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PIERRE LOUŸS
ARCHIPEL
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
—
1906
Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE
DERNIÈRES PUBLICATIONS
———
ANDRÉ BEAUNIER
Le Roi Tobol1 vol.
ALBERT BOISSIÈRE
Clara Bill, danseuse1 vol.
FÉLICIEN CHAMPSAUR
L'Orgie Latine1 vol.
JULES CLARETIE
Brichanteau célèbre1 vol.
MICHEL CORDAY
Les Demi-Fous1 vol.
LÉON-DAUDET
Le Partage de l'Enfant1 vol.
DOSTOÏEVSKI
Les Frères Karamazov (Tr. BIENSTOCK et TORQUET)1 vol.
GABRIEL FAURE
L'Amour sous les Lauriers-roses1 vol.
GUSTAVE GEFFROY
L'Apprentie1 vol.
YVES GUYOT
La Comédie protectionniste1 vol.
JULES HURET
En Amérique: De New-York à la Nouvelle-Orléans1 vol.
—— De San Francisco au Canada1 vol.
GEORGES LECOMTE
Les Hannetons de Paris1 vol.
PIERRE LOUŸS
Archipel1 vol.
MAURICE MAETERLINCK
Le Double Jardin1 vol.
CATULLE MENDÈS
Le Carnaval fleuri1 vol.
OCTAVE MIRBEAU
Sébastien Roch (Illustrations de H. G. IBELS)1 vol.
MICHEL PROVINS
Nos Petits Cœurs1 vol.
ÉDOUARD ROD
L'Indocile1 vol.
LÉON TOLSTOÏ
Le Grand Crime1 vol.
ÉMILE ZOLA
Vérité1 vol.
ENVOI FRANCO PAR POSTE CONTRE MANDAT
331.—L.-Imprimeries réunies, rue Saint Benoît, 7, Paris.
ARCHIPEL
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE
PARIS
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume.
Astarté, poèmes,épuisé.
Les Chansons de Bilitis1 vol.
Aphrodite1 vol.
La Femme et le Pantin1 vol.
Les Aventures du roi Pausole1 vol.
Sanguines1 vol.
SOUS PRESSE
Le Crépuscule des Nymphes.
————
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
50 exemplaires numérotés sur papier de Hollande.
15 exemplaires numérotés sur papier du Japon.
10 exemplaires numérotés sur papier Whatman.
PIERRE LOUŸS
A R C H I P E L
————
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
——
1906
Tous droits réservés.
A
M. LE PROFESSEUR LANDOUZY
Hommage de reconnaissance
et d'affection profondes.
P. L.
PREMIÈRE PARTIE
LA NUIT DE PRINTEMPS
————
Assise dans son manteau léger, derrière
la porte du jardin, Néphélis parée attendait.
La nuit sous les arbres était si profonde,
que les yeux ne voyaient pas la main, et
que seule la senteur des feuilles révélait
leur présence obscure. Tout dormait, les
hommes lointains, les oiseaux cachés, les
ramures invisibles. Le silence de la terre
était pur comme le noir de l'ombre. Néphélis
immobile se tenait les doigts unis
sous le genou, et la tête droite.
Elle ne voulait pas bouger. En épouse
inaccoutumée aux artifices des séductions,
elle ne remuait pas un pli de son manteau,
de peur que les parfums de son corps ne se
perdissent au souffle du geste. Et sachant
bien qu'elle était venue trop tôt, elle attendait
avec patience, satisfaite d'être là, enivrée
d'espoir.
Doucement, un doigt frappa la porte au
dehors.
—Déjà!
Sans bruit, elle ôta la lourde barre et fit
tourner la porte sur ses gonds huilés. Elle
entendit un pas sur la grève, mais ne vit
rien, que la nuit noire.
—Ne me cherche pas, murmura-t-elle, je
suis là. Je te précède, viens vite, j'ai peur
des esclaves et qu'on ne nous épie. Suis-moi.
Au sortir des fourrés, tu verras un
peu mon ombre.
Elle marcha sur la pointe du pied. Ses
petites sandales se posaient à peine sur le
sable ou la mosaïque. Une branche qu'elle
effleura la fit frémir; ce ne fut qu'un bruissement
furtif entre deux vastes silences, et
les fleurs remuées secouèrent leur parfum.
La première, elle entra dans la chambre,
courut jusqu'à la niche où elle avait mis un
rhyton sur la lampe de terre pour la voiler
sans l'étouffer et dès qu'elle eut un peu de
lumière, elle se retourna:
—Dieux! fit-elle. Dieux! Dieux! Dieux!
ce n'est pas lui!
L'homme s'était avancé jusqu'au milieu
de la pièce. Elle recula vers le mur que
son dos frappa brusquement et ses mains
retournées errèrent sur la paroi.
—Qui es-tu?
—Je ne suis pas lui, tu viens de le dire.
N'es-tu pas assez renseignée? Il y a lui,
n'est-ce pas, et le reste du monde. Moi, je
suis le reste, l'humanité, la foule, ce dont
on ne veut pas.
Néphélis le regardait, presque défaillante.
C'était un homme osseux, hirsute et barbu,
et d'autant plus barbu qu'il était maigre. Sa
tête semblait faite de poils. Quatre grandes
dents manquaient à sa mâchoire supérieure,
si bien que sa barbe avalait sa
moustache et ce détail était horrible. Son
cou étroit sortait d'un manteau de bonne
laine, assez malpropre et bizarrement drapé.
Ses jambes paraissaient plus courtes que le
torse. Il n'était ni grand, ni petit, mais la
lampe posée sur le sol doublait son corps
d'une ombre immense, dont la moitié couvrait
la muraille et l'autre le plafond.
Il se croisa les bras violemment, en fourrant
les mains sous les aisselles.
—Ha! dit-il, le lit parfumé! des pétales
de roses! une amphore de vin frais! On
attendait quelqu'un, si l'on ne m'attendait
pas! Quand le mari fait la guerre, la femme
fait la débauche... Ha! ha! Des couronnes
fleuries!... Mais je sens une odeur de
myrrhe qui est à donner la nausée.... Et
cette lampe qui a fumé noir... Cela sent la
prostitution chez toi, m'entends-tu?...
Holà! quille ta robe et fais ton métier!
Voilà une drachme.
Lancée a travers la chambre, la pièce
d'arpent frappa Néphélis au ventre. Elle
étouffa un cri.
—Misérable! dit-elle d'une voix blanche.
Tu sauras ce qu'il en coûte de me parler
ainsi: Oui, j'ai un mari, et j'ai un amant;
mais la porte du jardin s'est rouverte, mon
amant est là, dans l'allée, il vient, il approche,
et s'il te trouve ici, tu seras tué
comme un ver.
—Il me tuera? fit l'inconnu. Qu'est-ce
que cela me fait? Je suis mort depuis cent
ans. Tu me demandais mon nom? Je suis
le Roi d'Égypte, embaumé.
Néphélis se passa lentement la main sur
le visage comme pour y sentir le long froid
de la Peur...
—Je suis perdue, se dit-elle. C'est un
fou.
*
* *
L'homme, la voyant pâlir, reprit en souriant:
—Ne crie pas, belle amie, où je te tue
toi-même; et pour toi qui n'es pas morte, ce
sera bien autre chose que pour un cadavre
comme le mien. Regarde ma chair de momie.
D'un mouvement brusque, il détacha,
tous ses vêtements, et se dressa nu.
—Tu disais tout à l'heure, que la porte
s'était rouverte. C'est impossible. La barre
est mise. Personne n'est dans le jardin,
personne dans l'allée. Fais ton métier, ma
fille, je t'ai donné une drachme. Et ne crie
pas, ou, par Dzeus! je te tue immédiatement.
La mort, Néphélis l'eût acceptée en cet
instant. Son effroi dépassait de beaucoup
celui qu'éveille chez les mourants la vision
de l'éternel Léthé... Mais la mort par cet
homme, oh! c'était pire que tout!
Elle ne cria pas.
Dans un effort de tout son être, et se
souvenant qu'il ne fallait pas contrarier les
insensés, elle exhala quelques phrases,
à peine articulées par sa langue sèche et
froide:
—Oui, tu es le Roi d'Égypte... tu es couvert
de bandelettes... Mais il n'est pas digne
de toi, Seigneur, de t'arrêter chez ta servante...
Veux-tu que je te montre la route?...
Tes reines, plus belles que des femmes,
chantent aux portes du jardin.
Le fou bondit:
—Roi! Roi! Billevesée! Roi! Qui a dit
que j'étais Roi? Est-ce que je ressemble à un
homme? Ne voit-on pas que je suis dieu?
Et comment serais-je entré ici, pauvre sotte,
si je n'étais pas dieu? La porte est fermée,
je te l'ai dit, la barre est dans les crochets.
Je ne suis pas entré par la porte. Je suis
l'émanation de cette amphore noire. Je suis
Bakkhos! Bakkhos! Bakkhos!
Il campa sur sa tête la couronne de roses
et se mit à danser avec frénésie.
Insensiblement Néphélis se glissait le long de
la muraille, essayait de gagner l'endroit
où elle pourrait s'enfuir. Le fou ne la voyait
plus, il tournait sur lui-même en s'étourdissant
dans l'ivresse de sa bacchanale; mais,
comme elle se penchait vers la serrure, elle
sentit la main osseuse qui s'abattait sur son
épaule. Pour la première fois il la touchait.
Elle recula de nouveau jusqu'au fond de la
chambre.
—Hé! dit-il en s'arrêtant. Ta peau est
fraîche, ma fille. Comment n'es-tu pas encore
dévêtue? Quitte ta robe! Je t'ai payée.
Il marcha vers elle, et de la robe lâche et
fine il dégagea un sein.
Néphélis s'acculait au mur. Elle voulait
parler, mais pas un mot ne sortait du tremblement
de ses lèvres épouvantées... Le fou
prit en ses doigts l'admirable sein, et pressa:
quelques minces fusées de lait jaillirent.
A cette vue, il pâlit. Sa voix s'altéra et
devint celle d'un petit enfant.
—Maman! s'écria-t-il. Maman! Pourquoi
depuis cent ans ne m'as-tu pas nourri? Que
t'ai-je fait pour que tu donnes ton sein à un
autre, à un autre que tu attends dans un lit
de roses et d'aromates? Est-ce parce que je
n'ai plus de dents que tu ne veux plus
nourrir ma bouche? Maman! pourquoi
m'as-tu quitté?
Et, paralysant des deux mains les bras
de Néphélis éperdue, il jeta ses lèvres sur
le mamelon, il suça comme un altéré.
Un sursaut d'horreur souleva la poitrine
de la jeune femme:
—Monstre! c'est à mon enfant, ce lait
que tu bois!
Elle se dégagea et prit l'homme à la gorge;
mais, en un instant, elle fut domptée.
—Hé! hé! dit-il. Je t'avais prévenue
qu'on ne pouvait pas tuer un mort. Au contraire
tu vas voir comme il est facile de
faire mourir une femme vivante... Ha! ha!
Non! ne crie pas. Je ne te tuerai point.
C'est un jeu, c'est une fête. Donne-moi ton
bandeau.
Il arracha, en effet, le bandeau de la
longue chevelure qui tomba silencieusement,
et saisissant en arrière les deux poignets
de Néphélis, il les garrotta fortement
sur les reins.
La jeune femme claquait des dents. Encore
une fois, elle aurait voulu crier, mais
un dernier espoir la soutenait... La porte
du jardin n'était pas bien fermée... Il allait
venir, l'amant, le sauveur; il la délivrerait...
Ah! comme elle l'attendait! Dans quel élan
désespéré toutes les énergies de son désir
faisaient-elles effort vers lui!
Cependant le fou avait dénoué la ceinture
et détaché sur l'épaule droite l'agrafe de la
boucle d'argent. Le vêtement s'affaissa. En
vain, Néphélis serrait les genoux. L'homme
arracha la robe, et empoignant l'infortunée
par le milieu du corps, il la jeta de loin sur
le lit où elle tomba en gémissant.
Une bouffée de parfums monta de la
couche remuée.
—Ah! cette odeur de myrrhe! dit encore
le fou. Ta loge est empestée, fille de joie!
Ha! chasse la myrrhe! A bas! A bas!... Je
suis Psammétique, fils du Soleil. La myrrhe
est l'odeur de la Nuit. Je suis le Roi vainqueur,
le Très-Haut, le Roi! le Roi! La
myrrhe est l'odeur des bouges... Chasse la
myrrhe, fille de la Nuit! Par les cornes
d'Hathor et par la gueule de Pascht! A bas!
A bas! A bas! A bas!
Il s'affaissa, la tête renversée.
Néphélis, blottie à l'extrémité de la couche,
le regardait avec des yeux immenses.
