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[TOGO, AFRIQUE DE L'OUEST]
Je voudrais acheter un litre d'essence si possible.
C'est bon, on a fait le plein !
Salut, c'est Thomas. On est en Afrique de l'Ouest.
[LES CAMIONNEURS D'AFRIQUE DE L'OUEST]
L'Afrique de l'Ouest, pour des multinationales
comme Procter & Gamble, Nestlé ou Unilever,
est le dernier gros marché inexploité.
Elles ne considèrent pas la région comme un réservoir à pauvreté au taux de sida élevé agité par des guerres civiles
impliquant des guérillas armées proprement ahurissantes,
mais comme l'habitat de 245 millions d'acheteurs de savon potentiels.
Êtes-vous prêts ?
Pour acheminer leur marchandise des ports du Ghana et du Nigeria
aux étagères des savanes d'Afrique de l'Ouest,
ces entreprises, comme chez nous, utilisent des semi-remorques.
On est à Lagos, au Nigeria et on va prendre un camion
pour rejoindre le Ghana, dont la frontière est à 460 km,
donc ça devrait nous prendre que 5 ou 6 jours,
mais ça dépend de beaucoup de merdes.
Le premier tronçon, c'est de Lagos à la frontière avec le Bénin.
Là, on va dans un petit entrepôt de camions.
C'est le bureau.
Ça, c'est les vieux camions. On va aller voir les nouveaux.
Je vais vous amener voir les nouveaux camions.
Vous voyez les routes ?
Ouais.
Bien goudronnées.
C'est des bonnes routes.
Ça, c'est les nouveaux camions. Il y en a 5. On va en utiliser un pour vous.
Ils ont de l'allure.
D'habitude, ils partent en convoi ?
Oui, ils se déplacent en convoi. Tous nos chauffeurs circulent en convois.
Quand on se déplace en groupe, on a moins de chance de se faire attaquer.
Qui vous attaquerait ? Qui attaque les gens ?
Ça pourrait être la police. La police peut attaquer les gens.
Si vous êtes seul, ils peuvent vous arrêter et vous causer des soucis.
Les moteurs chauffent et on a une tonne - une vraie tonne - de savon
dans le camion. Un taxi tout neuf fabriqué en Chine.
Le chauffeur s'appelle Osama, ça devrait le faire.
[87 KILOMÈTRES]
La route est pavée mais il y a plein de nids de poule,
il faut ralentir et les passer tranquillement.
Je vais m'endormir. Il faut mettre de la musique ou un truc.
Je suis claqué, mec.
Moins d'une heure après notre départ, on a rejoint l'embouteillage
de la frontière entre le Nigeria et le Bénin,
presque 5 km avant la frontière.
Les douanes nigérianes vont venir inspecter.
C'est un problème africain. On va se garer ici.
Ça a l'air assez loin.
Ça va prendre combien de temps ?
On va dormir ici.
Ah, d'accord.
Traverser l'Afrique de l'Ouest en camion, c'est sans fin.
Malgré l'existence de la CEDEAO, une organisation commerciale créée dans les années 1970
pour promouvoir et développer le commerce en Afrique de l'Ouest,
les règles douanières et même les heures varient largement entre les 15 pays membres.
Il est fréquent qu'un semi quittant le Nigeria avec une remorque
pleine de beurre attende plusieurs jours que sa cargaison
soit inspectée par les douanes,
avant d'affronter la bureaucratie et la corruption
indispensables pour être en règle avec l'immigration.
Qu'est-ce qu'il faut faire maintenant ? Payer des frais de douane ?
Oui.
Amenez ça au bureau.
Ces braquages transforment des trajets de 400 km en voyages de plusieurs jours,
parfois plusieurs semaines,
ce qui augmente les prix des marchandises à chaque étape.
Cela développe aussi l'économie informelle, chaque fois que les camions s'arrêtent.
Une économie qui ne favorise pas les intérêts de Nestlé ou d'Unilever
mais plus des trucs à la JT LeRoy.
