme toi et moi, le danger réside bien sûr dans la seconde.
Ton attirance pour des adolescents fluets,
c'est-à-dire pour l'asexué et l'innocent, en est un symptôme.
Et c'est ton déni, ta fuite face aux demandes du désordre
qui sont responsables de ta mauvaise santé.
Chez toi, la maladie est un substitut de la vie de bohème.
Il conjure de nombreux démons dans « Mort à Venise ».
Le rapport entre beauté et bonté, Dionysos et Apollon,
et les abîmes dont parle Auden dans sa lettre de 1942.
C'est ce dont Britten a voulu parler à la fin de sa carrière,
du moins à la fin de sa carrière à l'opéra.
Cela le touchait de très près.
Je pense que c'est une œuvre profondément autobiographique.
Ai-je eu tort de venir ?
Que puis-je trouver ici ?
Mais il y a la mer,
et tout près la Sérénissime
même si le ciel est encore gris,
l'air, lourd,
un soupçon de sirocco.
Comme j'aime le bruit des longues vagues basses,
leur rythme sur le sable.
La maladie de Ben s'est développée progressivement.
Il n'y a pas eu un moment de panique générale.
La maladie s'est installée, et avec elle l'angoisse et le désespoir.
Pendant toute la composition de « Mort à Venise », il était malade.
Quand ça s'est aggravé, nous avons dû réagir.
Il risquait de faire une crise cardiaque
et de perdre tous ses moyens.
Il avait souffert de maladies graves pendant toute sa vie.
Souvent les membres de la famille s'écrivaient : Ben est très malade ;
il ne dirigera peut-être plus jamais ; il a perdu l'usage du bras droit, etc.
En fait, il était surtout obsédé par son travail.
Il avait conscience de son talent, et qu'il ne devait pas le négliger.
Il était fermement déterminé à finir « Mort à Venise ».
Je crois qu'il aurait dû arrêter.
Il est allé trop loin.
Il pensait - il savait peut-être - que ce serait sa dernière grande œuvre.
Il savait qu'il allait subir une opération du cœur.
Et il pensait probablement que les choses ne s'amélioreraient pas.
Ainsi passent les instants ;
et tandis qu'ils fuient par le cou fragile
séparant la vie de la mort,
je les vois s'écouler,
comme autrefois je voyais un filet de sable
s'égrener dans le sablier de mon père.
Il était très angoissé par cette opération.
Aller à l'hôpital pour une opération du cœur, ce n'est pas rien.
On ne sait pas comment ça va tourner.
N'oubliez pas que c'était il y a 20 ans.
Il était très anxieux.
À sa sortie de l'hôpital, nous ne savions pas comment tout allait se passer.
Dès les premiers jours, on s'est rendu compte
que son système nerveux avait été endommagé.
Ce n'était pas une paralysie du bras droit,
mais un dysfonctionnement de certains mouvements.
C'était affreux pour lui.
Il ne savait plus toujours exactement où était sa main.
Et bien sûr, on a besoin de savoir quand on joue d'un instrument.
Il pouvait encore se servir de sa main, mais il ne pouvait plus jouer.
Ça le rendait très triste.
Le jour où je lui ai rendu visite, il était plutôt de bonne humeur.
Malgré sa main paralysée, il venait de jouer du piano
et sa main s'était soudain mise à mieux fonctionner.
Hélas, ce fut de courte durée. Mais il était de bonne humeur ce jour-là.
Peter était souvent en voyage, il donnait des concerts.
Il culpabilisait d'être si souvent absent pendant les dernières années de Ben.
Leur relation devint...
Au lieu de deux égaux, qu'ils avaient été dans leur vie professionnelle,
Ben devint dépendant de Peter, émotionnellement et physiquement.
Plus il était malade et plus il aurait voulu l'avoir à ses côtés.
Il se sentait démuni quand Peter était absent.
Peter accepta beaucoup d'engagements pendant la maladie de Ben.