Un grand calme suivit. L'homme s'était
tu. Au dehors, la même paix nocturne planait
sur le jardin désert. Il ne viendrait
donc pas! Dieux! peut-être il était venu, il
avait frappé, il n'avait pas franchi la porte,
il était parti... parti... Une angoisse atroce
étreignit la poitrine de Néphélis.
Et le fou s'était relevé.
—Tu es belle, dit-il doucement. Depuis
quand es-tu ma femme? Tu n'étais pas ainsi
du temps que j'étais roi. Tes cheveux blonds
sont devenus noirs. Tes flancs étroits se
sont élargis... Et tes jambes... Oh! que tes
jambes sont grandes!... Ouvre-les!...
De plus près encore, il lui parla, en posant
la main sur une tablette de marbre où
il y avaient des fioles de parfums.
—Ne crains rien, dit-il, je suis vieux.
Tu vois, ma fille; je suis un vieux... Je suis
mort depuis cent ans! Ne te détourne pas
d'une momie. Je ne veux que baiser ta bouche,
et dormir, dormir sur ton sein, ô mère!
Il avança ses mains maigres, lentement,
comme pour implorer. Mais une secousse
nerveuse l'ébranla tout entier, des pieds à
la tête. Il sauta sur le lit, par-dessus la jeune
femme et retomba de l'autre côté.
—Aaaah!
Enfin elle avait crié! un cri long comme
une agonie, un déchirement de toute son
âme, une plainte désespèrée vers le secours,
les dieux, le miracle, la vie!
—A moi! A moi! glapissait le fou. Ne
lutte pas, fille de la Nuit! Ne serre pas
ainsi les dents, mon baiser te pénétrera! Ha!
la myrrhe! la myrrhe! la myrrhe! Tu concevras,
sache-le bien! Les étoiles sortiront
de ton sein comme les abeilles de la ruche!
Ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! Car je
veux...
Néphélis avait dégagé sa main droite et,
d'un geste si prompt que le fou n'en vit rien,
elle l'avait assommé à la tempe avec un
objet lourd, pris sur la tablette.
Elle se dressa tout debout sur le lit, la
bouche ouverte, les deux mains en avant
de la face, avec une sorte de rire plus
affreux qu'un gémissement. L'homme était
tombé sur le coup, mais pour elle il n'était
pas mort. Elle saisit vivement dans un vase
à col fin ses longues épingles de coiffure,
dix ou douze pointes acérées dont chacune
était mortelle, et vingt fois elle les plongea
toutes dans la poitrine maigre, entre les
côtes saillantes, dans l'estomac, le ventre,
les yeux et les joues; et quand les esclaves
éveillés accoururent à ses hurlements, ils
la trouvèrent foulant aux pieds le cadavre,
pleine de sang, toute nue et les mains vers
le ciel, comme une Andromède inouïe, qui
marcherait sur le Monstre.
27 décembre 1905.
L'ILE MYSTÉRIEUSE
————
Les dernières fouilles exécutées en Orient
par les savants occidentaux ont amené des
découvertes d'un intérêt tout à fait neuf,
inattendu, et singulier.
Jusqu'ici, les patients coups de pioche
donnés dans les terres antiques avaient eu
pour objet et pour résultat de confirmer nos
connaissances livresques sur les personnages
dont l'histoire nous parle, ou sur leurs
contemporains. On avait exhumé le palais
des Césars, celui des Xerxès, celui des
prêtres d'Ammon et, si les travaux accomplis
avaient été féconds en trouvailles, du
moins ils ne transportaient pas les esprits
on dehors ni au delà de l'histoire authentique.
Ils creusaient dans le réel et cherchaient
dans le connu.
Maintenant, on entre dans la fable.
Sur tous les points à la fois, en Troade,
en Crète, en Égypte, en Argolide, à Rome
même, les êtres et les pierres légendaires
apparaissent à ceux qui niaient leur existence
et reviennent à la lumière dans leurs tombeaux
véritables, dans leurs murs encore
debout. Pendant vingt-cinq ans, l'Iliade fut
seule à nous livrer ses personnages et ses
décors: on retrouva le palais de Priam et
celui d'Agamemnon. Mais depuis quelques
années les civilisations fabuleuses sortent
du sol toutes ensemble comme si l'heure de
la résurrection venait de sonner sur leurs
mystères.
La première dynastie de l'Égypte était regardée
comme apocryphe et comme n'ayant
jamais vécu que dans l'imagination des
prêtres: on a déterré aujourd'hui presque
tous ses rois dans leurs cercueils individuels
marqués de leurs noms exacts.
Bien plus: on retrouve des rois antérieurs,
dont les Égyptiens eux-mêmes avaient
perdu la mémoire. Nous sommes mieux
renseignés sur leurs origines qu'ils ne le
furent jamais, et nous savons aujourd'hui
que, loin de placer des souverains fictifs au
début je leurs annales, comme on les en accusait,
ils méconnaissaient, au contraire,
l'extrême antiquité de leurs monarchies.
Et voici maintenant, que les fouilles de
Crète nous entraînent définitivement dans
des siècles chimériques. Le palais de Minos
et de Pasiphaë, le labyrinthe construit par
Dédale, la terrasse d'Icare, l'appartement de
Phèdre, l'antre monumental du Minotaure
viennent d'être déblayés, mesurés et parcourus:
toute la mythologie redescend dans
l'histoire.
Quelle légende, en effet, quelle vieille
fable humaine était plus que celle-ci fantastique
et surnaturelle? Minos est fils de Zeus
et d'Europe; il est le demi-frère de Pallas,
d'Hercule, d'Hélène et de Persée. Il s'entretient
avec les dieux, il ressuscite les morts,
il est juge aux enfers. Qu'il aime l'étonnante
Procris, qu'il fasse la guerre à Nisos ou
qu'il soit trompé par sa femme, c'est toujours
au milieu de circonstances magiques
dont la variété est immense. Les Mille et une
Nuits, ne nous rapportent rien qui témoigne
d'une imagination mythique aussi riche que
celle d'où est née la légende crétoise. Et
désormais, le roi Minos est dépouillé de
sa légende mieux encore que Charlemagne.
Nous respirons où il a vécu, nos pas sonnent
sur les dalles où fut son trône royal, nous
possédons quatre-vingts inscriptions relatives
à son époque: c'est la lumière. Bientôt,
nous pourrons reconstituer sa figure,
son règne et son temps. Nous verrons
Minos tel qu'il fut: roi de Cnosse, ennemi
d'Athènes et grand constructeur de palais.
Sans doute, la découverte intéresse d'abord
l'historien; mais le peintre et le poète pourront
imaginer, d'autre part, qu'elle fait tout
aussi bien revivre le vieux conte si cher à
leurs maîtres anciens.
Ainsi, les demi-dieux et les héros grecs
sortent l'un après l'autre de leurs linceuls
de songe pour nous apparaître au delà des
âges, au delà des temps explorés.
Cependant, la plupart demeurent mystérieux.
Même parmi les héros d'Homère, si
Hélène, Pâris et Agamemnon sont faciles à
entrevoir sur leurs murs délivrés de la terre,
on ne saurait en dire autant de celui qui est
sans doute le principal personnage des épopées
archaïques, celui qui, dans l'Iliade,
joue le rôle le plus fin, celui qui remplit
l'Odyssée de son intelligente figure: le roi
d'Ithaque, Ulysse le Prudent.
Plus la lumière se répand sur les premiers
âges de la Grèce, plus le vieil Ulysse se dérobe
aux chasseurs de tombes. Il nous cache
son palais comme il cachait aux siens le fond
de sa pensée; il reste impénétrable; il sera
peut-être le dernier à livrer le secret dont
nous sommes si curieux. On le poursuit depuis
plus d'un an. On ne trouve rien. Et bien
des esprits commencent à se passionner
autour de cette lutte engagée.
A l'heure actuelle, on cherche non seulement
le roi lui-même, sa tombe, son palais,
sa ville capitale, mais la petite île
d'Ithaque qui a, paraît-il, disparu.
Nous avons appris en classe qu'Ithaque
était un modeste îlot entre Céphalonie et
Sainte-Maure, un rocher portant quelques
herbes, quelques maisons, quelques pêcheurs.
Je l'ai longé, il y a six mois, d'un
bout à l'autre, à bord d'un paquebot qui
revenait d'Égypte, et j'imaginerais difficilement
un plus petit royaume sous le ciel. Or,
nous nous trompions tous; Ithaque n'est
pas Ithaque. On n'y a pas retrouvé le palais
d'Ulysse pour la raison bien naturelle qu'il
n'y fut jamais construit; c'est du moins ce
que soutient M. Dœrpfeld, le directeur de
l'Institut allemand d'Athènes, et sa théorie
suscite des discussions de plus en plus animées.
Sans développer ici dans tous leurs détails
les arguments de M. Dœrpfeld, disons simplement
que plusieurs vers de l'Odyssée paraissent
incompréhensibles si l'île d'Ulysse
n'était pas toute proche du continent et
réunie a lui par un gué praticable. Ainsi,
Télémaque demande à Mentor s'il est venu
à pied ou sur un bateau. Une partie des
troupeaux d'Ulysse paît sur la rive de l'île
et l'autre sur un promontoire du continent.
On ne comprendrait guère un berger breton
qui garderait ses bêtes à Dinard et enverrait
vingt-cinq brebis brouter de l'herbe
à Guernesey...
De ces remarques et de plusieurs autres
que je n'exposerai pas ici, M. Dœrpfeld a
conclu que la seule des îles Ioniennes qui
répondît aux descriptions d'Homère était la
grande île de Leucade, aujourd'hui Santa-Maura.
Et non content d'affirmer son opinion,
il a voulu en avoir le cœur net: il a
commencé des fouilles.
C'était là qu'on l'attendait. Du côté de
l'École française, on ne croyait guère à sa
réussite. M. Reinach n'affirmait rien. M. Victor
Bérard niait absolument. M. Migeon
exprimait son scepticisme d'une façon presque
irrévérencieuse. Jusqu'ici, les résultats
des travaux semblent leur donner raison,
car on n'a rien trouvé du tout, pas plus à
Leucade qu'à Ithaque, et M. Dœrpfeld revient
les mains vides, de sa première tentative.
Aussitôt, chacun l'abandonne, même ses
collaborateurs et ses partisans du début, et,
lorsqu'il émet l'hypothèse que le palais du
roi Ulysse pouvait bien être construit en
bois et n'avoir laissé aucune trace, on pense
généralement que c'est là une façon spirituelle
de se tirer d'affaire. Néanmoins,
la question a intéressé quelques riches
amateurs qui font les frais des travaux.
M. Dœrpfeld à Leucade et M. Preuner à
Ithaque vont reprendre cet hiver des recherches
concurrentes, et nous saurons
peut-être bientôt dans quelle île encore
mystérieuse, Pénélope espéra dix ans, fidèle
et seule, le retour de celui que retenait
Calypso.
Que ces nouvelles directions de la curiosité
humaine sont donc significatives! Pendant
des siècles, les voyageurs ont parcouru
la terre, à la recherche des Eldorados, des
vallées paradisiaques et des îles fortunées.
Maintenant, la terre habitable est connue;
la carte en est faite. On a résolu tous les
grands problèmes. Le dernier grand fleuve,
le dernier grand lac ont été découverts, et
gravés à leur place sur nos atlas désormais
suffisants. Mais l'activité de l'homme a besoin
d'un prétexte, et voici que les explorateurs
s'avancent dans les glaces polaires
avec l'ardeur et l'émotion de leurs pères
devant les merveilles équatoriales.
De même, pendant quatre cents ans, nous
avons parcouru l'histoire. Comme l'espace
terrestre, le temps passé est sorti de l'inconnu,
pierre à pierre, année par année.
Sauf peut-être celle de l'Inde antique, il n'y
a plus de grande civilisation morte que nous
ne puissions reconstituer sur des données
historiques et certaines. Presque partout, le
détail est encore livré au zèle des chercheurs;
mais les grands siècles ne nous réservent
plus de surprises extraordinaires. Et alors,
comme les voyageurs vers les pôles, les historiens
se rejettent sur les origines.
C'est là, dans cette nuit des temps où leurs
prédécesseurs ne s'aventuraient point, c'est
là que les historiens nouveaux attaquent les
derniers mystères. Ils sont entrés jusque
dans la fable. Ils ont été même au delà:
une petite plaque de schiste trouvée en
Égypte et quelques tombes au bord du Nil
les ont transportés par-dessus les traditions
les plus lointaines. Il n'est pas interdit de
penser qu'ils atteindront un jour le pôle de
leur domaine, l'origine exacte de l'histoire,
c'est-à-dire l'endroit du monde où jadis,
pour la première fois, un homme dessina
son nom sur la pierre.
Octobre 1901.
LES
CHERCHEURS DE TRÉSORS
————
A deux lieues de Séville, une vaste colline
verte recouvre de sa terre et de ses prairies
les ruines d'Italica, ville considérable. C'est
de là que partirent jadis Trajan, puis Hadrien,
tous deux nés dans ces murs d'une
province lointaine, et qui devaient posséder
le monde.
