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Bonjour ! On est connecté en direct de l’Espace Saint-Jean.
Bienvenue aux spectateurs et aux internautes.
La première conférence de la Saison « Lorenzaccio, un texte audacieux ! »
animée par Coralie Pasbecq, qui est Docteur en Art du Spectacle,
spécialisée sur Lorenzaccio. Art du Spectacle Paris III, c’est bien ça ?
Oui.
Bonjour.
Bonjour à tous.
Il va y avoir une heure de conférence et une heure de débat.
Ça s’articule en deux temps. Il est autorisé, on inverse les valeurs,
il est autorisé de filmer, il est autorisé de photographier,
il est autorisé de divulguer vos matériaux captés sur internet,
sur le web, sur les réseaux sociaux.
Et pour être plus précis vous pouvez mettre un hashtag
qui permettra nous de repérer ce que vous postez avec un #lbi1314,
ce qui veut dire lbi : Le Bateau Ivre, 1314 : Saison 2013 / 2014.
Chaque publication sera sous une licence, la licence Creative Commons,
non commercialisable, par contre copiable et modifiable à souhait.
Ce n’est pas copyrighté.
Donc j’ai l’honneur et l’immense joie de confier la parole à Coralie.
Tout d’abord Bonjour à tous.
Bonjour à la salle, aux internautes qui regarderont peut-être,
et puis bien sûr à tous ceux qui regarderont l’événement en différé.
Avant tout je vous prie de bien vouloir m’excuser pour le rhume
qui va me donner une diction un peu plus haché que d’habitude.
Je me nomme Coralie Pasbecq, comme Philippe Pillavoine l’a précisé
je suis docteur en Art du Spectacle donc de l’université Paris III Sorbonne Nouvelle.
Et je suis très heureuse d’être présente ici cet après-midi
pour partager avec vous un petit pan de ma passion.
Je suis par ailleurs originaire de Lille et vivant en Loire Atlantique
et donc cela permet de bien regrouper et j’aime bien voyager
donc je me suis dis « nous allons faire un petit tour par Melun ».
Si je suis ici c’est d’abord pour répondre à la requête de la compagnie « Le Bateau Ivre »
qui souhaitait s’appuyer sur ma maîtrise du théâtre de Musset
et particulièrement de « Lorenzaccio » pour accompagner son projet d’adaptation
de ce drame et de la scène historique de George Sand.
Malgré mes onze années d’études théâtrales et du spectacle vivant
j’avoue que la discipline du clown reste un univers assez flou pour moi
mais j’ai donc trouvé très audacieux l’idée d’associer un art que personnellement
je considère comme plutôt visuel à la dramaturgie de Musset qui est totalement texto-centrée.
Donc inspirée par votre audace j’ai décidé moi aussi de parler d’audace
et donc de vous parler de celle de Musset.
Et donc de Musset qui d’un seul coup va sortir le monstre « Lorenzaccio ».
Donc bienvenue à cette première conférence.
Philippe vous n’hésitez pas à m’interrompre si certaines choses vous semblent obscures
bien que je pense que nombre d’entre vous savent de quoi nous parlons,
je vais commencer par rapidement faire un point sur le sujet de la pièce.
Puisqu’il s’agit d’une demande qui a déjà été formulée à Philippe lors de la présentation de saison.
Je sais que vous m’attendez là dessus et je vais me faire un plaisir
de vous rappeler ou vous apprendre les éléments majeurs de ce drame.
À l’origine un fait divers historique : l’assassinat du Duc de Florence Alexandre de Médicis
par son propre cousin Lorenzo en 1537.
Diverses versions littéraires existent pour relater cet événement.
Je vous passe le détail. Mais notons juste que George Sand avait offert à Musset
sa Scène historique « Une conspiration en 1537 » qui était alors inédite, afin qu’il la ré-écrive.
C’est donc ainsi que cet assassinat devient le sujet de ce qui allait être le drame majeur de Musset. Comme l’indique le titre « Lorenzaccio » Musset pour sa part a souhaité
mettre l’accent sur la relation entre Lorenzo et le peuple florentin.
Puisque l’antihéros éponyme n’est pas réellement le tyrannicide
mais le surnom donné par le peuple à celui-ci.
Donc ça imprime immédiatement la part du peuple dans la pièce dès le titre.
Évidemment cela n’est pas anodin.
Puisque par là Musset prévient immédiatement que « Lorenzaccio »
n’est pas seulement un drame qui parlerait d’un conflit au sein d’une famille de pouvoir
mais qu’il s’agit bien d’un drame politique qui pose aussi la question
de la place des gouvernés dans l’histoire.
Dans la pièce nous voyons divers personnages graviter autour du Duc,
autour de ce pouvoir qu’il incarne. Donc d’abord Lorenzo,
son cousin qui se fait son entremetteur, voire son proxénète afin de pouvoir l’assassiner.
La pièce montre la totalité de ce processus : de sa préméditation à son exécution.
Y compris l’utilisation du peintre Tebaldeo pour pouvoir dérober la côte de maille.
Y compris les entraînement au combat de Lorenzo avec Scoronconcolo.
Et ce qui est un peu plus rare l’interrogation des motivations de Lorenzo.
Parallèlement ou plutôt de façon imbriquée Musset nous montre
les vaines tentatives d’autres personnages.
À commencé par l’opposition républicaine qui ne parvient pas du tout à trouver son unité,
ni son timing, ni son mode d’action.
Elle est totalement tiraillée entre autre entre d’une part le père Philippe Strozzi
et son idéalisme paralysant, sa sagesse qui l’empêche de faire quoi que ce soit,
et d’autre part la fougue anarchiste de Pierre qui veut aller à la lutte
mais qui n’a aucune idée de que faire quand le pouvoir va tomber.
Et les autres personnages sont tiraillés entre ces deux parties suivre le père ou le fils ?
Ensuite la tentative inespérée de la Marquise Cibo est un autre pendant de cette tentative
de faire mener l’autorité à l’épreuve du tyran mais cette fois-ci
en n’agissant pas de l’extérieur mais de l’intérieur c’est-à-dire
qu’elle tente en ce faisant la maîtresse du Duc d’influer sa politique
vers une monarchie indépendantiste absolue et paternaliste... tout un programme !
Elle en avait des idées la Marquise. Donc sans oublier bien sûr le vautour,
le machiavélique Cardinal Cibo au service des forces de l’extérieur
dont la seule mission est de protéger les intérêts du Pape et de l’Empereur. Dans l’espoir...
L’empereur ? C’est qui ?
Charles Quint. Donc dans l’espoir d’être nommé pontife à la place du pontife
Lorsque l’heure sera venue. Il fait donc d’Alexandre un simple fantoche
qu’il pourra bien être remplacé par un autre si possible plus docile.
Le Duc est mort vive le Duc ! Et l’ordre du monde est maintenu.