Peter nous donnait l'impression d'être résigné, mais immensément triste.
Mystérieuse gondole !
Un monde différent vous entoure,
un monde intemporel, légendaire,
de sombres courses sans loi dans la nuit aquatique.
Comme une gondole est noire - noire, d'un noir de cercueil,
une vision de la mort elle-même et du dernier voyage muet.
Oui, c'est un bon nocher,
mais il aurait pu être ma perte, me faire traverser le Styx.
Et je me serais évanoui, évanoui comme les échos,
échos dans la lagune menant au néant.
Juste avant la mort de Ben, quand il ne quittait plus son lit,
- nous avions déjà parlé de sa mort imminente -, il m'a demandé :
« Comment ça va être ? Douloureux ? »
« Que se passera-t-il quand je mourrai ? »
J'ai répondu : « Pas grand-chose. Comme si tu t'endormais. »
« Ne t'en fais pas : Old Wystan sera là-haut pour t'accueillir. »
Alors il s'est mis à rire, et après ça allait mieux.
Il avait besoin d'être rassuré.
Je lui ai dit aussi :
« Ne t'en fais pas. Peter et moi serons avec toi, tout ira bien. »
Et il a accepté cette réponse avec joie.
Je ne crois pas que Ben avait peur de mourir.
Il était très calme à la fin.
J'ignore s'il était content de mourir,
mais il savait où il allait, comme toujours.
Même en passant de la vie à la mort, il savait où il allait.
Nous avions une infirmière de nuit.
Elle est venue me réveiller parce qu'elle pensait qu'il mourait.
Peter s'est levé.
Peter le tenait dans ses bras au moment où il est mort.
Une mort très paisible.
Mais il a beaucoup souffert les trois ou quatre dernières semaines.
Tout le monde savait que le moment approchait.
Nous étions presque soulagés qu'il ait enfin trouvé le repos.
En novembre 19 7 4, Peter Pears était à New York,
pour ses débuts au Metropolitan Opera.
Il chantait le rôle d'Aschenbach dans le dernier opéra de Britten, « Mort à Venise ».
Au cours du même mois, Britten lui écrivit cette lettre :
Mon cher cœur, une phrase maladroite peut-être, mais je n'en trouve pas d'autre,
je dois t'écrire un gribouillis que je ne pourrais pas dire au téléphone
sans éclater stupidement en sanglots.
Je t'aime tellement, pas seulement toi, mais ta voix merveilleuse.
Je viens d'écouter une retransmission de « Winter Words »
et honnêtement, tu es le plus grand artiste qui ait jamais vécu.
Chaque nuance, subtile et jamais exagérée,
ces mots magnifiques, si tristes et sages,
peints par le son merveilleux de ta voix,
plein mais toujours coloré pour les mots et la musique.
Qu'ai-je fait pour mériter un tel artiste et un tel homme ?
J'ai dû tourner le bouton avant les folk songs,
je n'aurais pas pu continuer après « How long, how long »...
Combien de temps ? Seulement jusqu'au 20 décembre.
J'arriverai tout juste à tenir jusque-là.
Mais je t'aime, je t'aime, je t'aime.
B.
De mon oncle Peter à Ben, New York, novembre 19 7 4 :
Mon chéri,
personne n'a jamais reçu de lettre plus adorable que celle que tu m'as envoyée.
Tu dis des choses qui me remplissent le cœur d'amour et de fierté
et je t'aime pour chaque mot que tu écris.
Mais, tu sais, l'amour est aveugle,
et ce que tes chers yeux ne voient pas,
c'est que c'est toi qui m'as tout donné depuis le début,
depuis Grimes jusqu'au grand Aschenbach.
Je suis ici ton porte-parole et je vis dans ta musique.
Je ne saurais jamais assez vous remercier, toi et le destin,
pour le bonheur céleste que nous avons partagé pendant 35 ans.
Mon chéri, je t'aime. Peter.