Il y a quelque temps, comme j'étais là-bas,
un laboureur de la colline verte ébrécha
le soc de sa petite charrue contre une
pierre trop lourde pour être soulevée. Le
soir il revint avec deux amis, bêcha tout
autour de l'obstacle, déterra la pierre pesante,
qui se trouva être taillée de main
d'homme, parfaitement rectangulaire et
propre à servir de table. Il la fit transporter
chez lui.
En la nettoyant, il découvrit que sa face
la plus lisse portait une inscription: il
allait donc être obligé de la faire polir par
un maçon avant de la monter sur pattes: et
cela n'irait pas sans frais. Aussi accepta-t-il
gaîment de céder sa trouvaille pour cinq
pesetas à l'instituteur du village, qui savait
quelque peu de latin.
Peu de jours après, un voyageur, moitié
touriste, moitié marchand, vit l'inscription,
la déchiffra, et, après des pourparlers qui
durèrent pendant plusieurs heures, il en
devint propriétaire, en échange d'une bonne
somme: cent francs.
Je vous laisse à penser si le maître d'école
se vanta de son bénéfice et plus encore de
sa science. Pendant une semaine, il fut
l'homme le plus respecté du canton. Les
journaux de la ville s'occupèrent de lui. Et
puis, ce fut à son tour de porter l'oreille un
peu basse lorsque le bruit courut que son
acheteur avait vendu la fameuse table vingt-sept
mille francs au musée de Madrid.
A cette nouvelle, une émotion générale
s'empara des villageois. C'était donc une
table magique? Une relique de la Sainte
Vierge? Non: c'était tout simplement le
premier document connu sur les courses
de taureaux en terre espagnole, un décret
romain organisant des tauromachies à Italica.
Le musée de Madrid n'avait pas voulu
abandonner aux collectionneurs une inscription
désormais célèbre sur l'origine
antique du jeu national.
Je ne jurerais pas que tous les paysans
comprirent quel intérêt trouvait l'État à
posséder un pareil trésor, ni que l'un
d'eux eût donné vingt-sept mille francs
de sa poche (à supposer qu'il les comptât)
pour conserver cette table dans la maison
de ses pères. Mais dès qu'ils surent qu'on
trouvait, dans le pays, des pierres qui valaient
leurs poids d'or, bon nombre d'entre
eux renoncèrent brusquement à l'agriculture,
bâtirent un petit mur autour de leur
champ, et se mirent à fouiller le sol en
mettant soigneusement tous les cailloux de
côté.
Trouvèrent-ils quelque chose? Oui, sans
doute: des colonnes, des bustes, des statues
brisées, des fragments de poteries. Au moment
où je quittai Séville, on venait de
mettre à jour, et presque au ras du sol, une
mosaïque à personnages, peut-être sans
grande beauté, mais remarquable par ses
dimensions et par son état de fraîcheur conservée.—Cependant
on ne pourra pas dire
que cette ville immense et mystérieuse,
avec toutes ses merveilles que nous ne connaissons
pas, soit vraiment sur le point de
nous être révélée, tant que des archéologues
intelligents n'auront pas pris en main
le travail des fouilles.
Pour creuser une terre antique et en tirer
ce qu'elle renferme, il faut un peu de
science et beaucoup de flair. L'un sans
l'autre ne sert de rien. C'est pourquoi l'on
ne peut conseiller, ni d'une part à tous les
propriétaires de retourner leur petit enclos,
ni d'autre part à tous les professeurs d'appliquer
sur le terrain leur expérience des
bibliothèques. Il n'est pas donné, même aux
plus savants, d'être un J. de Morgan ou un
Flinders Petrie, et de ressusciter un monde
en tombant sur la bonne cachette. On le
verra curieusement par l'anecdote que voici;
elle est tout à fait récente et je ne la crois
connue que par les gens du métier:
Un petit champ inculte, dans la plaine
de Pompéi, avait été choisi par la direction
des fouilles pour recevoir l'amas des terres
provenant des excavations; car il faut bien
qu'on jette cela quelque part, et la mer est
un peu trop loin pour qu'on puisse le lui
porter. Certain jour, un savant italien,
M. Sogliano, se promenant dans la campagne
du Vésuve, vit ce petit champ, et
ce qu'on en faisait. Il examina le site et les
lieux, le tracé de la route antique, la conformation
du terrain; puis il se rendit
auprès de ses confrères qui dirigeaient les
travaux, leur dit qu'ils agissaient au rebours
du sens commun et qu'au lieu d'apporter
des terres en cet endroit du paysage ils
devraient fouiller précisément là.
On lui fit observer qu'on était en pleine
campagne, qu'il n'y avait pas de raison
pour supposer qu'un Pompéien eût bâti jadis
une villa solitaire sur cet emplacement;
que d'ailleurs le terrain n'appartenait pas à
l'État et qu'il faudrait mille démarches
pour en obtenir l'acquisition.
Les démarches, il les fit, ou les fit faire,
je ne sais. Toujours est-il que le terrain fut
acquis. On cessa de l'ensevelir. On le
fouilla: M. Sogliano, outre son flair et sa
science, possède encore sans doute le don
de la persuasion.—Et si l'on eut raison de
porter la pioche dans cette prairie, c'est ce
dont personne ne douta plus des qu'on eut
touché le sol ancien; il y avait là les murs,
les salles et les fours d'une fonderie gréco-romaine,
et dans les cendres une merveilleuse
statue de bronze et d'argent: un
éphèbe nu, intact jusqu'aux extrémités des
doigts, ouvrant ses yeux d'émail au milieu
d'un visage admirablement pur.
J'ai vu à Naples, le mois dernier, ce chef-d'œuvre
inconnu qui allait être enfoui dans
une tombe éternelle quand, par un instinct
supérieur, un passant l'a senti vivant sous
la terre et l'a sauvé pour notre joie. Athènes
n'a rien enfanté de plus charmant que
sa forme simple et calme. Est-ce un dieu?
est-ce un portrait? nul n'ose encore se prononcer.
Il est debout, si complètement nu
qu'il a les mains vides. Pas un ornement.
Pas un attribut. Il a quinze ans et il se montre,
la bouche entr'ouverte et l'œil grave,
comme s'il avait le sentiment que sa contemplation
est sacrée.
Quels que soient les efforts, les sommes
dépensées, les existences humaines usées à
la tâche, jamais ou ne saura trop faire pour
retrouver de pareils modèles. L'art de tous
les pays du monde attend chacune de ces
découvertes pour s'instruire à son enseignement,
se purifier aux grands exemples et
s'élever peu à peu jusqu'à cette perfection
antique que nous atteindrons peut-être un
jour.
Il semble qu'en Italie même, on commence
à le comprendre depuis que M. Baccelli
a été deux fois ministre. Les fouilles
de Pompéi, qui depuis cent cinquante ans
n'ont encore déblayé que la moitié de la
ville, sont reprises avec une activité toute
nouvelle. On explore cette année la cinquième
région, dans la direction de la porte
de Nola, et chaque pas en avant est une
précieuse conquête. L'an dernier on mettait
à jour la maison dite «du Gladiateur»,
suite de pièces entourant un grand jardin
central où le parterre intérieur est bordé
d'un petit mur peint à fresque représentant
une chasse fantastique. Cette année même
la maison de Marcus Lucretius Fronto était
exhumée à son tour: celle-là tout à fait
remarquable, et la plus belle qu'on ait
ouverte depuis celle des Vettii. Outre un
jardin où l'on admire, comme dans le
domaine précédent, une vaste peinture de
chasse, l'édifice nouveau possède de nombreuses
chambres ornées de tableaux mythologiques
et de paysages d'une conservation
parfaite. Quatre vues représentent des
villas romaines et des palais à vol d'oiseau,
d'une exactitude architecturale minutieuse;
elles seront, pour les archéologues, d'inestimables
documents.
Ce n'est pas tout. A Rome même, un
homme énergique et intelligent, M. Boni,
a obtenu qu'on lui livrât le Forum avec
les fonds nécessaires pour le fouiller méthodiquement.
Et là, non seulement sous les
maisons voisines, sous les vieilles églises
en bordure, qu'on lui permettait de démolir,
il a retrouvé des palais et des temples,
des colonnes et des statues, mais au milieu
même de la place, devant l'arc de triomphe
de Septime Sévère, sous une poussière foulée
par des millions de touristes, il a découvert
la Pierre Noire elle-même, le dallage
sacré que Rome vénérait comme la tombe
de son fondateur.—Romulus fut-il vraiment
mis en terre à cet endroit? La tradition
seule le prétend. Et pourtant M. Boni
a soulevé le marbre; il a regardé ce qu'il
cachait. Un sépulcre de douze pieds carrés
apparut, entouré de cendres, d'ex-voto et
d'ossements de victimes. On en tira des
vases très anciens, des statuettes archaïques,
une tête de Gorgone. Et plus loin on
déblaya une petite pyramide ornée d'une
inscription que personne ne put comprendre.
La seule chose que l'on sache sur elle,
c'est qu'elle nous donne incontestablement
le plus ancien texte connu de la langue
latine; mais M. Maspero me disait récemment
qu'on avait proposé déjà soixante-quatre
lectures différentes de cette page
écrite sur le tuf, et qu'il ne se hasardait
pas à donner la clef du mystère.
Un peu plus loin, devant la maison des
Vestales, M. Boni trouva encore, sous la
pioche de ses ouvriers, la fontaine sainte de
Juturne où l'on dit que les chevaux de Castor
et Pollux, un jour, se sont abreuvés.
La fontaine était demeurée là, dans sa cuve
de marbre blanc, étouffée par la terre depuis
plus de mille années, mais toujours ornée
de ses charmants bas-reliefs, et si parfaitement
revenue à la vie des sources, qu'à
peine affranchie de la sépulture elle recommença
de couler.
UNE FÊTE A ALEXANDRIE
————
La fête au milieu de laquelle se déroulera
dans quelques heures le triomphe d'un
souverain oriental est, dit-on, la plus somptueuse
que Paris se soit donnée depuis
quatre-vingt-dix ans. Celles même de 1867
et de 1889 n'avaient pas à ce point inondé
ses rues de fleurs, d'étoffes, de clartés en
guirlande et d'architectures éphémères,
toutes choses qui enchantent le grand enfant
populaire et déplaisent aux parcimonieux.
Il est clair que nous manquons de points
de comparaison. De siècle en siècle, le sens
des fêtes se perd chez les nations modernes.
On suppute le prix d'une colonne, on marchande
l'épaisseur des dorures, bientôt, il
ne sera plus permis d'allumer une rampe au
fronton de l'Élysée, sans entendre crier
quelque part qu'un mètre de gaz coûte vingt
centimes, et que vingt centimes donnés à
un pauvre eussent été de meilleur emploi.
Jadis, on comprenait les besoins de la
foule, sa soif de lumières, d'or, de rouge, et
de clairons. On lui donnait moins chichement
ce pain de joie et ce souvenir. Peut-être
serait-il intéressant de comparer ici à
la fête actuelle dont on blâme déjà l'éclat,
la Fête telle qu'elle pourrait être si on lui
accordait vraiment des «crédits illimités».
Nous remonterons au delà de vingt et un
siècles pour en trouver l'exemple, mais
celui-là du moins mérite d'être conté.
*
* *
Voici quoi fut le cortège, qui traversa la
ville d'Alexandrie, soixante ans après sa
fondation, cortège si considérable que la
Bannière de l'Étoile du Matin en ouvrit la
marche au lever de cet astre et que la Bannière
de l'Étoile du Soir la ferma au soleil
couchant.
On observera qu'il ne s'agit pas là d'un
conte, ni d'une rêverie, mais que nous possédons
sur cette fête un document historique
qui a tous les caractères d'une relation
officielle.
En outre, on notera qu'elle ne fut pas
ordonnée par un prince de décadence, épris
de faste et de débauches, mais par le plus
sage, le plus pacifique et le plus éclairé des
souverains de l'antiquité, par Ptolémée Philadelphe,
celui-là même qui fit traduire la
Bible par les Septante, et qui attira dans sa
capitale tout ce que le monde comptait
d'artistes, de philosophes, de poètes et de
savants.
Le pavillon d'où partit le défilé triomphal,
et où le banquet fut servi, était assez grand
pour contenir cent trente lits de table rangés
en cercle. Quatorze colonnes de bois, hautes
de vingt-trois mètres, tendaient au-dessus
de la salle un ciel d'étoffe écarlate; quatre
de ces colonnes simulaient des palmiers;
les autres étaient sculptées en thyrses. On
avait suspendu, dans les intervalles, des
peaux de monstrueux fauves; cent animaux
de marbre soutenaient les piliers.—Au-dessus,
des boucliers d'or, des tissus à sujets,
des tableaux de grands peintres se succédaient
ornementalement, parfois embrumés
par les parfums qui brûlaient dans les trépieds
d'or, tandis que la voûte semblait
borner le vol de huit aigles d'or hauts de
sept mètres. Les cent trente lits étaient d'or,
couverts de tapis de Perse et d'étoffes de
pourpre.