Mais on voit aussi à l’opposé une petite bourgeoisie complaisante
à travers notamment des personnages du Marchand de soie
ainsi qu’une mise en avant de la compromission économique avec Bindo Venturi.
Tandis que l’aristocratie est majoritairement anesthésiée par le luxe et la luxure.
« Lorenzaccio » aborde par conséquent de nombreuses questions politiques
donc pour en citer quelques unes : la révolution populaire avortée,
la servitude volontaire, les pouvoirs supra nationaux,
la mondialisation, le pouvoir de l’argent... et encore d’autres.
La première audace de Musset était donc avant tout d’écrire une pièce politique.
De plus l’auteur n’a pas hésité à user d’un grand nombre d’anachronisme
pour bien signifier que derrière la Florence renaissante pouvait être aperçu
une autre époque la France qui vient de connaître l’échec de la révolution de 1830,
voire un éternel retour de l’histoire.
Cette hardiesse qui donc pouvait exister uniquement dans le renoncement à la scène
à cette époque là est aussi un élément qui par la suite a pu attirer divers metteur-en-scène
au cours du XXème et XXIème siècle et je pense qui font parties des choses
qui peuvent vous attirer : les aspects politiques.
C’est dans la sixième conférence.
Tout à fait. Outre cette première audace donc développée au détour d’un rappel du propos
Musset s’est aussi octroyé dans ce drame la liberté
de rompre totalement avec toute bienséance.
Donc certes à l’époque on a déjà vu des transgressions des bienséances classiques
pour certains dramaturges tel Hugo.
On peut même se demander si choquer la bienséance n’était pas un jeu.
Mais chez Musset il apparaît que d’une certaine façon un degré supplémentaire a été atteint
dans le regard sombre porté sur l’humanité.
Dans « Hernani » au début, Don Carlos apparaît comme un roi indigne montrant
un élément déshonorant de la royauté mais il se rachète
et est racheté à l’Acte IV en devenant le grand Charles Quint,
que les romantiques adoraient tout particulièrement.
Même au niveau des pièces en habit noir de Dumas
la bonne morale est toujours rétablie à la fin.
Même Ruy Blas, certes les amours socialement inacceptables
sont annihilés dans la mort des amants.
Et l’amour reste en tant que noble sentiment affirmé
mais ceux qui avaient fauté meurent.
Chez Musset particulièrement dans « Lorenzaccio » nulle réparation des dommages causés,
nulle condamnation des comportements déviants,
nulle victoire finale d’un meilleur ordre des choses.
Et pourtant la morale y est très lourdement atteinte tout au long du texte.
D’abord dans la façon la plus visible le personnage même de Lorenzo.
Cet humour d’un Lorenzo provocateur, sans foi ni loi,
qui ne respecte pas toujours son souverain,
et donc qui atteint le paroxysme de ce qui ne peut être toléré pour un gentilhomme.
Un homme né bien né, comme on pouvait dire à l’époque.
Donc là ça choque tout ce qui va être de l’ordre de noblesse,
qui cherche encore à garder encore quelques intérêts, à l’époque où Musset écrit.
Ça ne peut pas passer. Ensuite bien sûr ce qui accompagne cela : la débauche.
Qui a de plus le grand tort d’être directement orchestré par le pouvoir en place.
C’est l’association débauche et pouvoir ensemble.
Donc cautionné légalement et par l’église.
Puisque même le Cardinal Cibo face à sa belle-sœur la Marquise pardonnera au Duc
de se déguiser en nonne lors du bal chez les Nasi.
Donc bien sûr débauche, droit de cuissage du Duc, achat de jeune fille, carrément.
On peut le voir dès la première scène avec Gabrielle.
Gabrielle est achetée à sa mère, puisque des Ducas ont été échangés.
La moitié à la commande, l’autre moitié à la livraison.
On se croirait presque dans un trafic. Très stupéfiant.
Et donc cette débauche en plus a le grand tort d’être montrée et jamais condamnée.
Alors certaines fois on se dit certains personnages semblent la condamner.
Mais Musset va tous les dé-crédibiliser. La première que l’on a c’est la Marquise.
Elle est immédiatement dé-crédibilisée par le Cardinal puisque à peine s’est-elle révoltée
qu’à la fin de la scène le Cardinal intercepte le courrier de la Marquise
avec un joli mot du Duc et le Cardinal très sarcastique parle donc d’une marquise
qui pleure mais qui va très vite courir dans les bras du tyran.
De la même façon au niveau des bourgeois on a une courte scène
entre un bourgeois et sa femme commentant le bal chez les Nasi et où on sent que...
il y a une fameuse réplique « Nous n’avons pas assez de moyens pour nous payer cela... »
On se demande si la condamnation est-elle morale ou n’est-elle que de la jalousie ?
De la même façon l’Orfèvre qui condamne l’ensemble des débauches
est renvoyé aussi dos à dos avec son acolyte qui lui tant que l’argent rentre
dans les caisses peu importe qui gouverne.
Mais l’Orfèvre qui semble si accroché à la morale dira oui mais
quand il s’agit du fils Strozzi qui fait le carnaval,
qui est tout aussi enivré que ses copains...
non mais là ce n’est pas grave. Ce n’est que le fils Strozzi.
Donc même l’Orfèvre qui semblait peut être l’un des plus fervent combattant
contre le Duc et contre son gouvernement immoral reste quand même quelqu’un
que l’on peut voir qui place peut-être ses intérêts politiques et partisans avant sa morale.
Donc lorsque l’on fait le bilan, tous ceux qui condamnent sont discrédités
à un moment ou un autre. Donc la débauche est montrée et non condamnée.
La seule chose que montre Musset est qu’elle est illusoire.
Illusoire parce que... ça il le montre plus dans les comédies que dans « Lorenzaccio »,
parce qu’elle n’apporte rien. La débauche appelle une prochaine débauche,
et encore une autre, pour s’étourdir. Elle est dangereuse puisque
comme le dira Lorenzo arrivé à un moment elle lui colle à la peau.
Et elle se referme contre le débauché.
Donc nous avons vu notamment que même
l’église cautionnait cette débauche... je fais une parenthèse.
Bien que la critique des religieux soit à l’époque à tout point romantique,
ils en parlent tous, on peut tout de suite se rappeler le fameux Frollo de chez Hugo,
le fait que Musset dénonce la main mise du clergé sur le pouvoir est un degré supplémentaire
dans la critique des ecclésiastiques et surtout ce qu’il dénonce à travers Cibo
notamment et aussi Valori c’est vraiment les tartuferies de tout ce monde de faux religieux
finalement qui sont avant tout des hommes de pouvoir
et le Cardinal Cibo est l’incarnation de ce religieux qui est en fait
tout sauf un religieux. Qui est vraiment une éminence grise,
comme on pouvait les appeler. Ensuite bien sûr la débauche ne suffit pas,
le sang est versé également. Il n’en manque pas.