On les suit à la douane.
C'est une ville frontière, c'est un peu
le El Paso du Nigeria et du Bénin.
C'est un peu crasseux.
C'est le terrain du gouvernement, c'est un peu plus propre.
De l'autre côté, c'est un vrai bidonville.
Qu'est-ce que tu manges ?
Y'a un truc qui est clair et pâteux,
j'en prends et je le trempe dans ce truc-là,
qui est sombre et granuleux, et qui baigne dans un jus acide.
J'ai envie de dire que c'est du bœuf et un genre de farine
mais je suis pas sûr parce qu'il y a pas de lumière.
Et il fait nuit.
Y'a plein de gens à la frontière, mais pas grand-chose à faire.
Le truc qu'on peut faire, c'est trouver des putes.
Comme dans les escales de routiers aux États-Unis, la prostitution est le plus lucratif
si ce n'est le plus visible des commerces dans ces villages isolés.
Le taux de VIH étant de 20 à 25% parmi les putes,
les chauffeurs font plus que répandre les marchandises dans toute l'Afrique de l'Ouest,
ils apportent aussi le sida.
Il est 10h30, on est derrière le bar,
on s'est fait des nouveaux copains, on glande.
On parle de comment c'est ici, sur la frontière.
C'est comment, sur la frontière ?
En sortant du bordel, la police nous est tombée dessus
et nous a enfermés quelques heures,
avec seulement 2 choix de sodas et plusieurs boîtes de noix de cajou
pour se nourrir.
C'était douloureux.
[DOUANES NIGÉRIANES]
Il est midi. Ça fait près de 24 h qu'on est là,
ils nous ont amenés dans une salle de conférence et nous ont donné des cookies et du café,
pour s'excuser de nous avoir retenus pendant 3 heures
sans raison, hier soir.
Ça a un peu chauffé.
Le suicide a été évoqué de manière étrange, voilée,
et c'est marrant, parce que ça montre bien le genre de merdes que les chauffeurs
vivent tous les jours pour traverser les frontières.
[FRONTIÈRE NIGERIA - BÉNIN]
On est à la frontière, là.
Je peux voir votre carte ?
Garez-vous ici et quand j'aurai vérifié, je vous rendrai vos cartes.
Garez-vous là.
Je sais pas bien comment ça marche et je sais pas si eux-mêmes connaissent
le fonctionnement de chaque côté.
Personne porte d'uniforme, je sais pas qui vous êtes !
C'était des gendarmes ?
La confusion qui règne à la frontière est artificielle.
Les gens qui vivent à la frontière,
trafiquants, douaniers, services d'immigration...
Ils veulent faire des sous.
Donc les douaniers,
la police, ils savent que
la seule manière d'extorquer untel, c'est de lui faire perdre du temps.
On a des retards,
beaucoup de contrôles sur les routes,
et des pots-de-vin,
de la corruption, quoi.
Et au final,
tous ces retards créent des coûts supplémentaires
qui vont fatalement être
répercutés d'une manière ou d'une autre sur le prix des biens.
[BUREAU DES DOUANES DE LA FRONTIÈRE BÉNINOISE]
On est de l'autre côté de la frontière, au Bénin,
dans la même situation que du côté nigérian,
qui est à 450 mètres, mais en français.
La bureaucratie est abrutissante,
c'est incroyablement long et ennuyeux.
On passe son temps à attendre.
J'ai l'impression qu'on serait plus efficaces à cheval.
Après s'être fait virer par les flics
et une bande de types en shorts,
on a décidé d'aller sur la plage en attendant nos chauffeurs.
Je commence à me dire que ce voyage est maudit.
Quand la police nous a séparés de nos camionneurs,
on est allés à la plage.
C'est là que notre producteur Jason a perdu son téléphone,
et toutes nos affaires sont bloquées dans la voiture.
Donc on vit sur la plage, maintenant.
Ils ont déclenché l'alarme.