La vaisselle et les vases étaient d'or comme
le reste, et, dit l'historien, enrichis de pierreries
d'un travail admirable. Autour du
pavillon qu'on avait entièrement jonché de
fleurs rares, une forêt d'arbres plantés en
une nuit rafraîchissait la terre d'une ombre
continue.
Après la Bannière de l'Étoile, celles des
Rois et celles des Dieux formaient la tête du
cortège. La Pompe Dionysiaque suivait:
c'étaient des Silènes ventrus, les uns couverts
de pourpre sombre et les autres de
pourpre claire; puis des Satyres élevant des
torches ornées de feuilles de lierre d'or;
des Victoires aux ailes dorées portant des
lances de trois mètres, au bout desquelles
s'arrondissaient des cassolettes de parfums;
un autel d'or suivi de cent vingt enfants qui
tenaient des plats d'or chargés de myrrhe,
de crocos et d'encens en fumées.
Ensuite, un char long de sept mètres
sur quatre, traîné par cent quatre-vingts
hommes, supportait la statue de Dionysos
faisant une libation avec un vase d'or. Cette
statue était haute de cinq mètres. Devant
elle, un autre vase d'or, colossal, contenait
six cents litres de vin. Des pampres, du
lierre, des couronnes, des guirlandes, des
thyrses, des bandelettes, des masques, des
tambourins, s'ordonnaient avec symétrie
sur les quatre parois du char; et derrière,
marchait en criant la troupe des Bacchantes
aux cheveux défaits, couronnées de serpents
et de branches verdoyantes.
Un autre char, traîné par soixante hommes,
portait la statue de Nisa, ornée de raisins d'or
et de pierres précieuses.
Un troisième char, roulé par trois cents
hommes, long de neuf mètres et large de
sept, représentait un pressoir élevé de onze
mètres au-dessus de la plate-forme, et où
soixante Satyres foulaient le raisin en chantant
au son de la flûte la chanson du pressoir.
Et le vin doux ruisselait sur toute la route.
Un quatrième char, tiré par soixante
hommes et long de douze mètres, portait
une outre faite de peaux de panthères cousues,
qui contenait cent vingt mille litres de
vin, et qu'on vidait peu à peu en fontaine.
Un cinquième char figurait un antre envahi
par les lierres, d'où s'échappèrent, tout
le jour, des tourterelles et des pigeons qui
avaient de longs rubans aux pattes, pour
que la foule pût les saisir au vol. Cinq
cents hommes traînaient cette montagne.
J'en passe...
Seize cents enfants portaient des fruits
d'or. Six cents esclaves traînaient un prodigieux
kratêr d'argent, sculpté d'animaux
en relief.
Puis, ce fut un char de Bakkhos, monté
sur un éléphant harnaché d'or, suivi de
cinq cents petites filles et de cent vingt
Satyres. Puis, cinq troupes d'ânes aux frontaux
d'or, vingt-quatre chars d'éléphants,
soixante de boucs, d'autres de bœufs, d'autruches,
de chameaux. Ceux-ci portaient
l'encens, le safran, l'iris et le cinnamome.
Puis, des Indiennes vêtues en captives, six
cent défenses d'éléphants, deux mille troncs
d'ébène, deux mille quatre cents chiens,
cent cinquante hommes portant des arbres,
d'où pendaient des perroquets, des paons,
des pintades, des faisans dorés. Puis, quatre
cent cinquante moutons exotiques, vingt-six
bœufs blancs des Indes, vingt-quatre
lions, un ours blanc, quatorze léopards, seize
panthères, quatre lynx, trois petits ours,
une girafe et un rhinocéros!
J'en passe encore; il faudrait un volume.
Ce furent les statues de Priape, de la Vertu,
de Héra, d'Alexandre, de Ptolémée et de la
ville de Corinthe, toutes décorées d'or et de
pourpre. Puis trois chariots, dont le premier
traînait un thyrse d'or de quarante et
un mètres; le second, une lance d'argent
de vingt-sept mètres; le troisième (j'en demande
pardon à mes lectrices), un phallos
d'or, long de cinquante-cinq mètres, et qui
portait un astre à son extrémité.
Six cents choristes suivaient, avec trois
cents joueurs de cithare; puis deux mille
taureaux aux cornes dorées et portant des
frontaux d'or. Parmi les autres objets d'or,
et pour ne citer que ceux-là, on vit une
couronne colossale, trois mille deux cents
couronnes plus petites, dix-huit trépieds,
sept palmiers de quatre mètres, un caducée
et une foudre l'un et l'autre de dix-huit
mètres, des aigles, une égide, une cuirasse,
vingt boucliers, soixante-quatre armures,
douze bassins, douze urnes, cinquante corbeilles,
cinq buffets, une corne d'Abondance
haute de quatorze mètres; puis quatre
cents chariots portant des plats d'or, et huit
cents portant des parfums.
Le long de ce cortège, la haie fut faite par
cinquante-sept mille six cents fantassins, et
par vingt-trois mille deux cents cavaliers:
en tout, plus de quatre-vingt mille hommes.
Telle fut donc cette fête antique. Si nous
en connaissons les détails, nous savons
aussi le prix qu'elle coûta. Bien que la plupart
des richesses qui y furent montrées au
peuple eussent été données par les pays tributaires
ou par les nations alliées, le roi
paya néanmoins pour l'organisation du cortège
et la décoration générale, quatre-vingt-un
mille kilogrammes d'argent, somme
qui, en tenant compte de la dépréciation du
métal, équivaut à quatre cents millions de
notre monnaie.
*
* *
Je ne pense pas que la fête d'aujourd'hui
grève le budget d'une pareille somme. A
côté de cet amoncellement d'or, nos fleurs
en papier, nos globes de gaz et nos treillages
de bois vert sont d'un luxe moins véritable.
Sans atteindre, même de loin, le faste
des fêtes antiques, peut-être pourrait-on
laisser à ceux qui dirigent les cérémonies
nationales une liberté plus grande, et des
ressources moins comptées.
On s'imagine que l'argent ainsi dépensé
serait ravi aux besoins du peuple. Il y répondrait,
au contraire. Le peuple, qui n'est
pas seul à payer les fêtes, est seul à y
prendre plaisir, et il le sait bien.
SPORTS ANTIQUES
————
Les Grecs vivaient au grand air. Ils ne
connaissaient ni le Salon ni le Cercle, et bien
qu'ils eussent élevé au rang des déesses la
personnification du Foyer, ils se trouvaient
bien partout, excepté chez eux.
Leurs lieux de réunion, cela est assez
connu, étaient des places publiques, généralement
voisines de portiques ou colonnades
où l'on se réfugiait en cas de pluie.
Même dans les maisons particulières, il n'y
avait pas de pièce destinée aux réceptions,
à part la salle à manger. Ce qui est pour
nous le fumoir, ou ce qui était pour nos
pères la bibliothèque, n'a pas d'équivalent
dans l'antiquité. On recevait ses amis dans
l'atrium, ou plus souvent encore au jardin,
entre les arbres et les statues.
Ainsi, pas de représentations privées,
hors quelques danses ou pantomimes devant
un festin; peu ou point de jeux dans l'appartement;
aucun prétexte pour réunir les
éléments de ce qu'on appelle aujourd'hui
une «matinée» ou une «soirée».
Cependant, l'homme a besoin de distractions
et les Grecs goûtaient comme nous
ces plaisirs en commun qui sont une des
nécessités de la vie; mais ils les prenaient
au dehors, et comme les spectacles au grand
soleil s'accommodent des proportions les
plus variées, ils étaient quatre autour d'un
flûtiste, cent mille autour d'un discobole.
Telles étaient leurs «matinées».
Il est singulier que, dans notre langue où
les inventions les plus modernes portent
des noms grecs, nous ayons pris un mot
anglais pour désigner ce qui est essentiellement
hellénique: le Sport.
*
* *
L'Athlétique (ainsi le nommait-on) était
jadis un des Beaux-Arts, et non le moindre.
On élevait des statues aux athlètes vivants.
Ils étaient comblés d'honneurs et de richesses,
non par des entrepreneurs de spectacles,
mais par l'État et la Cité. Si nous
suivions scrupuleusement la tradition antique
en matière de goût, on enseignerait
la gymnastique à la Villa Médicis, et qui
sait si les quatre arts ne trouveraient pas
un réel profit à considérer ce nouveau
venu?
L'athlète, en effet, et sans paradoxe, est
un artiste. Il modèle son corps comme le
chanteur forme sa voix. Il est sa propre
statue.
Lui seul a reçu le don des attitudes souples
et droites, des mouvements puissants
et doux. Lui seul réalise ce tour de force
qui est la légèreté dans l'énergie. Notre
admiration pour l'artiste augmente devant
l'aisance incompréhensible avec laquelle il
résout des problèmes de beauté qui seraient,
pour nous, extraordinaires; mais l'athlète
a le même secret. Méditons la gloire que
lui décernaient si respectueusement les
Athéniens.
A vrai dire, ils comprenaient l'athlète
dans un sens qui n'est pas tout à fait le
nôtre. Détenir un record n'était nullement
leur idéal sportif. Sans doute, le vainqueur
au javelot était l'homme qui lançait son
projectile le plus loin, et le vainqueur à la
course était toujours le premier; mais tout
au contraire de nous, les Grecs n'estimaient
qu'à demi les spécialistes de la force. L'athlète,
pour eux, était l'être invincible par
quelque moyen que ce fût. Ils auraient hué
un coureur, si les muscles de ses bras
n'avaient été aussi robustes que ceux de
ses jarrets, et si, au lendemain de sa victoire,
le premier venu parmi les lutteurs
eût pu lui faire toucher les épaules. Aussi,
en disant que le Sport est essentiellement
hellénique, je ne prétends pas que Périclès
eût été saisi d'admiration à l'aspect d'un de
nos jockeys. Les Grecs ne séparaient pas à
ce point l'idée Force et l'idée Beauté. Ils
pensaient que les peintres et les sculpteurs
cherchent le Beau à leur manière, et que
les athlètes le réalisent en eux-mêmes:
leur Esthétique admettait donc parmi les
arts l'exercice physique; mais ici, elle ne
pouvait distinguer l'homme de l'œuvre,
puisque le résultat du sport est le développement
du sportsman: c'est pourquoi elle
formait l'athlète selon les mêmes lois d'harmonie
et de proportion que Phidias imposait
à ses cavaliers nus.
Dans ce but, ils avaient institué le fameux
concours du pentathle, qui n'était pas autre
chose qu'un vaste championnat en cinq
manches.
Tous les concurrents se mettaient d'abord
en ligne pour le saut: épreuve éliminatoire
pour laquelle l'espace à franchir était réglé
d'avance. Ceux qui réussissaient prenaient
part à un deuxième concours: le lancement
du javelot, et cette fois les quatre meilleurs
«lanciers» étaient seuls retenus pour les
épreuves suivantes. La course éliminait le
quatrième concurrent. Le disque éliminait
le troisième...
Comme on le voit, les premières épreuves
et les demi-finales se répétaient symétriquement:
le saut et la course prouvant la
vigueur des jambes, le javelot et le disque,
celle des bras.
Les deux vainqueurs s'avançaient alors
l'un vers l'autre et entraient en lutte, corps
à corps.
Mais tandis que chez nous, et chez les
Turcs (comme autrefois chez les japonais),
les lutteurs sont des colosses obèses qui
écrasent l'adversaire sous leur masse, jamais,
chez les Grecs, un lutteur de foire n'eût été
admis aux Jeux Olympiques. L'épreuve du
saut l'eût écarté dès le début. Est-ce à dire
que les plus agiles étaient seuls admis à
lutter? Non pas. La course à pied ne départageait
que les vainqueurs du saut et du
javelot: épreuves de force par excellence.
Les deux derniers concurrents étaient donc
les plus agiles parmi les plus vigoureux:
c'étaient des athlètes complets. On ne saurait
trop admirer avec quelle intelligence
étaient graduées les séries du «Grand Prix»
antique. Le triomphateur de la finale était
digne d'avoir sa statue dans le bois sacré
d'Olympie, car on pouvait dire de lui à coup
sûr qu'il était le premier guerrier de la
Grèce.
Par la suite, ces jeux admirables dégénérèrent.
Athènes avait tous les ans des
courses de chars et de cavaliers à l'époque
des Panathénées. Olympie à son tour eut
un hippodrome célèbre. Quand Rome et
Byzance recueillirent la succession d'Hellas
à la tête des peuples, le Cirque finit par
absorber en lui tous les jeux et toutes les
fêtes. Les chars des cochers hurlants chassèrent
les athlètes de l'arène.