Meurtre politique d’une part, soit ordonné directement par le Duc,
soit ordonné de très haut par le Pape et l’Empereur.
Et puis les crimes facétieux puisque le Duc et ses amis
n’hésitent pas à assassiner une ou deux personnes.
C’est même le sport favori de Giomo.
Puisque comme on peut le voir sur la scène du portrait
« Oh tiens, on a enterré celui que j’ai tapé ! » « Que t’avait-il fait ? »
« Oh rien. » Donc ensuite Musset dénonce aussi bien plus discrètement dans « Lorenzaccio »
que dans ses comédies le traitement réservé aux femmes de son époque.
Donc dans les comédies on pense notamment à toutes les tirades
des « Caprices de Marianne » où là les choses sont vraiment montrées
l’influence de l’éducation religieuse, l’ambiguïté des attentes envers la femme.
Dans « Lorenzaccio » cette critique est plus subtile
puisque Musset l’exerce aussi dans la forme.
C’est-à-dire qu’il va donner à toutes les femmes des statuts d’objet.
Des rôles d’objet. Elles sont objets et pour la femme et pour l’économie du drame.
Au niveau de la femme, Catherine est l’objet charmant au guet-apens,
Louise permet que Philippe n’ait plus le courage de prendre les armes.
Donc les femmes ont ce rôle là. Catherine est juste la confidente.
Et elles ont aussi donc ce rôle dans l’économie du texte puisque voilà,
elles permettent que si on n’a pas ces femmes la pièce ne tient pas.
Catherine ? La petite sœur ou la cousine de Lorenzo ?
Alors Catherine historiquement est la sœur de Marie, donc la tante de Lorenzo.
Cependant dans beaucoup de versions étant donné que les deux sœurs
avaient un très grand écart d’âge, elle avait davantage l’âge de Lorenzo
que l’âge de sa propre sœur, elle a souvent été prise pour la sœur de Lorenzo
notamment chez George Sand Catherine est considérée comme sœur de Lorenzo.
Mais historiquement c’est la sœur de la mère.
D’accord. Merci.
Donc des femmes qui sont utiles au niveau de l’économie du drame
et au niveau de la femme elle même.
C’est un assemblage subtile en reléguant tout ce qui a un rôle d’objet
il dénonce l’utilisation qui en est faite. Il est plus clair parfois.
Donc Musset s’est permis de critiquer ouvertement son époque
puisque derrière l’analogie opérée entre Renaissance et XIXème siècle
il y a bien évidemment avant tout une dénonciation amère
et fataliste de la part de Musset de l’immobilisme politique.
Puisque pour Musset personne n’a bougé mais c’est normal
l’homme est suffisamment vil pour ne pas bouger.
Il faut quand même penser que Musset dit « Les Républicains ne bougeront pas »
et on l’entend à plusieurs moments dans le ton de Lorenzo mais on s’y attendait,
et l’humanité est difficile à bouger.
Mais si on a son confort ils est difficile d’être révolutionnaire, etc...
Chez Musset il y a aussi une part de fatalisme,
mais qui n’empêche pas de regretter l’échec de 1830
et de regretter que ses contemporains ne bougent pas.
Même s’il sait que humainement il est difficile que les choses bougent.
Donc d’une part : la critique politique et bien sûr la critique morale
et sociétale non moins développée.
Puisque politiquement on critique aussi bien les velléitaires inactifs
que les ambitieux puisque Pierre Strozzi est un ambitieux,
que les intéressés et les corrompus.
Notamment la très belle scène avec Bindo et Venturi
qui demandent à Lorenzo de prendre les armes avec les Républicains
et que dès que le Duc arrive avec quelques petits privilèges ont oublié leurs combats. « Lorenzaccio » donc qui n’a pas été écrit dans la perspective d’une scène concrète
et datée Musset a donc pu s’y libérer des contraintes de son époque
et donc écrire une pièce démesurée.
Comme Philippe a pu l’indiquer lors de la présentation « Lorenzaccio »
c’est au moins une centaine de personnages parlants
et des dizaines de figurants en outre pour 30 lieux et 39 scènes.
Derrière ce premier constat qui est déjà assez étourdissant
il y a une autre réalité qui est encore plus épineuse puisque les personnages
et les lieux concernés sont en plus de nature complexe.
Et le texte qui est déjà long se relève en plus porteur de longueur.
Donc d’abord nous avons affaire à un système sophistiqué de personnages.
Puisque tous les personnages ont des liens les uns avec les autres
et c’est un système intégral. D’abord il y a un système de duo.
Plusieurs duo dans la pièce. Le premier évident : le Duc, Lorenzo.
Donc altérité et ressemblance, qui est très très marqué,
c’est le plus développé par Musset qui est vraiment développé
dans toutes ses ambiguïtés et toute son ampleur.
Le deuxième duo c’est le duo des marchands : Orfèvre,
Marchand de soie qui sont toujours ensembles en scène,
toujours en pendant l’un de l’autre et qui permettent de voir deux visages différents
de la réaction que peuvent avoir les petits commerçants face au pouvoir.
Le troisième duo est un duel puisqu’il s’agit du duel Cibo
entre la Marquise et le Cardinal.
Où là nous sommes sur un duel moral, duel aussi de la place de la femme,
duel très philosophique, et qui est aussi deux personnages
qui ne peuvent fonctionner qu’ensemble ou presque.
Sinon Cibo n’est que le conseiller du Duc.
Mais pour avoir derrière Cibo l’homme on a besoin du contrepoint de la Marquise.
En dehors des duos un système très carré avec les appartenances familiales.
Donc il y a non seulement les familiers du Duc qui s’opposent aux Républicains
mais même au sein de ce groupe les familles ont des identités.
On pense aux Soderini qui ont une identité.
On pense aux Rucellaï qui sont aussi véhiculés
comme famille avec identité apportée à défendre. Les Pazzi.
Donc nous voyons majoritairement le duel entre Strozzi et Salviati.
Mais derrière cette guerre des clans il y a aussi les autres familles
et chaque famille a sa marque de reconnaissance
et donc aussi les personnages ont besoin de marquer leur appartenance familiale.
Degré suivant : les clivages sociaux.
Les personnages sont très caractérisés par leur appartenance sociale.
Les aristocrates, les bourgeois,... on ne descend pas plus bas chez Musset.
Il s’arrêtera là. Pour lui le peuple s’arrête au plus petit bourgeois : nos marchands.
Mais il pense tout de même être arrivé... voilà...
ce qui pour lui et le niveau où il s’arrête.
Nous n’aurons pas de peuple océan comme chez Hugo.
Musset est un monarchiste. Il restera monarchiste jusqu’à la fin.
Et ensuite pour compléter ça il y a le système des personnages comparés.
Les personnages comparés sont des personnages qui sont dans des situations proches
et qui travaillent aussi en contrepoint l’un de l’autre.