Je sais pas à quoi va ressembler ce voyage.
Il est 8h30, on approche de 9h.
On est toujours sur la frontière Bénin/Nigeria,
on attend nos camions.
[220 KILOMÈTRES]
En 2 jours complets, on a traversé une frontière
et on s'est approché de 95 km de notre destination.
En gros, une heure de route aux États-Unis, si tu conduis comme un débile,
et nos camions ne pourront pas partir avant le matin
parce que les douanes béninoises ont conservé les horaires français, en hommage
à leur ancienne puissance coloniale.
En gros, tout le monde s'en bat les couilles et va pioncer.
[FRONTIÈRE BÉNIN - TOGO]
Tu prends combien ?
98.
Non, tu prends 50.
50, triche pas.
Je triche jamais.
Rends-lui l'argent.
Triche pas.
Tu veux les rouler parce qu'ils sont blancs.
Non, c'est comme ça pour tout le monde, Noirs ou Blancs.
Et... On est au Togo. OK, cool.
Il est encore 10h30. On a gagné une heure en entrant au Togo,
ce qui est bien parce qu'on a perdu une heure au Bénin
parce qu'ils nous ont pris pour des espions.
On a perdu nos camions, il faut qu'on les retrouve sur la route.
Peut-être que ces jeunes en moto-taxi peuvent nous prendre,
ce sera plus marrant que de faire du camion.
On a perdu les camions, on s'est fait virer de tous les hôtels du Togo
on est malades comme des chiens à cause de la bouffe
ou de l'eau du robinet,
donc on a décidé d'attendre près des camions à l'arrêt
en face de la frontière du Ghana et de revoir nos plans.
Et nos vies.
C'est là qu'on a rencontré les motoboys.
Si la colonne vertébrale de l'économie Ouest-africaine est le camionneur indépendant,
les disques intervertébraux qui lui permettent de bouger
sont leurs apprentis, les motoboys.
Les chauffeurs ouest-africains ont un style de vie relativement tranquille
et passent pour des Lothaire itinérants
mais les motoboys sont plus des enfants des rues dickensiens
qui font des petits boulots, entretiennent le camion
et surveillent les biens stationnés pendant que les chauffeurs vont boire et baiser.
Et parfois, choper le sida.
Tu es à la frontière depuis combien de temps ?
J'y suis depuis 7 jours.
C'est normal, une semaine ?
On attend entre une semaine et un mois.
Mon Dieu.
Et vous faites quoi ?
Les motoboys font tout le sale boulot,
les patrons fonctionneraient pas sans nous.
Quand notre patron part et qu'on a de l'argent,
on lave les camions et on fait ce qu'on veut.
On mange, on s'amuse.
Les chauffeurs ont assez d'argent pour céder aux distractions
que les villes frontalières offrent
mais les motoboys affrontent des jours d'ennui à l'ancienne,
en faisant les cons.
Ces mecs se font trop chier.
On a fini le jeu du bâton, on fait un foot-orange.
Comment s'amusent les chauffeurs ?
Ils boivent dans les bars
et cherchent les femmes qui ont des gros culs.
Les filles viennent ici voir les motoboys parfois ?
On n'a pas de copines,
on rigole avec les vendeuses.
On leur achète des trucs,
mais on n'a pas de relation.
C'est amical, c'est tout.
C'est ma femme.
Comment t'es devenu motoboy ?
Pourquoi tu as décidé de travailler dans les camions ?
J'allais à l'école
mais mon père avait pas assez d'argent donc j'ai arrêté pour apprendre un travail.
Je suis pas éduqué.
Je peux faire des boulots non-qualifiés, pour lesquels il ne faut pas être éduqué,
des sales boulots qui ramènent un peu de blé.
Un jour, un chauffeur cherchait un assistant
donc j'ai commencé à bosser comme motoboy.
Je fais ça depuis 7 ans.
Mon père est mort, dans mon village.