Dès lors, il serait puéril de le nier, le
sport antique devient moins intéressant
pour nous, d'abord parce qu'il rappelle de
loin les courses auxquelles nous sommes
habitués, ensuite parce que, sur un pareil
terrain, nous n'avons rien à lui envier. De
nombreux documents figurés nous apprennent
que la haute école était connue des
anciens dans toutes ses subtilités: mais il
n'est pas vrai qu'à Rome les courses, attelées
ou non, aient jamais égalé la perfection des
nôtres. Celles-là étaient des cohues galopantes,
mal réglées, presque barbares,—dignes,
en un mot, de cette longue décadence
artistique où Rome fit sombrer l'héritage
athénien. On y courait la charge,
comme en guerre. Nulle discipline entre les
conducteurs. Il fallait arriver à tout prix,
fût-ce en crevant ses chevaux ou en versant
le char du rival. Plaisirs de sauvages, que
Longchamps ou Vincennes laissent loin
derrière eux.
*
* *
Reposons-nous plutôt devant la magnifique
image qui était l'idéal de l'athlétique
grecque. Notre sport gagnerait à s'inspirer
d'elle. Nos coureurs, attirés par l'appât des
prix, s'entraînent constamment au même
exercice. Ils deviennent semblables à des
ténors qui donneraient sans cesse l'ut de
poitrine et qui ne sauraient pas chanter
«Au clair de la Lune» dans le médium.
Le sport ainsi compris est tout le contraire
d'un art.
Puisque nous avons en France des sociétés
puissantes qui règlent à leur gré l'ordre des
fêtes et la nature des récompenses, pourquoi
ne s'uniraient-elles pas pour offrir le plus
grand prix de l'année au champion général
des «cinq arts athlétiques»? Je sais qu'on
a tenté l'expérience dans notre pays et que
les premiers résultats n'ont pas été satisfaisants.
Ils ne pouvaient l'être si tôt. On ne
réforme pas ainsi l'entraînement de toute
une génération. A une formule nouvelle, il
faut des hommes nouveaux. Ceux-ci viendraient
en foule s'ils étaient prévenus que
leurs efforts dussent être récompensés plus
que ceux de leurs rivaux spécialistes. Il
semble bien que ce soit surtout une question
d'argent. Créons l'émulation par la
prime et nous aurons, peu à peu, un concours
national annuel qui, sans éclipser les
autres réunions sportives, tiendra néanmoins
parmi elles le premier rang, et le
plus digne.
C'est en formant des athlètes complets
que nous servirons le mieux le développement
de la vigueur adolescente et l'intérêt
supérieur de la beauté française.
*** D'AUJOURD'HUI
————
La terre de Daphnis et de la petite Chloé,
la vieille île éolienne devant laquelle l'amiral
Caillard va mettre en batterie ses monstrueux
canons, *** est aussi mal connue
qu'elle est célèbre.
Des paquebots européens la contournent
sans y faire relâche. Les touristes visitent
Chio, Smyrne et les grands souvenirs de la
Troade. Très peu de voyageurs récents
peuvent compter, parmi leurs excursions,
un séjour à Mytilène. L'un d'eux est un
Français, M. de Launay, chargé de mission
par le gouvernement. Avant lui, deux Allemands,
Conze et Koldewey, ont reconnu
les ruines antiques échappées aux ravages
des Turcs et aux boulets des Vénitiens. Enfin,
un habitant de l'île, M. Georgeakîs, a
recueilli les traditions, les contes, les chansons
populaires de son pays dans un intéressant
travail auquel l'un de nos plus
savants folk-loristes, M. Pineau, collabora.
Mais ces études n'ont pas dépassé le cercle
restreint des hellénistes et nos curiosités
d'aujourd'hui leur donnent inopinément
un intérêt général qu'elles ne prétendaient
pas éveiller.
L'heure est venue de leur demander une
causerie familière sur la vie intime de ces
paisibles gens auxquels nos cuirassés vont
rendre visite avec le cérémonial de la guerre.
***, île séparée de l'Asie par la mer
éclatante de l'Archipel bleu, est encore
habitée par une peuplade grecque, de
mœurs à demi orientales, comme au temps
où les Lydiens lui envoyaient leurs étoffes
de soie et passaient dans ses ports en faisant
voile vers Athènes. La vie, de nos
jours, y est peut-être plus modeste, plus
secrète et plus retirée, mais elle a gardé ce
caractère de paix tranquille, de bonheur
naïf et doux, que Longus lui donnait il y a
deux mille ans et que les voyageurs contemporains
ont retrouvé intact dans l'âme
de son peuple.
Une montagne de marbre blanc, un
Olympe devenu Saint-Elie, que l'hiver couvre
parfois d'une neige éblouissante; quelques
collines rocheuses; des golfes d'azur
sombre, unis comme des lacs; un paysage
d'un vert très frais, analogue, dit M. de
Launay, à celui des montagnes de France:
des chênes, des peupliers longs, des noyers
çà et là, des haies de mûriers sauvages, des
forêts dont le sol est couvert par un tapis
d'anémones rouges; puis, en descendant vers
la mer, des fleurs de toutes les nuances, des
épis, des pâturages et d'innombrables oliviers:
tel est le pays de Sapho. Sur les
plages, on trouve le murex, le coquillage de
la pourpre.
Le costume des femmes est d'un éclat
tout asiatique; il se compose d'une culotte
bouffante, serrée à la cheville, d'une chemisette
blanche à raies roses, et d'un boléro
très ouvert qui laisse la poitrine libre dans
la mince étoffe. Les cheveux sont ornés d'un
mouchoir de couleur qui fait parfois le tour
du visage; on y pique des aigrettes, des
fleurs, des mousselines transparentes ou
des rubans multicolores, selon les villages.
Les jeunes filles sont très fières de leurs
cheveux noirs, qu'elles portent en nattes
tombantes. Plus les nattes sont longues,
plus les filles se disent belles, et une vieille
superstition veut que la veille du premier
mai elles frappent leurs dos nus avec des
orties pour faire pousser leur chevelure.
Chaque année, ce jour-là aussi, elles s'en
vont, par groupes d'amies, le soir, en chantant,
dans la campagne nocturne. Elles
cueillent autant de fleurs qu'elles en peuvent
rapporter, et celle qui la première entend
le coucou est dite avoir reçu le plus heureux
présage. Elles rentrent dans leurs maisons
quand le village est endormi, et là elles
tressent des couronnes, des guirlandes, des
gerbes fleuries, qu'elles suspendent aux
fenêtres et aux portes fermées. Le lendemain,
quand le soleil se lève, tout le printemps
de la terre est venu, entre leurs
doigts, envahir les cités de ses corolles et de
ses parfums.
C'est la première aube de mai; le village
s'éveille avec elle, et chacun s'habille en
hâte. Toutes les femmes ont des anémones
dans les cheveux en signe de joie. Tous les
hommes sont en habit de fête, portant le
gilet noir boutonné en losange, la ceinture
écarlate et le bonnet cassé neuf. Une vieille
dame, dans chaque quartier, parcourt les
rues, portant une coupe de miel où elle
trempe son doigt, et elle touche de ce doigt
les vierges au front pour les faire paraître
douces comme le miel aux yeux de leurs
fiancés.
A douze ans, les filles se marient, si toutefois
elles ont un trousseau complet;
autrement, les partis ne se présenteraient
pas. Ce trousseau, il faut qu'elles le fassent
elles-mêmes; la plus habile est la mieux
ornée. Toutes les pièces du linge et des
vêtements sont tissées au métier par la candidate:
chemises, chemisettes, pantalons
bouffants, draps, serviettes, nappes et torchons,
étoffe à trame lâche ou serrée, unies
ou rayée de couleurs pâles, sortent peu à
peu de tous ces petits doigts si pressés de
s'unir à ceux d'un mari. Après cela, il faut
couper, ourler, broder, que sais-je? Les
mois et mois passent dans ce long travail
d'enfant, qui porte sa récompense au terme
de sa tâche.
Les accordailles se font toujours entre le
jeune homme et la jeune fille, les parents
n'étant consultés que par la suite. S'ils ne
refusent pas leur consentement, les deux
familles se réunissent, et le prêtre a mission
de rédiger le contrat, afin que la félicité
matérielle des époux reçoive par là une sorte
de bénédiction religieuse, comme leur
bonheur intime et leur union chrétienne.
A la veille du mariage, toutes les amies
de la fiancée se donnent rendez-vous dans
sa chambre, et font elles-mêmes la toilette
de noces. Le trousseau est déployé, exposé
sur les murailles. La jeune fille est lavée
par ses petites voisines, qui lui teignent les
ongles en rouge.
C'est pour elle, en effet, que la fête se
donne. C'est elle qui épouse et elle qui possède;
le mari ne vient qu'au second plan.
Une très ancienne coutume qui remonte au
delà des Grecs, jusqu'aux premiers temps
de la civilisation égéenne, veut qu'à ***,
la femme soit chef de la famille, la fille
seule héritière au détriment des fils. Elle
hérite même du vivant de ses parents, car,
en dehors de la dot qu'elle reçoit, et du
trousseau qu'elle s'est tissé, la fille aînée
prend possession de la maison paternelle le
jour de son mariage, et le père va porter son
foyer autre part.
Après la cérémonie à l'église, les assistants
se réunissent chez les nouveaux mariés.
Une jeune fille se tient à la porte, et chaque
fois qu'un invité se présente, elle lui met
dans la bouche une cuillerée de confitures,
en symbole des douces pensées qu'il lui faut
apporter en passant le seuil nuptial.
N'est-ce pas que les petits détails de ces
coutumes populaires éveillent l'idée d'une
république heureuse, où tout serait inconnu
de ce qui assombrit les peuples d'Europe?
Et réellement *** est une île fortunée.
Personne n'y est très riche, ni très pauvre
non plus. La terre, partagée entre les
familles, offre un morcellement à peu près
régulier. Nul homme qui n'ait là son bout
de champ, ses oliviers précieux et son pain
sur la planche. Un climat d'une égalité
paradisiaque y rend les cultures faciles et
les repos délicieux. Sous leurs toits couverts
de roseaux, les maisons peintes de couleurs
diverses présentent des pièces vastes où
s'étendent des tapis en poil de chèvre tissés
par les femmes. Le long des murs blanchis
à la chaux, quelques divans sont allongés,
et l'on y fait asseoir les hôtes en leur donnant
du café turc, des sucreries roses et des
fruits confits.
Mytilène, la capitale de l'île, est construite
dans une position qui rappelle exactement
celle d'Alexandrie moderne. Elle s'étageait
autrefois en amphithéâtre sur une
presqu'île à demi détachée, qui n'était reliée
à la terre que par des ponts de pierre
blanche. De chaque côté de ces ponts, deux
ports symétriques se creusaient, ainsi que le
Vieux-Port et l'Eunoste à gauche et à droite
de l'Heptastade. Puis leur fond bas s'est ensablé.
Un isthme lentement émergé s'est élargi
entre les anses et la ville nouvelle y est
descendue. Il ne reste rien de la cité antique.
C'est aujourd'hui une petite ville propre
et tortueuse, coupée d'une quantité de ruelles
et d'impasses, bariolée, grouillante et cosmopolite
comme les moindres ports de la
Méditerranée. Ses maisons bleu clair, rose
pâle et jaune léger couvrent des teintes les
plus tendres les premières pentes de la citadelle,
et une forêt d'oliviers la coiffe de
sa chevelure sombre. Les paysans de l'intérieur
apportent là et vendent aux marchands
étrangers l'huile de leurs olives et le vin de
leurs vignes, ce vin de *** jadis si fameux
et toujours si recherché des Grecs.
D'autres y vendent de la soie, des figues,
des peaux tannées, du miel, des moutons
descendants des troupeaux qui entourèrent
Daphnis, des brebis filles de celle qui allaita
Chloé. Ces modestes échanges suffisent à la
vie pastorale du pays, et, n'imaginant pas
d'autre superflu que les richesses des bois
et des plaines, les Mytiléniens n'amassent
pour trésors que le miel de leur abeilles:
ils en ont fait le symbole du bonheur.
Soyons doux pour ce peuple innocent et
simple que les Turcs laissent en paix depuis
soixante-dix ans. Si mous débarquons dans
ses ports merveilleux, s'il nous faut quelque
temps nous substituer à ses maîtres, et
surtout si notre établissement dans l'île doit
se prolonger au delà de nos ambitions,
montrons-nous discrets et faciles à l'égard
de ces villageois qui ne sont pas responsables
des fautes du sultan. Ils ignorent la question
des quais et les écoles de Syrie. La
créance Lorando n'est pas à leur compte.
Allons chez eux comme des amis. Notre
cause est déjà gagnée auprès d'eux puisque
leurs aversions et nos hostilités s'adressent
pour l'instant au même personnage.