Premier personnage comparé d’une part la Marquise Cibo de l’autre côté Catherine.
Les deux jeunes femmes nobles. Puisque Marie est trop vieille et Louise est trop jeune.
Qui se trouvent directement mises en concurrence par le fait
que le Duc veut faire de chacune d’une successivement sa maîtresse.
Elles sont deux pendants opposés.
La Marquise est une femme qui assume son aristocratie, est une mondaine.
Elle est dans le monde, elle côtoie les grands du monde.
Elle côtoie et le Duc et le Cardinal Cibo qui à eux deux font tout le pouvoir de Florence.
De l’autre côté : Catherine Ginori vit en recluse
et évite le monde de Florence en essayant de rester dans une certaine innocence,
une certaine jeunesse, quelque chose qu’elle essaye de protéger comme une pureté.
Catherine est peut-être le seul personnage pur dans la pièce.
Puisque tous les autres auront des failles.
Catherine est la seule à qui Musset n’ira pas chercher de faille.
Si ce n’est peut-être l’abnégation. Mais en est-elle réellement une ?
Et ensuite le contrepoint, là ils sont trois : les religieux.
Cibo, Valori, Léon Strozzi. Donc Cibo l’éminence grise,
le religieux qui sert le politique.
Valori le religieux courtisan, qui adoucit tout ce qu’il peut.
L’important c’est que le tyran soit content.
Et celui qui apparaît comme le vrai religieux pieux : le fils Strozzi.
Quoique même lui quand on parlait d’être dis crédibilisé il est capable de condamner,
il ne sait pas répéter les mots de Salviati prononcés contre sa sœur.
Mais il n’empêchera pas non plus ses frères de faire couler le sang.
Donc à ranger avec son père : Des bonnes idées mais incapable...
l’un est incapable d’agir, l’autre est incapable d’éviter les actions.
C’est aussi la situation dans laquelle se trouve les deux femmes
de la famille de Lorenzo : Marie et Catherine,
qui déplorent mais qui n’ont plus non plus de contrôle
et de capacité à éviter que Lorenzo continue dans son chemin.
Et donc là pour m’adresser directement à Philippe lorsque l’on adapte
il est très difficile de savoir où retrancher des personnages
ou pas puisque lorsqu’ils se font miroir les uns avec les autres
il y a des risques de perte puisque certains sont là aussi pour définir les autres.
Oui.
Donc là il s’agit vraiment d’une complexité de la pièce.
Et de surcroît ces personnages ont deux autres caractéristiques,
la première c’est qu’ils sont considérés comme des apparitions.
Ce qui est très courant parce que cela correspond à la dramaturgie de Musset...
il faut que tout aille vite chez Musset.
Donc les personnages ils arrivent, ils rentrent, cinq répliques : ils sortent.
Pour une grande majorité.
Tous ces personnages de passants que l’on voit dans les scènes de foule,
mais même Lorenzo dans la scène des conseillers de Duc, Acte I, scène IV,
Lorenzo apparaît au balcon. Même Lorenzo peut être une apparition.
Alors forcément cette question est aussi à rattacher avec l’esthétique du spectre
et la problématique des fantômes, mais les personnages chez Musset apparition la difficulté
qui se cache derrière cela suppose que ce soit des personnages rapides,
rapidement campés, précisément dessinés en peu de temps.
Ça fait partie des contraintes de « Lorenzaccio » lorsqu’il faut le mettre sur scène.
En plus ces personnages sont à la fois des archétypes
puisque chacun est une façon de répondre au pouvoir,
mais ils sont tous nuancés, pétris de contradictions,
et amplis d’une grande humanité. À la fois archétypes et tous personnages pleins
c’est-à-dire avec des contradictions. Ce ne sont pas les fantoches des comédies.
Ce n’est pas Dame pluche qui est là que pour le grotesque.
Là même les plus grotesques ont leurs contradictions et ont du volume.
On peut même considérer parfois : les Marchands sont des personnages principaux.
L’Orfèvre et le Marchand de soie sont des personnages principaux du drame.
Il faut imaginer le niveau de précision derrière et la complexité de chaque personnage.
Donc des personnages qui sont outre le fait qu’ils sont nombreux
ils sont très difficiles à gérer aussi bien individuellement que dans leurs systèmes.
Et d’autre part des lieux, très nombreux également.
Donc totalement en inadéquation avec la scène de 1830.
En 1830 les décors doivent être très machinés, très beaux, très décorés...
Le public attend des machines... Donc changer des décors à chaque scène : pas possible.
Forcément Musset est là totalement en contradiction avec son temps.
Il renoue d’une certaine façon avec Shakespeare.
Puisqu’on est dans ce même principe de lieux métonymiques,
c’est-à-dire un tout petit élément peut signifier. Musset,
vous ne trouverez pas chez lui de longues descriptions telles que Hugo.
Hugo dans Cromwell on a toute la salle du trône, jusqu’aux chiffres à moitié effacés.
Non chez Musset : chez le Duc. Bon c’est chez le Duc,
il y a des conseillers vous aurez compris que c’est une salle d’apparat,
on a pas besoin des tentures.
On est vraiment là pour le coup au niveau des décors de quelques choses
de tout à fait nouveau à ce moment là,
tous les autres qui ont voulu la scène on réussit à faire au mieux à mettre un décor par acte. Chatterton de Vigny on est dans un huis clos.
On ne se pose pas la question : même décor du début à la fin.
Chez Dumas, chez Hugo, on aura un décor par acte.
Donc ces lieux pour être sûr qu’ils soient bien dérangeants vont forcément
alterner intérieur et extérieur, sans se poser la question de la transition.
Une fois on est dehors, une fois on est dedans. Et tout va bien.
Donc forcément quelque chose qui pour l’époque est totalement irreprésentable,
nous aurons l’occasion de le voir dans la prochaine conférence,
que les metteurs-en-scène s’en sont sortis que sur des types de décors
qui étaient des décors symboliques ou dépouillés et avec finalement on aplatit tout,
on joue dans le symbole, on joue dans la connotation, on joue dans l’ambiance,
on ne cherche pas à représenter des lieux.
Puisque de toute façon si Musset avait voulu les représenter
il aurait mis des didascalies qui permettraient de les représenter.
Un foisonnement de personnages et de décors tous complexes
cette démesure n’était pas gratuite bien évidemment.
Pour Musset cette démesure elle est due à la volonté de tout montrer exhaustivement.
Dans la logique qui se faisait aussi avec la scène historique
c’est-à-dire que pour montrer l’histoire on a besoin d’énormément de lieux,
d’énormément de personnages, pour pouvoir montrer les petits et les grands,
pour pouvoir montrer les lieux de pouvoir où l’on voit
mais aussi les lieux dans lesquels ont lieu les conjurations.