Un jour, je me suis levé en pensant : "Je souffre, je dois voyager."
Je suis allé à Seme et j'ai vu mon frère.
Il travaille pour les douanes.
Mon frère m'a vu et a dit : "Tu es mon sang !" Il m'a emmené chez lui,
m'a lavé, m'a habillé et nourri, tout.
Puis il m'a dit que je devrais apprendre à conduire.
J'ai vu un gros camion comme celui-ci.
J'ai dit au chauffeur qu'il me fallait du travail.
Il m'a demandé : "Tu sais travailler ?"
J'ai dit oui.
"Tu peux faire le taf ?"
Encore oui.
"Alors nettoie mes chaussures."
Et je lui nettoie les chaussures.
Il me dit : "T'es bon,
prends ton sac et grimpe."
Il avait pas de motoboy.
Et on a commencé à travailler.
Je fais ça depuis 10 ans.
Les motoboys comptent sur la bienfaisance de leur chauffeur pour se nourrir
et pour une bière occasionnelle
mais aussi pour leur apprendre les ficelles du métier.
Mais devenir un chauffeur demande plus que de la patience.
Avoir le permis et la carte de résident de la CEDEAO coûte de l'argent,
ce qui peut représenter des années d'économies.
Et tout ça dans l'hypothèse que le chauffeur ne se débarrasse pas de vous
pour un motoboy plus jeune et moins cher. Ce qui est monnaie courante.
On n'a pas de salaire mais ils nous donnent de l'argent pour manger.
Les chauffeurs me donnent parfois 500 Francs CFA (0,75 €).
Il les donnera aujourd'hui, mais on n'est pas sûrs d'être payés demain.
L'argent ne nous sert qu'à manger.
Qui est l'idiot qui a pas lavé la marmite ?
Si on est là un mois et qu'on n'a plus d'argent,
quelqu'un qui vit près d'ici va voir ses parents
et demande de l'argent et à manger.
Si tu as de la chance, tes parents sont dans le coin.
Il va faire 2 repas. Un plat, et après un autre.
Tranquille sur l'oignon, tu sais qu'on fait 2 plats ?
T'inquiète pas, y'en a encore plein.
Si on se rebellait contre nos patrons,
ils trouveraient des gens pour nous remplacer.
Et si on part, nos patrons nous feront une sale réputation
auprès des autres chauffeurs et on trouvera plus de travail.
On a fait un truc super, regardez la sauce !
Après le repas, on a reçu un appel de nos camionneurs
qui avaient eu moins de mal à passer la frontière du Ghana sans nous.
Ils étaient déjà à Accra.
Ce qui est génial pour les gens qui ont besoin de savon
mais pas pour nous, parce qu'on devait rentrer.
Les conducteurs travaillent pour une multinationale
et ont assez d'argent pour parcourir les 460 kilomètres
de frontières, de contrôles policiers, d'arrêts aléatoires durant 4 jours animés
mais leur succès ne signifie rien pour les motoboys que nous avons côtoyés.
la plupart d'entre eux ont passé plus de temps à la frontière que nous pour tout notre voyage
et ils étaient toujours là quand nous sommes partis.
Ça signifie encore moins pour l'expansion du commerce en Afrique de l'Ouest,
en tous cas pour les entreprises qui ne pèsent pas des milliards de dollars.
Les adeptes du libre marché se servent de cet argument pour dire que submerger une économie
d'argent entraîne une marée dont tous les bateaux profitent.
Dans les années 1980, cet argument a été modéré par la théorie du ruissellement.
Mais dans un système marqué par 50 ans de corruption jamais combattue,
la monnaie ne ruisselle pas.
Elle coule directement dans les mains de celui qui est assez malin
pour l'attraper en premier.
Ce qui laisse aux gamins qui sont au bout du tuyau,
nos motoboys,
autant de chances de devenir camionneurs qu'en ont les petits américains
de devenir des sportifs professionnels.
À moins qu'ils ne rejoignent une guérilla armée avant.