Enfin, soyons respectueux pour le sol où
reposent leurs glorieux ancêtres. C'est là,
c'est dans l'île de *** que les premiers
lyriques ont chanté leurs premiers vers
dans une langue européenne. C'est de là
qu'ont jailli les sources de l'ode et les
larmes de l'élégie. Tous ceux qui ont trouvé
dans les strophes d'un poète le rythme de
leurs enthousiasmes où la consolation de
leurs désespoirs doivent regarder cette île
comme le lieu privilégié de leur pèlerinage
intime: elle est sacrée pour toujours. Le
sang ne peut plus être répandu sur les rives
où la légende veut que les vagues aient un
soir jeté, avec leur écume divine, la tête
et la lyre d'Orphée.
5 novembre 1901.
[Le jour où cet article paraissait, l'escadre de la
Méditerranée venait de quitter Toulon pour une
destination inconnue, après la rupture des relations
diplomatiques entre la France et la Turquie. On
pensait qu'elle se dirigeait vers *** et elle y
aborda en effet quelques jours plus ***. Cet événement
est encore trop près de nous pour qu'on ait
oublié comment l'amiral Caillard leva l'ancre après
une courte démonstration navale qui ne souffrit
aucune résistance.]
LA FEMME
DANS LA POÉSIE ARABE
————
Si l'on demandait à un lecteur occidental
comment il se représente l'héroïne d'un
poème arabe où il est parlé d'amour, j'imagine
que le lecteur serait d'abord surpris de
s'entendre interroger sur le cours élémentaire
de ses connaissances générales; qu'ensuite,
et pressé de répondre, il décrirait
sommairement la silhouette d'une jeune
femme âgée de vingt-cinq ans, vêtue de huit
robes impénétrables, recluse dans un harem
aussi fortifié qu'une prison et traitée
comme une esclave.
Or ce portrait serait justement à l'opposé
de l'exactitude, et presque le plus faux que
l'on pût offrir: on premier lieu, parce qu'à
vingt-cinq uns une femme arabe est plusieurs
fois grand'mère, et ne saurait plus
(du moins physiquement) inspirer les poètes
lyriques... Arrêtons-nous dès le début sur
cette question d'âge où nous trouverons la
clef de toute poésie orientale.
I
La jeune fille arabe a de dix à douze ans.
Ceci est capital.
Elle a douze ans comme la jeune fille
grecque. C'est la δωδεχἑτιϛ νὑμφη
des poètes
de l'Anthologie. Nubile depuis plusieurs
années, elle est femme par le corps et par
la beauté; mais les transformations de sa
poitrine et de ses hanches ne sauraient faire
qu'elle ne soit restée, cérébralement, une
petite fille. A Corinthe ainsi qu'à Bagdad
elle joue encore aux osselets, une heure
avant de suivre son premier amant; il n'y
a pas de transition pour elle entre les jeux
de la chambre et ceux du lit, rien de ce
que nous appelons en Europe la «jeunesse»,
qui sépare l'enfance de la maternité.
La jeune fille arabe est toujours un
enfant, et c'est par là qu'elle donne le ton
(de même que la vierge Hellène) à la poésie
amoureuse toute naïve qui refleurit depuis
trois mille ans autour des mers levantines.
Volontairement naïve est cette poésie, et
sincèrement, et à propos. Que de sottises
critiques n'avons-nous pas lues sur la «fausse
naïveté», sur la «mièvrerie» de Daphnis
et Chloé,—pour prendre cet exemple d'amours
orientales. Mais Chloé a treize ans!
et comment une petite bergère éolienne de
treize ans s'exprimerait-elle selon la vraisemblance,
si elle ne montrait pas ses façons
puériles de sentir, de pleurer, de parler ou
de se taire?
Les amantes qui sont nées dans nos pays
froids, où tous les printemps sont en retard,
même celui de la jeunesse humaine, éprouvent
leurs premières passions à l'âge où leur
éducation intellectuelle est terminée. Il est
tout naturel qu'elles mêlent le monde abstrait
au nouveau monde physique dont
l'éveil bouleverse leurs âmes déjà grandes.
Qu'une Mecklembourgeoise de vingt-quatre
ans réponde «Infini» à qui lui dit «Amour»,
et personne ne s'en étonnera; elle peut disserter
comme il lui plaît sur les affinités
mystérieuses des êtres et même établir une
corrélation raisonnable entre le mouvement
circulaire des planètes et le manège du lieutenant
qui gravite autour de sa blonde personne.
Elle a eu tout le temps d'apprendre
sa philosophie. Souvent même elle a fait le
tour des vanités psychologiques et, vierge
comme la Rosalinde de Shakespeare, elle
pourrait dire comme celle-ci, lisant son
premier billet doux: «Love is merely a
madness.»
Mais une enfant de douze ans! A quoi
peut-elle comparer les premières voluptés
de son corps si ce n'est aux premières joies
matérielles et simples qu'elle a pu goûter?
Dira-t-elle que le désir est plus amer que le
regret? non, mais «doux comme le miel»
parce qu'elle est à l'âge où l'on aime le miel,
et parce que la douceur des lèvres sur les
lèvres, sensualité mal connue d'elle encore,
ne lui rappelle guère que sa gourmandise.
Et voilà pourquoi le Cantique des Cantiques
chante ainsi le bonheur d'aimer: «Il
y a, sous ta langue, du miel et du lait.»
Voilà comment, dans la plupart des poèmes
arabes que l'on va lire, les métaphores même
les plus complexes ne quitteront jamais le
champ des réalités pour celui des abstractions.
Ce n'est point que les poètes orientaux
ne puissent briser le cercle des images
visuelles; c'est que, lorsqu'ils parlent
d'amour, ils doivent se refaire une âme
d'enfant, par la nécessité même du sujet.
II
Cette très jeune amante, cette femme-enfant,
où et comment le poète la rencontre-t-il?
Est-ce à travers tous les dangers, au
moyen de tous les artifices, ruses, fourberies
et stratagèmes, dont la légende accréditée
chez nous charge les mœurs orientales?
est-ce dans cette forêt de mystères et d'embûches
que les aventures d'amour poursuivent
là-bas leurs fins naturelles?
Non; ceci n'est vrai que d'Alger, du
Caire ou de Bagdad, cités exceptionnelles de
ce grand peuple errant et libre qui est la
famille arabe. Et même là, tant de secrets
et de luttes insidieuses autour de la femme
ne sont ordinairement que les péripéties, de
l'adultère: sujet de contes et non de poèmes.
L'innombrable littérature musulmane où
les complexités de l'adultère forment si souvent
la trame du récit, excuse l'erreur où
nous tombons lorsque nous nous imaginons
volontiers l'amant arabe à cheval en pleine
nuit sur un mur de harem avec un coutelas
entre les dents et deux pistolets à la ceinture.
Une telle posture n'est pas habituelle
aux poètes, et si elle est encore ici romantique
et byronienne elle ne pourrait pas
servir d'illustration aux mœurs pastorales
de la vieille Arabie.
Pastoral est en effet, essentiellement, le
peuple arabe. Les Maures et les Mauresques
des villes forment un rameau si différent de
la souche originelle qu'il en semble presque
étranger. Si les poètes terminent souvent
leur vie chargée de gloire à la cour du Khalife,
la plupart sont nés dans les plaines où
la vie antique reste simple et à peu près immuable
depuis les origines. Si quelques-uns,
comme Abou-Nouas, célèbrent sur commande
les maîtresses du souverain, la plupart
continuent de chanter, avec le frisson
de leur jeunesse lointaine, les jeunes filles
de leur patrie, Yémen tout en fleurs, Liban
couronné d'ombres, bords du Nil éblouissant
et silencieux.
Là, et surtout en Arabie, si la femme
mariée est sévèrement tenue, la jeune fille
l'est beaucoup moins; non pas qu'on lui
pardonne une faute éventuelle, mais parce
qu'on la croit moins capable de la commettre
et parce que le mariage précoce ne
lui permet pas souvent d'égarer ses premiers
désirs.
Ce n'est pas pour elle sans doute que le
Koran édicte son fameux verset sur la décence
des femmes, car elle est à peine
vêtue d'une chemise, et dans bien des contrées,
jusqu'au XIXe siècle, cette chemisé
même ne lui est pas donnée avant son mariage.
Gabriel Sionite, savant religieux des Maronites
du Liban, qui devint, en 1614, professeur
d'arabe au Collège de France, nous
dit son étonnement d'avoir rencontré dans
les rues du Caire «des jeunes filles de 14 à
15 ans qui n'éprouvaient pas de pudeur à se
promener sans aucune chemise, sans aucun
voile, absolument nues». Il ajoute qu'aux
environs du Caire et surtout sur la route de
Jérusalem, cette nudité était la tenue ordinaire
des jeunes filles au-dessous de quinze
ans. Les caravanes chrétiennes voyaient
sortir des villages cinquante jeunes personnes
extrêmement honnêtes, mais toutes
dans le costume d'Ashtoret, et comme il
fallait bien s'adresser à elles pour acheter
des provisions, cela n'allait pas sans péril de
faiblesse pour les bons Maronites pèlerins.
Deux siècles plus ***, le grand ethnographe
de l'Égypte, E. W. Lane, fait la
même observation. «J'ai vu maintes fois
dans ce pays, écrit-il, des femmes dans
toute la fleur de la jeunesse et d'autres d'un
âge plus avancé, n'avoir rien sur le corps
qu'une étroite bande d'étoffe autour des
hanches.»
Si même nous quittons l'Égypte pour
l'Arabie propre, où la race est pure, nous
trouvons çà et là une simplicité de costume
qui n'est plus individuelle, mais ethnique.
Le témoignage de Bruce est net. Entre l'Hedjaz
et l'Yémen, au berceau même de la poésie
arabe, il note en ces termes ce qu'il a
vu: «Les femmes vont nues, comme les
hommes. Celles qui sont mariées portent
pour la plupart une espèce de pagne qui leur
ceint les reins; mais quelques-unes n'ont
rien du tout. Les filles de tout âge sont entièrement
sans habits.»
Gardons-nous de généraliser: nudité de
la femme en pays arabe signifie presque
toujours indigence. J'insiste néanmoins
sur ce détail parce qu'il pose dans une familiarité
singulièrement «pastorale» en
effet les rapports entre jeunes gens.
Nue, ou à peine couverte d'une chemise
flottante, c'est tout un, la jeune fille des
tribus arabes proprement dites n'a guère
de secrets à cacher devant les hommes
même qui ne la courtisent point. Le seul
respect de sa virginité la protège, avec la
crainte de son père, et celle de Dieu.
Elle n'a pas, comme la mauresque, autour
de sa personne précieuse, le triple voile,
les pantalons lacés, les robes abondantes,
l'enceinte des murailles et les ferrures des
portes. Dès qu'on la touche elle est prise, si
l'on ose la toucher, et si elle le permet.
Elle marche avec ses sœurs par les sentiers
des champs, elle parle aux hommes
qui passent, elle sait très bien entendre
les vers d'amour et elle sait aussi leur répondre.
Un orientaliste a écrit que l'Arabie Heureuse
était le seul pays où l'on pût mettre
convenablement en scène la poésie bucolique.
III
Le type arabe est le chef-d'œuvre de la
grande famille sémitique, et par certaines
excellences de beauté, il passe, même le type
grec, orgueil de la famille rivale.
Incomparable par l'élégance de la stature,
la force délicate et fine des attaches, la souplesse,
la grâce et la vigueur du torse, la
noblesse de la main, la lumière du regard,
il se présente avec une majesté si naturellement
royale, qu'il semble seul créé pour
se draper dans la pourpre, apparaître à
cheval et tirer l'épée.
Tel est l'homme de la race.
La femme, nous ne voulons pas la décrire
ici avec ce que nous apprennent nos yeux
européens. D'ailleurs, que nous apprendraient-ils?
Les vierges arabes nous sont
inconnues comme les femmes antiques, et le
voile qui les recouvre vaut la pierre du tombeau.
Sur quelques visages entrevus dans
l'éclair de la surprise nous n'entreprendrons
pas de juger ceux qui sont restés cachés.
Les poètes seuls sauront nous peindre ce
qu'ils ont pu seuls voir et chérir.
La première des beautés qui les attirent
est la chevelure qu'ils décrivent somptueusement.
Les tresses de ses longs cheveux descendant jusqu'à
sa taille et ressemblent à des grappes noires.
Ou bien:
Dans les boucles de ses cheveux, le peigne disparaît.
Elle laisse tomber ses cheveux, ils roulent dans
la poussière.
Le Khalife Yâzid dit mieux encore:
Est-ce la nuit qui tombe, ou vos cheveux lisses et
noirs?
Le visage est souvent représenté comme
une apparition au milieu des cheveux ou
des voiles. Voici un vers magnifique de
Tharafa:
Son visage est enveloppé par le manteau du
soleil.
On la compare aussi à la lune, sur laquelle
le voile passe comme un nuage léger.