Il faut pouvoir montrer dans le cas de Musset non seulement
ceux qui font l’histoire mais aussi ceux qui la subissent.
Puisque vraiment le cran, on passe avec Musset
c’est que l’on voit les répercussions sur les individus.
Là où même le Hugo de Cromwell lorsqu’il montrera les scènes de foules
montrera des conjurés qui essayent d’agir pour faire tomber le pouvoir
mais ne montrera pas des répercussions.
Donc là l’idée de la répercussion sur la vie personnelle de faire le va et vient
dans les deux sens, non seulement l’intimé qui vient faire vaciller un peu le politique
mais aussi la répercussion du politique sur l’intime
ne se trouve à l’époque que chez Musset.
Donc toute cette société il veut la montrer dans toute sa diversité
et tous les individus dans toutes leurs contradictions
et c’est de là que vient cette démesure.
Puisque contrairement aux Scènes historiques qui elles étaient clairement
« nous ne sommes pas faites pour la scène », et qui étaient vraiment une philosophie,
la Scène historique est un écrit historique qui se sert du dialogue à but pédagogique,
on pourrait dire aujourd’hui. Alors que le drame historique est d’abord drame,
d’abord théâtre et a pour sujet l’histoire.
La Scène historique c’est « Une conspiration en 1537 » de George Sand.
George Sand elle écrit une scène historique, tout à fait.
Et qui elle même est un très bel exemple puisqu’elle respecte bien
tous les codes de la scène historique,
parfaitement jusqu’à on fait vivre tous les petits détails trouvés
dans les chroniques florentines.
Donc vraiment le vrai travail qui était attendu dans les scènes historiques.
Tel que Vité pouvait l’avoir édité dans ses préfaces, cette exigence là.
Donc quand Musset écrit un Drame historique
il dit quand même « j’écris un drame ».
Et ça nous nous en rappellerons au mois de février.
Aujourd’hui cette démesure qu’en reste-t-il ?
Une grande question qu’elle est l’unité de cette pièce ?
La question qui s’est posée à de nombreux metteurs-en-scène... Oui !
Alors il y en a dans tous les sens. On fait quoi ? L’unité c’est qui ?
C’est le Duc ? C’est Lorenzo ? L’unité de la pièce tel que Musset l’a voulu c’est Florence.
C’est une Florence qui court à sa ruine, c’est une Florence désenchantée,
c’est une Florence complètement asphyxiée par la débauche.
Et donc forcément faire d’une ville le point focal d’une pièce
ça suppose un... un sérieux changement dans la façon de construire une pièce.
Et ça nous u reviendrons après puisque je vous parlerai de la révolution dramaturgique
opérée par Musset, mais avant celle-ci pour pouvoir comprendre la première partie
de cette révolution dramaturgique c’est ce fameux texte
dont je disais outre le fait qu’il était long, il était aussi empli de longueurs,
donc c’est un texte qui est envahi par la subjectivité.
La subjectivité à l’époque ça n’existait pas au théâtre.
Le théâtre à l’époque c’était encore très codé...
on se dit si il y avait déjà des monologues...
oui mais le monologue à l’époque ne sert qu’à éclairer les actions des personnages.
Musset et quelques autres à aller chercher en Allemagne,
ils ne sont pas nombreux, auront inventé dans cette période là
l’entrée de la subjectivité, le monologue qui sert à quoi ?
À parler du personnage mais de son fort intérieur,
de ses contradictions, de ses dilemmes.
Et qui revient à des choses que l’on avait pu trouver chez Shakespeare,
là chez Shakespeare « To be or not to be » certes le débat est philosophique
mais Hamlet demande quand même s’il va tuer ou non.
Chez Lorenzo il n’y a pas de doute, Lorenzo est une machine à meurtre,
à un meurtre seulement et même tous les fameux monologues de l’Acte IV...
l’Acte IV succession de onze scènes, sur onze scènes
il y a trois scènes qui sont des monologues intégraux de Lorenzo.
Ils viennent en quinconce...
Donc là on a une action qui est totalement étirée, un temps suspendu.
L’acte IV est considéré comme un tunnel par les metteurs-en-scène,
c’est-à-dire que des monologues et puis quand on met les autres personnages
on se demande pourquoi on met les autres intrigues
parce que ce n’est pas des choses très intéressantes...
À ceci près que Musset voulait cette alternance et pourquoi
il y a cette alternance dans l’Acte IV pour accentuer le phénomène d’attente
puisque Lorenzo dit l’heure du crime est fixée, il donne rendez-vous au Duc,
puis il le fait un peu attendre, il prépare Scoronconcolo en lui disant
ce sera à cette heure là, tu es prêt ?
Le troisième monologue ce sont les dernières minutes avant la première.
On pourrait voir un acteur répéter avant sa fameuse scène où il se trouve dans la ville.
Il y a donc cet effet de retardement, l’heure arrive, l’heure est proche,
et donc ce fait de ré-intercaler à chaque fois permettait aussi
à Musset d’accentuer ce phénomène d’attente.
Donc acte de l’attente, temps suspendu, un acte très long.
C’est l’acte dans lequel il y a le plus de scènes dans la pièce.
Les autres ont six, sept scènes. Celle-ci en aura onze.
Un acte totalement étiré et étiré justement par cette subjectivité.
Et par ces monologues qui déroutent parce que pour l’époque
le monologue devait servir l’action.
Et là ces monologues ne servent aucunement l’action.
Lorenzo tuera quoi qu’il arrive, on le sait, il le sait.
Et ces monologues sont soit des interrogations personnelles
des « Qui suis-je » vertigineux : « Ma mère, suis-je un tigre ? »
Toutes ces questions « Quel monstre suis-je ? »
« Pourquoi vais-je quand même tuer le Duc ? »
Mais à aucun moment Lorenzo se demande « Vais-je le tuer ou ne vais-je pas le tuer ? »
non, non, la question ne se pose même plus et de toute façon
il l’a dit à Philippe Strozzi dès la scène centrale
Acte III, scène III la très longue scène bien au milieu.
Ce crime c’est tout ce qui lui reste de sa vertu.
C’est le dernier fil qui le rattache à sa vie d’avant.
C’est l’énigme de sa vie. Il est hors de question d’y renoncer.
Certains y ont même vu de l’existentialisme.
Puisque si Lorenzo ne va pas jusqu’à tuer le Duc il ne peut être que Lorenzaccio,
cet homme dépravé. Et donc nous verrons après lorsque nous poserons la question
pour savoir si Musset était précurseur, novateur,
rappelons nous déjà qu’il avait peut être déjà inventé l’existentialisme avant l’heure...
entre autres choses. Donc multiplication considérable de la proportion des monologues
aussi dans les autres actes puisque la Marquise parle toute seule,
le Cardinal Cibo parle tout seul, Philippe Strozzi parle tout seul
à sa fenêtre en plein délire. Mais ces délires à la fenêtre il sont trois.
Enfin deux vrais délire et un troisième sous-entendu.
Il y a celui de la Marquise après la confession ratée.
Philippe délirant à la fenêtre dans l’attente de savoir si
Pierre reviendra mort ou vivant de son escapade pour aller se venger de Salviati.
Et le Duc voit Catherine Ginori à sa fenêtre. Dans ces mêmes heures, fin de journée,
comme si entre la fin de la journée et le début de la nuit où le crime
va à nouveau régner sur Florence,
Florence par quelques unes de ses âmes charitables
va crier avant que les choses n’arrivent.
Donc tous ces monologues sont à la fois cette novation de l’introduction de la subjectivité
mais qui sont aussi l’œuvre qui structure la pièce, qui structure le sens,
donc d’un côté théorie de l’attente, de l’autre côté révélation
de quelque chose sur le peuple florentin...
Donc des monologues à la fois difficiles à jouer,
difficiles à mettre en scène mais tout aussi essentiels à la pièce.
Donc bien sûr le but des monologues est d’entrer dans la personnalité,
et comme nous le disions la démesure c’est l’exhaustivité au niveau du peuple florentin,
la société, la subjectivité c’est l’exhaustivité de l’individu.
Et donc nous arrivons à une révolution dramaturgique.
Puisque comme nous l’avons vu la subjectivité Musset a déjà fait le premier pas
c’est-à-dire qu’il a cassé le statut de la parole au théâtre puisqu’elle ne sert plus l’action
mais elle peut s’autonomiser, avoir une existence propre,
être là que pour elle même, juste pour faire entendre du texte,
juste pour exprimer la subjectivité des personnages.
C’est la première faille, la seconde c’est l’éclatement spatio-temporel.
Rupture de la linéarité de l’action, subjectivité, linéarité de l’action,
éclatement spatio-temporel : ce sont les conséquences d’une crise dramaturgique.
Mais cette crise dramaturgique a aussi une cause :
chez Musset pour la première fois la forme va répondre au fond.
C’est-à-dire que la forme va éclater du fait des thématiques abordées.
Car « Lorenzaccio » c’est avant tout une triple crise.
C’est une crise des valeurs. Nous l’avons vu : la débauche.
La Marquise qui crie tout ce qu’elle peut contre l’ordre ancien,
où la religion tenait encore quelque chose.
Donc cette crise des valeurs exprimée dans la débauche que l’on retrouve,
que Musset pourra exprimer dans d’autres textes et qui est aussi à relier
avec le fameux mal du siècle. Avec toute cette question de génération sacrifiée,
de parenthèse historique, de vide dans l’histoire qui cause, un ancien système,
des anciennes valeurs, pas encore un nouveau système,
de nouvelles valeurs donc cette période transitoire où les valeurs sont en crise.
Donc pour cela « Lorenzaccio » est une œuvre de Musset
donc désenchantement et mal du siècle.
Crise des valeurs, crise du sujet, puisque là est le moteur de cette subjectivité
qui lorsqu’elle veut montrer la complexité de l’être humain
montre aussi finalement cette crise du sujet.
Puisque ce sont des interrogations du type « Qui suis-je ? »
ces monologues, puisque cette subjectivité cherche en fait
avant tout à essayer de cerner un personnage,
on peut s’apercevoir que dans « Lorenzaccio » plus il y a de monologues,
plus on essaye de cerner Lorenzo, plus il nous échappe.
Et donc c’est vraiment ce sujet qui, on le verra à d’autres endroits,
on peut voir dans « Fantasio » le dilemme de la foule
comme une succession d’individualités qui ne peuvent plus se comprendre,
donc qui est aussi une crise du sujet. Le sujet qui n’arrive plus à faire société.
À rattacher au niveau de la crise des valeurs, de l’interrogation de l’histoire,
le sujet ne trouve plus son identité, le sujet ne trouve plus les autres
et nous avons la troisième crise, la troisième crise est celle du dialogue dans « Lorenzaccio ».
Le premier signe de dialogue en crise est la multiplication
que l’on pourrait considérer comme des dialogues de sourd.
Premièrement le Duc qui n’écoute pas la Marquise, lors de leur scène ensemble.
La Marquise tente de lui insuffler des idées politiques,
il la renvoie à son rôle de favorite.
Ensuite dialogue de sourd évidemment entre le père et le fils Strozzi.
Dialogue de sourd qui là est plus de l’ordre conflit de génération.
De la même façon le fils n’entend pas que le père garde certains principes
dont l’interdiction de faire intervenir des puissances étrangères.
Alors que Pierre lui n’a aucun scrupule à appeler au secours François 1er.
Le fils ne comprend pas les valeurs du père.
Et le père ne comprend pas pourquoi son fils veut à tel point agir.
Dialogue de sourd mais on en a aussi d’autres présences plus petites
à d’autres moments, de micro dialogue de sourd même
lorsque Philippe entre en délire pendant l’attente causée par Pierre parti se venger.
À ce moment là aussi Louise et Léon peuvent dire tout ce qu’ils veulent
il l’entend plus il est en train de monologuer à sa fenêtre.
Il n’entend plus leurs demandes de retour au calme et à la sérénité.
Donc plusieurs dialogues de sourd et une crise du dialogue
qui va même jusqu’à avoir des silences éloquents.
Paradoxalement dans cette pièce qui peut paraître si bavarde
cette scène du meurtre : peu de mots. Pour une scène si importante.
Et d’autant plus quand on compare justement la scène de George Sand
et celle de Musset puisque volontairement Musset a enlevé du texte,
entre guillemets, à cette scène il a voulu qu’elle soit moins bavarde, moins longue.
Et parce qu’à ce moment là pour vraiment marquer
la fin de cette crise de dialogue c’est le silence.
Donc le silence de cette scène de meurtre, peu de mots,
le silence du Cardinal Cibo qui dit plusieurs fois qu’il doit dire des choses
que même Dieu ne sait pas. Le seul personnage qui s’en sort à la fin
c’est ce Cardinal qui sait ne pas parler. Il sait tenir sa langue, qui sait ne pas se dévoiler.
Derrière cette crise du discours il y a aussi,
cette subjectivité vient aussi, puisque cette subjectivité qui sort,
cette intimité qui tente de sortir est aussi comprimée
à plusieurs moments par le regard d’autrui.
C’est-à-dire que l’on peut remarquer que même la Marquise Cibo
va avoir ses vrais monologues et va avoir ses faux passages
de subjectivité face au Cardinal. Les moments où elle semble s’indigner,
on a l’impression d’avoir à faire à une subjectivité qui s’exprime.
Sauf qu’elle n’est pourtant pas réellement la subjectivité de la Marquise.
Comme la subjectivité de l’Orfèvre qui dit ce qu’il pense
et qui finalement a juste envie de faire une belle tirade.