Les yeux sont découverts même quand le
voile est posé. Leurs paupières sont noires,
poudrées de khôl; les sourcils peints étendent
au-dessus du regard leur ligne allongée;
plus les yeux sont obscurs et plus ils
sont beaux.
J'ai vu des violettes dans un jardin; leurs feuilles
étaient brillantes de rosée. Et chacune était belle
comme une jeune fille aux yeux noirs qui a des
larmes sur les paupières.
Ce regard humide est celui que les poètes
rappellent le plus volontiers:
Elle m'a regardé langoureusement avec les paupières
d'une femme qui s'est mis de l'eau sur les yeux.
Et les yeux sont toujours «de gazelle»
est-il besoin de la dire? Les joues «de jeune
gazelle brune» se rencontrent aussi, mais
elles sont le plus souvent roses et parfois
même très colorées.
Rouge sombre, presque noire nous est
peinte la bouche par antithèse avec la blancheur
des dents.
Elle rit de sa bouche sombre et montre des dents
blanches comme des fleur d'anthémis arrosées de
soleil, et ses gencives sont poudrées de khôl.
Quand les poètes parlent de bouche ils
ne se bornent pas à la décrire de loin.
Nabiga dit d'une jeune femme:
Elle désaltère celui qui couche avec elle, par sa
bouche aux dents tranchantes, sa bouche délicieuse
et fraîche comme le vin après le sommeil.
Le cou est droit comme le cou d'un jeune
animal, et il est ferme sous la main. C'est
là que le baiser commence:
Les parfums sont plus odorants sur la nuque d'une
belle fille aux joues éclatantes.
Mais la beauté du visage ne serait que
peu de chose si celle du corps ne se révélait
par un triple caractère que tous les poètes
arabes s'accordent à louer: fermeté des
seins, finesse de la taille, ampleur de la
croupe.
Les jeunes filles:
Elles cherchent à cacher leurs seins gonflés qui
ressemblent aux grenades.
Une chanteuse:
Par la fente large de sa robe elle montre à l'amant
qui la touche une mamelle grasse et toute blanche.
Une maîtresse:
Elle a pris mon cœur avec ses yeux... avec ses
seins magnifiques où se pose un collier de corail.
Pour faire en quelque sorte équilibre avec
la puberté triomphante de la poitrine, le
poète admire
Une croupe faite pour se poser sur un coussin.
Il est fier de son amie, parce que:
Sa croupe ressemble à une dune de sable et la
naissance de ses cuisses est grassement plissée.
Ces poésies s'adressent, il est vrai, à des
amoureuses de douze à quinze ans, mais qui
sont, comme on le voit, des fillettes assez
dodues.
Enfin, s'il faut aller jusqu'où les écrivains
orientaux achèvent leurs descriptions, un
court fragment pourra suffire à compléter ce
tableau sommaire:
Si tu la touches, tu prends à pleine main un sexe
solide et saillant qui remplit presque toute la
paume.
Parfois le poète est plus concis, et au lieu
de décrire une à une les beautés de sa
maîtresse, il la peint en une seule phrase,
mais avec quelle intense et profonde
poésie:
Je charme les jours de pluie (bien que la pluie à
elle seule me soit agréable) sous une tente soutenue
par des pieux, avec une fille délicate qui porte des
anneaux et des bracelets suspendus à ses membres
comme des fruits.
Les métaphores ont presque toujours une
extrême simplicité de termes dans leur
magnification même. Elles sont prises de la
nature, du ciel et du sable, des fleurs et des
eaux. Elles n'ont pas, ou rarement, la complexité
précieuse et pénible des métaphores
persanes qui seraient souvent incompréhensibles
sans les traités de rhétorique
par lesquels les Persans expliquent leurs
poètes. Si l'on n'emploie guère en arabe
que cinq métaphores courantes pour désigner
les sourcils, les Persans se vantent d'en
former treize. Si le visage est symbolisé
de huit manières en arabe, les Persans prétendent
pouvoir le comparer à quarante-cinq
objets. Ce n'est pas que leur langue
soit plus riche, au contraire; mais leur
poésie plus cérébrale que réellement passionnée,
s'abandonne aux divertissements.
L'Arabe, lui, pourrait se passer de la métaphore,
puisqu'il a le synonyme, grâce à
l'immensité de son vocabulaire. Chaque mot
qu'il emploie fait image et néglige son épithète
comme un vêtement inutile à sa splendeur;
mais parfois il la ramasse, l'accumule,
s'en pare et s'en glorifie, et revêt en passant
la métaphore classique avec une sorte de
respect pour ce très ancien costume consacré
par les âges.
Tel décrit simplement:
Ses cheveux bouclent... Au milieu des tresses roulées,
ou flottantes disparaissent les peignes.
Tel autre qualifie avec exubérance:
Je connais une dame au ventre étroit: elle a des
cheveux embaumés d'ambre, noirs comme les corbeaux,
abondants, nattés.
S'ils reprennent indéfiniment les figures
traditionnelles, ils savent à merveille renouveler leur
charme. Après avoir cent fois
comparé à des perles les dents de son amie,
Abi-Ouardi nous enchante par cette simple
tournure de phrase:
Ton collier le plus beau est celui de tes dents.
S'ils inventent c'est avec prudence et logique.
El Ançari compare deux yeux à des
lacs languissants bordés par la rive noire
de la paupière; et, dans sa langue, la métaphore
est toute naturelle puisque le mot عين
signifie à la fois «œil» et «source».
Abi Ouardi parle de «paupières en larmes,
gonflées comme des mamelles pleines»—et
nous ne songeons pas à trouver l'image
hyperbolique, tant elle est juste.
Moins voluptueux (ou d'autre façon) que
les Hindous, ils s'attardent moins qu'eux à
peindre la femme transfigurée par le plaisir
passé, abattue par la lassitude des sens.
C'est debout et prête à les vaincre, c'est
fière et vierge qu'ils l'admirent, comme si
leur amour était un combat où le plaisir de
lutter est à plus haut prix que la victoire
elle-même.
Ils aiment à figurer l'héroïne de leurs
poèmes tantôt comme une «gazelle» qu'on
poursuit à la chasse, tantôt sous la forme
d'une «lance» que l'on saisit, flexible et
fine.
Ses yeux belliqueux menacent ceux qu'ils
regardent sous les «petites épées noires»
qui sont les cils; et les longues mèches de
sa chevelure sont les «serpents» qui la défendent:
les serpents protecteurs de sa virginité.
IV
Telle est, fleurie de métaphores et d'hyperboles,
la beauté de la femme arabe vue
par son poète; mais nous n'aurions même
pas esquissé le groupe formé par les deux
amants si nous n'admirions pas, en terminant,
la vénération que la femme inspire
et qu'on ne le lui dénie jamais,—du moins
dans le style poétique.
Nous parlions plus haut de la familiarité
patriarcale qui rapproche nécessairement
les jeunes gens d'une même tribu. Elle
s'arrête au premier amour.
Quel que soit le rang du poète, fils d'esclave
comme Antar, ou Khalife comme
Yazid, et quelle que soit la femme dont il
se dise épris, l'amour monte de l'un à
l'autre; il reste un hymne même lorsqu'il
est une chanson.
L'amant respecte cet amour. Il l'honore
et d'abord il le cache.
Presque jamais nous ne savons quelle est
la jeune fille aimée. On ne nous dit rien qui
la désigne. A partir d'une certaine époque,
on la travestit sous un nom d'homme; et entendez
bien que cela est par pudeur, non
du tout par perversité. Dans les premiers
âges de la poésie arabe, l'auteur déroutait
les curiosités en disant toujours: c'est une
veuve. Entendez bien aussi que cela n'était
jamais vrai.
Mille délicatesses de sentiments naissent
de cette passion qui connaît le secret. On ne
lira pas sans étonnement l'un des plus sensuels
poètes de l'école d'Ebn-el-Farid écrire
ce vers pétrarquisant:
Je demande où elle est: et elle est en moi.
On admirera cette très jolie expression
d'une jalousie qui ne veut pas douter:
Donne-moi ta fidélité, puisque tu ne peux pas me
donner ta présence.
On lira pour la première fois, chez un
poète du VIIe siècle, cet enfantillage charmant
et qui semble du XIXe:
J'aime le nom de Leila. J'aime les noms qui ressemblent
au sien.
On verra partout la passion se hausser
jusqu'à la tendresse, jusqu'à l'avènement
du baiser: «L'étreinte rapproche-t-elle
vraiment davantage?» dit Ebn-el-Roumi.
Partout enfin on reconnaîtra ce respect de
la vierge et de l'amante, sous la forme à la
fois pompeuse et discrète, ardente et chaste,
qui est restée celle de nos mœurs françaises
et que nous appelons d'un mot inconnu
des anciens: la galanterie.
En effet, qu'on y prenne garde; il ne
s'agit pas ici d'un rapprochement; il y a
filiation entre cet esprit et le nôtre.
La plus belle époque de la littérature
arabe est celle qui précède le siècle des
croisades. Nos premiers chevaliers sont
entrés en Orient au milieu de la splendeur
dont elle témoignait, car la littérature est le
miroir des temps. Haroun-el-Raschid était
mort depuis plusieurs siècles déjà. La civilisation
musulmane s'affinait à son apogée.
Feros victores cepit. Si l'on ne fait pas remonter
plus avant dans l'histoire la noblesse
française, c'est qu'en vérité elle n'existait
point avant que la noblesse arabe ne lui eût
donné sa forme, son incomparable modèle.
Le caractère français dans sa forme actuelle
date de cette Renaissance suscitée par les
croisés. Beaucoup des qualités dont nous
sommes le plus fiers sont dues à l'influence
durable des mécréants vaincus sur ces victorieux.
Il est certain qu'en particulier si le
mot «galanterie» est presque intraduisible
dans les langues germaniques, s'il exprime
une nuance d'égards qui est purement française
ou espagnole, c'est que les deux grands
peuples à l'Occident du Rhin se sont trouvés
encore presque barbares, sous le resplendissement
de la civilisation sarrasine.
Dans cette longue marche à travers le
monde, du foyer de Hunding aux palais de
Saladin, nous avons changé d'exemples et
de vertus traditionnelles: il y a cette distance
entre le nom de Frank et celui de Français.
DEUXIÈME PARTIE
LA DÉSESPÉRÉE
————
Ce logement d'ouvriers comprenait deux
pièces et une toute petite cuisine, mais
aucune des chambres n'était assez large
pour contenir à la fois les deux lits de la
famille. Dans la première couchaient les
parents avec le dernier-né. Dans la seconde
était l'autre lit, pour le fils et les petites
filles: Julien, dix-huit ans; Berthe, quatorze,
et Sylvanie, neuf ou dix.
Depuis plus d'une heure tous étaient
couchés. Dix heures venaient de sonner à
l'église de Grenelle. L'air lumineux et doux
de la lune et de la nuit descendait par la
fenêtre ouverte, dans la chambre des «enfants».
Tous trois reposaient sur le côté,
Julien tournant le dos à la petite qui dormait
au bord du matelas; et Berthe s'allongeait
en face de son frère, la joue sur le
bras, les yeux grands ouverts.
Julien lui toucha la jambe:
—Tu ne dors pas?
Elle fit nerveusement:
—Et toi?
Il fixa quelque temps ses yeux sur les
siens et reprit en lui serrant le genou dans
sa main affectueuse:
—Tu penses à lui?
Elle ricana:
—Et toi, tu penses à elle?
Soulevé sur un coude, il secoua très doucement
la tête avec un regard plein de
pitié aimante, un regard de grand frère qui
a déjà vécu et qui sait ce que c'est qu'un
premier amour. Berthe, serrant les dents
pour ne plus parler, avait pris le bout de
sa natte entre ses doigts et elle ajustait
machinalement le petit nœud, fait d'une
ganse noire, qui étranglait la mèche
blonde.
—Pauvre gosse, reprit-il, pauvre petite
gosse, sais-tu comme tu as changé depuis
l'autre mois? Tu ne dors plus de la nuit, tu
ne manges plus, tu n'as plus de couleurs ni
de santé. Est-ce que ça va durer longtemps,
cette vie-là?
Elle répondit avec tranquillité:
—Probable que non. Je me suicide
demain.
D'un seul mouvement, il l'empoigna par
les épaules et la maintint en tremblant des
deux bras:
—Tu te... Qu'est-ce que tu dis? Qu'est-ce
que tu as dit? Es-tu folle?
D'abord, elle se blottit la tête, comme si
elle craignait d'être giflée, puis, perdant
soudain toute contenance, elle ne put retenir
ses joues de se contracter, ses larmes
de jaillir, et ce fut en sanglotant qu'elle
répéta tout bas dans le silence de la
chambre:
—Oui, je me tue, Julien; oui, je me tue...