Au fond c’est ça aussi l’Orfèvre, derrière sa volonté,
il n’est pas juste révolutionnaire pour la cause l’Orfèvre,
il est révolutionnaire pour avoir un rôle à tenir dans la société.
Pour qu’on l’écoute et qu’on le regarde. Et pour trouver une existence.
Il y a chez Musset la vraie subjectivité : celle du délire,
celle du monologue de Lorenzo.
Et il y a la fausse subjectivité ce qu’on fait passer pour de la subjectivité
au regard des autres et qui montre là pour le coup
cette rupture du dialogue inter-subjectif.
Les personnages ne se parlent plus, plus du tout.
Ou utilisent le langage comme arme.
Et là nous retournons à notre cher Cardinal qui lorsqu’il met des mots sur son enclume,
sur son marteau, on dit que les mots ont un sens,
lorsqu’il tord toutes ces réalités pour le dire à la Marquise.
Notamment lors de cette tartuferie où il excuse le Duc de s’être déguisé en nonne.
Une crise thématique qui va se répercuter sur la forme
et en quoi cette crise est si révolutionnaire ?
Parce que ça va toucher à quelque chose qui jusque là était considérée
comme le fondement du théâtre.
Le statut de la parole comme moteur de l’action comme assujetti à l’action,
la linéarité de l’action, et à ce moment là ce avec quoi rompt réellement Musset
c’est avec l’aristotélisme et la mimesis praxeos. Mimesis praxeos
c’est le fait de considérer le théâtre comme imitation d’action.
Aristote lui pose le fait que le théâtre n’est pas un théâtre de caractère,
à ce moment là c’était le débat dans la société grecque,
le théâtre n’est pas un théâtre de caractère mais un théâtre d’imitation d’action.
On imite l’action des grands hommes sur scène, dans des buts de catharsis.
Et là Musset clairement dit « Oui ». Donc Aristote et la mimesis praxeos...
Pour Aristote il fallait une action linéaire, il fallait des actions nécessaires
qui découlent les unes des autres. Oui. Il voulait le moins de monologue possible.
Et s’il y en a il faut vraiment qu’ils expliquent pourquoi le personnage agit.
Même les monologues, les très beaux monologues, Phèdre,
ce sont ces monologues qui permettent d’expliquer pourquoi le personnage agit.
Donc il sont passés, à ce moment là Musset sait avec quoi il rompt ;
c’est avec ce que même les autres romantiques n’ont pas rompu,
puisque les autres romantiques continuent de garder l’action nécessaire et linéaire.
Alors oui ils font semblant d’anéantir la règle des trois unités
mais lorsque Vigny fait un huis clos, lorsqu’on rétablit l’unité
au niveau des actes on infléchit juste la règle.
Parce que ce qui avait à comprendre derrière c’était que les trois unités
outre leurs valeurs esthétiques étaient des valeurs techniques.
C’est-à-dire les trois unités garantissaient d’être joué
dans les conditions théâtrales de l’époque.
Le coup de génie de Musset était...
il dit « Peu m’importe les conditions théâtrales de l’époque je ne serai pas joué,
je ne veux pas être joué », à ce moment là il peut franchir le pas
que les autres ne pouvaient franchir, qui est celui de dire
peut-être n’avons-nous plus besoin d’aristotélisme ?
Et c’est là où Musset est maître de la modernité théâtrale.
Mais nous y reviendrons dans cette synthèse aussi des apports de Musset
avant un dernier point de l’originalité de ce texte c’est son lyrisme.
Son lyrisme très singulier, très complexe.
Certes par ce lyrisme une importance des images par la parole
tous les personnages parlent avec des images particulièrement la Marquise.
La Marquise adore les images. Alors les images pures, très imagées,
mais aussi tout ce qui est de références anciennes.
Toutes ces images où l’on se réfère à des mythes, on se réfère à des peintures,
on se réfère à l’histoire, pour dire « Nous faisons comme si nous étions ces personnages.
Nous faisons comme ça c’est passé dans la mythologie. »
Ce système métaphorique, utilisation poétique des images, dans les dialogues.
Mais il y aussi chez Musset d’autres formes de poésie.
La fameuse dialectique de l’amour et de la mort.
D’abord incarné par Lorenzo, Duc.
Mais aussi incarné au fond par toute la cité florentine
qui n’est que débauche et crimes facétieux.
Dans cette même dialectique de l’amour devenue consommation
d’un côté et du sang de l’autre.
Une dialectique de l’amour et de la mort qui est aussi un phénomène poétique
qui pour le coup lui n’est pas encore très répandu à l’époque
mais d’autres formes existent déjà mais Musset va inventer une esthétique onirique.
Tout d’abord nombre de scènes ont lieu de nuit ou à la tombée du soir.
Très peu de scène ont lieu de jour. Notamment tout l’Acte II a lieu après le souper.
Première scène on ouvre immédiatement dans la nuit. Il est minuit.
« Lorenzaccio » est une pièce de la nuit. C’est une pièce nocturne.
C’est une pièce noire, pas seulement au sens où on l’entend : sombre, moche, triste, tragique.
C’est une pièce nocturne également. Elle est marquée par la nuit.
On commence le premier acte à minuit, on a quelques scènes,
on termine avec Catherine et Marie qui sortent une fois que le soleil
commence à se coucher, qui on même froid. Les bannis qui s’enfuient la nuit.
Toutes les scènes de l’après souper. L’Acte III un petit mélange :
des scènes de jours, qui pourraient être des scènes de jour,
d’autres scènes qui pourraient être des scènes de nuit. L’Acte IV :
les dernières heures juste avant le crime qui a lieu à trois heures du matin.
À six heures du matin même. Donc on est aussi dans ce fameux Acte IV
dans les temps de la soirée et de la nuit.
Et l’Acte V, acte à part est le seul acte intégralement de jour.
Mais voilà, une importance de la nuit qui est revendiquée aussi bien
dans les actes que dans les dialogues des personnages.
Et cette esthétique onirique est aussi créée par la forme même
et là je voudrais revenir sur cette fameuse construction de Musset.
Puisque Musset rompt les codes d’acte et de scènes.
Normalement au théâtre, on change d’acte quand on change de lieu,
on change de scène quand les personnages entrent et sortent.
À chaque sortie, à chaque entrée, on change de scène.
À chaque changement de décor on change d’acte.
Chez Musset on change de décor à chaque scène.
On entre et on sort plusieurs fois par scène.
Et ceci lié à ce que j’avais indiqué lorsque je parlais de personnages apparitions crée une rapidité
et un flou qui participe aussi de cette esthétique onirique.
Puisqu’au final les personnages ont cette fulgurance
que l’on peut avoir avec des images rêvées.
Avec cette rapidité, très vite, il faut un lieu, des personnages,
il faut que ce soit dessiné, il faut que ce soit précis,
on doit avoir cette fulgurance des images du rêve.
Nous sommes dans une des premières dramaturgies oniriques avec « Lorenzaccio ».
Donc le grand débat Musset fut-il un novateur ?
Peut-il être considéré comme un précurseur ? Ou autre chose ?
Comme un novateur : oui et non.
Au final ce qu’il a fait d’autres l’ont fait aussi, mais dans une moindre ampleur.
Parce que le maître mot chez Musset sera toujours celui-là :
celui de la démesure, celui de l’ampleur.
Oui des monologues d’autres en font mais pousser le monologue
jusqu’à ce qu’il devienne l’autonomisation de la parole
et une invasion de la subjectivité : non.
Utiliser des personnages secondaires : oui.
Tout le monde le fait. Il faut bien annoncer les morts quand il y a des morts sur scène.
Les héros dans toutes les tragédies sont ces personnages.
Oui mais lorsque ces personnages sont des dizaines dans un seul drame,
qu’ils apparaissent très peu.
Et lorsqu’ils ne viennent plus pour faire avancer l’action une nouvelle fois,
puisque le héros tragique celui qui annoncer,
lui il annonce pour que les autres personnages réagissent à ce qu’il a annoncé,
chez Musset tous ces personnages secondaires ne font pas avancer l’action.
Ils servent principalement à peindre cette société florentine.
L’Orfèvre, le Marchand de soie ne font pas avancer le meurtre du Duc.
Ils ne conspirent même pas ces deux là. À quoi servent-ils ?
À montrer une partie du peuple.
Les bourgeois qui commentent les affaires de la Marquise Cibo, à quoi servent-ils ?
À montrer que finalement et bien c’est marrant aussi de rire des aristocrates
et que derrière cette débauche qui enivre les aristocrates
ça enivre aussi ceux qui commentent.
C’était Gala avant l’heure.
Et ça aussi ça participe du discours politique de Musset finalement.
Et de sa façon de voir comment, pour faire simple,
le système orchestré par le Cardinal Cibo fonctionnait
et pour voir comment il pourrait fonctionner il faut aller voir que même le petit commerçant
était pris au piège de ce système.
Donc un novateur... pas dans l’absolu. Mais dans l’ampleur : oui.
Un précurseur ? Non plus.
Ceux qui ont pu avoir des éthiques proches de la sienne plus *** n’ont pas forcément lu Musset.
Et pour certains on aime chercher à dire qu’il ne fallait pas lire Musset.
Pendant combien de temps Baudelaire le premier
et plus sur le terrain de la poésie que du théâtre a pu dire
« Quel est ce poète mièvre qui dégouline de lyrisme au sens expression du moi ? ».
Ah oui et qui a inventé le vrai spleen ? Le fameux spleen de Paris.
Ce sentiment de solitude au sein de la foule. « Fantasio ».
La première expression de la solitude au sein de la foule c’est Musset qui la prête à Fantasio.
Donc s’il est précurseur en tous cas il n’est jamais précurseur assumé,
et dans le théâtre il a été en ce sens là peut-être
comme Jules Verne faisait des romans d’anticipation il a fait du théâtre d’anticipation.
Et sur plusieurs branches parce que il est d’abord père indirect du drame en crise.
C’est comme nous l’avons vu la première crise du drame est dans « Lorenzaccio ».
Et donc la subjectivité ce sera celle que nous retrouverons chez Ibsen, Strinberg, Tchekov,...
L’anéantissement de l’action, l’autonomisation de la parole sur l’action,
ne serait-on pas dans une pièce comme « La cerisaie » ?
Typiquement. Il n’y a plus d’action dans « La cerisaie ».
À peine une demi vente de maison.
Et la seule chose qui nous intéresse comment les personnages n’arrivent pas à se comprendre
les uns les autres et comment ils parlent pour ne rien dire,
ou pour exprimer chacun leur détresse.
N’était-ce pas ça la crise du drame chez Musset ?
Puisque ce sont les mêmes piliers, c’est la même triple crise qui met en crise la forme.
Destruction de l’action théâtrale, subjectivité qui peut aller jusqu’à la psycho
quand on arrive chez « Mademoiselle Julie » de Strinberg
mais qui est déjà la subjectivité que Musset insuffle jusqu’à envahir cet acte complet
qui est l’Acte IV. Les mêmes facteurs aboutissant aux mêmes conséquences
puisque lorsque l’on analyse ce phénomène des crises
nous arrivons aussi à la fameuse question de la rupture entre la société et l’individu.
Et c’est le fondement selon Peter Szondi de la crise du drame
chez tous ces auteurs à charnière XIXème, XXème.
C’est exactement les mêmes phénomènes qui fondent les mêmes causes.
Donc Musset a fait une première crise d’adolescence avant eux,
d’une certaine façon pour autonomiser ce théâtre qui allait sortir de l’Aristotélisme.
Mais Musset c’était déjà aussi l’absurde et là une petite scène,
très courte, une petite réplique...
lorsque Musset fait de l’absurde : « Observez bien ce que je dis, faites attention à mes paroles.
Le feu duc Alexandre a été tué l’an 1536,
qui est bien l’année où nous sommes – suivez-moi toujours. -
Il a donc été tué l’an 1536, voilà qui est fait. Il avait vingt-six ans ;
remarquez-vous cela ? Mais ce n’est encore rien. Il avait donc vingt-six ans, bon.
Il est mort le 6 du mois ; ah ! Ah ! Saviez-vous ceci ?
N’est-ce pas justement le 6 qu’il est mort ? Écoutez maintenant.
Il est mort à six heures de la nuit. Qu’en pensez-vous, père Mondella ?
Voilà de l’extraordinaire, ou je ne m’y connais pas.
Il est donc mort à six heures de la nuit. Paix ! Ne dites rien encore.
Il avait six blessures. Eh bien ! Cela vous frappe-t-il à présent ?
Il avait six blessures, à six heures de la nuit, le 6 du mois,
à l’âge de vingt-six ans, l’an 1536. Maintenant, un seul mot –
Il avait régné six ans. » Du pur absurde. Déjà, chez Musset.
Chose que Jean-Pierre Vincent avait bien noté puisque pour jouer
le duo des marchands il utilise le même duo de personnages
que pour jouer « En attendant Godot ». Ce sont des clowns Beckettiens,
ces deux personnages. Et finalement même Brecht n’est pas loin.
Puisque lorsque l’on montre une société vouée à des fléaux,
à la débauche sans la condamner on n’est pas loin de la position de Brecht :
souhaiter montrer sans jamais juger.
Et laisser le spectateur un peu dirigé juger lui-même.
Ou du moins lui laisser l’illusion qu’il avait jugé.
Mais nous sommes déjà dans ce type d’esthétique et l’épique n’est pas loin aussi.
À présent toutes ces audaces étant passées
je vous laisse la parole si quelques éclaircissements
ou quelques débats sont à susciter.