On n'entendra plus parler de moi... Ça sera
fini de Berthe une bonne fois et maman sera
contente, puisque je suis si vicieuse, qu'elle
dit, si potée à mal tourner... Le bon Dieu sait
pourtant que c'est pas vrai, que j'ai rien fait
de mal avec personne, même avec mon
petit ami... Je me tue comme ça, je ne peux
plus durer, j'ai trop de malheurs dans la vie...
Depuis que je suis au monde, j'ai eu que des
coups, tout le temps des coups, et des mots
comme à la dernière des dernières... Je travaille
mes douze heures par jour, je fais tout
ce que je peux d'ouvrage, et le samedi, quand
je rapporte mes quatre francs cinquante de
ma semaine, maman ne rate pas de me dire
que ça ne paie pas ma nourriture et les bottines
que j'use en courses... Eh bien! voilà,
quand je serai noyée, je ne coûterai plus
rien à personne et ça sera tout débarras.
J'irai demain à l'île des Cygnes, on n'a qu'à
se faisser glisser, j'aurai plus de courage
qu'à me jeter d'un pont. C'est bien décidé,
va, Julien, on peut se dire adieu jusqu'à
demain la Morgue.
*
* *
Julien comprit que cette grande douleur
devait avoir une autre cause. Il prit sa petite
sœur dans ses bras, et quand sa propre
émotion lui permit d'articuler deux mots, il
lui dit à l'oreille:
—Et Jean?
Alors les sanglots redoublèrent.
Mon petit Jeannot, mon petit Jean,
pleurait-elle; mon beau petit Jean!
—Voyons, raconte-moi, Berthe, il faut
dire tout, maintenant; depuis quand vous
connaissez-vous?
—Depuis le 14 de l'autre mois.
—Où est-ce que tu l'as rencontré?
—Boulevard Montparnasse.
—Comment ça?
—Sur un banc.
Et, de question en question, il parvint à
savoir, mais lentement et à grand effort,
tout le secret de cette pauvre petite existence
qui voulait déjà s'anéantir.
«Jean» était un ouvrier de seize ans, à
peine sorti de l'apprentissage et bon ouvrier
autant qu'on pouvait croire celle qui parlait
de lui. (Il avait toutes les qualités.) Lui
et elle s'étaient rencontrés par un de ces
hasards de Paris, qui, parmi trois millions
d'hommes, réunissent deux amoureux. Il
l'avait trouvée gentille, elle était devenue
folle de lui et tout de suite ils étaient
montés jusqu'à ces grandes passions sentimentales,
qui transforment si vite deux
enfants en personnages de tragédie.
Le jeune homme n'avait nullement essayé
de séduire cette modiste de quatorze
ans à la façon d'un bourgeois qui l'eût
suivie sur le trottoir. Très honnêtement il
lui avait demandé sa main, comme on la
demande dans le peuple de Paris, entre
fiancés qui ont déjà l'âge du travail indépendant,
sans avoir atteint l'âge des noces.
C'est-à-dire qu'il lui avait offert la vie commune,
l'entrée en ménage et le serment de
s'aimer toujours. Plusieurs soirs de suite
il vint la prendre à la sortie de l'atelier
pour causer avec elle tout le long du chemin
sans trop retarder l'heure de son retour, et
tout fut décidé entre eux, jusqu'à la chambre
qu'ils loueraient, jusqu'au budget de
leur avenir. Il gagnait quatre francs par
jour, elle soixante-quinze centimes; c'était
assez pour vivre tranquillement, et même
pour avoir un bébé. Une fois ou deux ils
s'attardèrent dans les squares écartés, derrière
les massifs, sans échanger d'autres
voluptés que celles du bras autour de la
taille et de la bouche sur la bouche; mais
cela seul suffisait bien à les empêcher de
dormir la nuit suivante.
Ils en étaient là, quand la petite Berthe
commit l'imprudence de se laisser surprendre
par une voisine, à la limite de son quartier.
La mère en fut vite avertie; la scène
qui suivit, je la laisse à penser. La pauvre
fillette fut battue pendant vingt minutes, et,
à chaque coup, sa mère lui criait un des
innombrables mots qui désignent les prostituées,
ou une des phrases qui expriment
le plus crûment l'emploi de leur temps. A
dater de là, elle alla chaque soir prendre sa
fille à l'atelier, quitte à lui reprocher le
long de la route l'heure que cela lui faisait
perdre; et ce fut, entre Berthe et Jean, la
séparation brutale.
*
* *
Julien écoutait la petite désespérée qui
pleurait à chaque mot, à chaque souvenir,
et frémissait de la bouche comme une agonisante.
Il y avait des larmes partout, sur
le traversin, sur la chemise, au bord du
drap, tout le long du bras et des mains.
Gronder les fillettes qui parlent de suicide,
les traiter de sottes et les intimider
par la menace ou la violence, c'est la première
idée qui vient à l'esprit. Mais Julien
connaissait bien le caractère de sa petite
sœur; il savait qu'elle ferait comme elle
avait dit et qu'il n'y avait pas deux moyens
de lui rendre le goût à la vie.
—Tu le reverras, dit-il, je m'en charge.
Tu le reverras demain, et pas pour un moment.
File avec lui, ma Berthe, ils ne vous
trouveront pas quand vous serez montés a
Belleville...
De nouveaux sanglots l'interrompirent:
—On se reverra plus... Il part, demain,
au matin... Il m'a écrit à l'atelier... Il s'est
mis dans l'idée que j'ai un autre amoureux,
parce que j'ai pas trouvé moyen qu'on soit
ensemble depuis quinze jours... Il me dit
qu'il m'attendra ce soir à l'île des Cygnes
jusqu'à minuit, sous le pont du chemin de
fer en cas qu'il pleuvrait, et que si je
n'arrive pas, qu'il part à Saint-Étienne où
que son oncle l'emploiera... Je peux pas
sortir d'ici la nuit, mais j'irai demain à la
même place et je serai contente de mourir
juste à l'endroit qu'il m'attendait.
Julien sauta du lit:
—Veux-tu bien t'habiller tout de suite!
En voilà des histoires de l'autre monde
pour une nuit de plus ou de moins que tu
resteras chez nous! Les onze heures ne
sont pas sonnées. Tu vas te nipper en cinq
minutes, et, comme je ne veux pas te laisser
seule faire la rue de Javel à cette heure-ci,
je descends avec toi, ma gosse, on ne te
dira pas de boniments.
Berthe, égarée de surprise et soulevée de
joie, se laissa glisser du lit, courut vers la
chaise, prit ses bas, ses jarretières, sa chemise...
Elle ne quittait pas son frère du regard,
et se frottait les yeux, l'un après
l'autre, un peu pour essuyer ses larmes,
mais surtout pour être sûre qu'elle avait
bien vu, bien compris, que son Julien ne se
moquait pas d'elle, qu'elle allait sortir,
partir, ne plus se tuer, ne plus avoir de
peines et entrer de toutes ses forces dans
tous les bonheurs de la vie.
Elle était haletante et légère; un sourire
continuel lui laissait la bouche ouverte
dans un épanouissement de joie. Elle ne savait
plus bien ce qu'elle faisait; après avoir
mis ses bas, elle les jeta, en prit d'autres,
atteignit dans l'armoire sa belle chemise,
avec un petit pantalon neuf qu'elle s'était
festonné elle-même. Avant de s'habiller,
elle empoigna une éponge humide, la frotta
sur son corps, de la tête aux pieds, et s'essuya
d'un torchon propre. Elle avait caché
au fond d'un tiroir pour un sou de poudre
de riz; elle s'en mit sur le bout du nez, sur
le front et sur les joues. Se coiffer, maintenant!
elle avait oublié. En trois tours de
doigta sa tresse fut dénattée, peignée d'un
coup de peigne si hâtif qu'elle arracha quarante
cheveux; les épingles de fer et de celluloïd
étaient là au coin de la cheminée;
bien vite, tout fut relevé, fixé, bouffé, lustré,
arrondi. Elle attrapa sa jupe du dimanche,
sa chemisette à pois rouges toute fraîche
empesée, sa ceinture de cuir et sa cravate
rose, puis son unique paire de bottines, son
canotier, son parapluie, tout ce qu'elle possédait
enfin.
—Tu n'es pas prêt encore! dit-elle à
Julien.
Il ne s'en fallait que d'un instant.
Comme ils allaient franchir la porte, elle
aperçut, dormant toujours au bord du matelas,
sa petite sœur Sylvanie que rien n'avait
éveillée.
—Pauvre Ninie, dit Berthe en penchant
la tête. Il n'y a qu'elle que je regrette le jour
que je pars d'ici. Toi, tu viendras me voir,
dis, Julien? On s'écrira, poste restante?...
Mais qu'est-ce que maman va te dire, quand
elle verra que suis filée? Tu n'as pas fini
d'en entendre!
—Je ne rentrerai pas non plus, fit Julien
plus tristement. Tu avais raison, tout à
l'heure. Si tu penses à Lui, je pense a
Elle.
LIBERTÉ POUR L'AMOUR
ET POUR LE MARIAGE
C'est une des superstitions de
l'esprit humain d'avoir imaginé
que la virginité pouvait être une
vertu.
VOLTAIRE.
————
I
LIBERTÉ POUR L'AMOUR ET POUR LE MARIAGE
Ou vient de publier la statistique de la
natalité française pendant l'année dernière.
Les chiffres baissent d'année en année. La
dépopulation suit sa marche avec une constance
désormais certaine. Depuis treize
ans, il naît en France 800,000 enfants
par an. Il en naît 1,600,000 en Allemagne.
M. Bertillon, par une opération mathématique
du genre le plus simple, en conclut
que dans sept ans d'ici chacun de nos soldats
aura deux adversaires. Le présage est
à retenir.
Pendant quelques jours, comme tous les
ans à pareille époque, nous allons entendre
une lamentation bruyante dans la presse et
à la tribune. Des gens ouvriront de larges
bras, baisseront la barbe et secoueront le
front. On soupirera: «Pauvre France!»
On dira aussi: «Décadence des mœurs!»
Et la Chambre, par l'organe d'un orateur
complaisant, accusera l'imprévoyance et
l'égoïsme de chaque citoyen en particulier,
sans se demander si elle n'a pas une part
de responsabilité dans la situation qu'elle
déplore.
Le mal est simple et net: les naissances
baissent. Le programme de combat est
simple également: influer de telle sorte sur
les mœurs publiques que le nombre des
naissances s'accroisse. Jamais vous n'obtiendrez
un résultat sérieux avec des mesures
latérales comme la levée d'un impôt sur les
célibataires et autres balivernes d'opéra
bouffe. Vous savez bien qu'ainsi vous frapperez
M. N., qui a donné au pays, par voie
de bâtardise, quatre soldats vigoureux, et
qu'en même temps vous exempterez M. X.,
avec sa femme légitime qui pourrait être
féconde mais qui préfère ne l'être point.
Vous ne réussirez pas davantage en promettant
45 fr. par an aux ouvrières qui
voudront bien mettre sept enfants au monde,
et elles vous diront pourquoi, si vous les
interrogez.
Enfin, je reconnais que le droit de vote
est un droit important, bien que je n'en use
guère; mais il me semble que si j'étais
mineur, terrassier ou maçon, et si je n'avais
pas d'autres raisons de créer sept enfants
misérables dans une petite chambre basse,
l'honneur de voter deux fois pour mon
conseiller municipal ne m'éblouirait pus
au point de me rendre sept fois père.
Non. Agir sur la situation démographique
d'un peuple, faire monter le chiffre des
naissances annuelles grâce à des mesures
législatives aidées de propagandes morales,
ce n'est pas d'abord une question de primes,
de petits impôts, ni de vote plural, c'est,
avant tout, en bonne raison:
1º Délivrer les jeunes gens de tout les
entraves que la société apporte au rapprochement
des sexes;
2º Faire en sorte que la femme, âpres avoir
conçu, ne soit pas amenée bientôt à s'en
repentir et à s'en cacher.
Or, s'il est vrai que le législateur et les
classes dirigeantes exercent une influence
quelconque sur la natalité en France, ils
l'exercent, on le sait assez, précisément dans
le sens contraire à celui-ci.
En effet, que se passe-t-il? On parle de
propagande; quelle propagande fait-on dans
la campagne et dans les faubourgs? Celle de
la virginité.
Chaque année, de vieilles personnes animées
d'un esprit qu'elles croient excellent,
et confondant la vertu avec la continence
selon l'équivoque traditionnelle, lèguent
des titres de rente aux communes rurales,
à charge pour les municipalités de couronner
solennellement la jeune fille la
plus «vertueuse». Et de toutes les vertus,
quelle est la plus illustre aux yeux du donateur?
Pourquoi le conseil municipal, la
fabrique et les pompiers vont-ils entourer
sur la Grand'Place cette jeune fille à glorifier
comme une statue vivante? Est-ce parce
qu'elle a sauvé la vie de quelqu'un? Non.
Est-ce parce qu'elle nourrit de son travail
ses petits frères ou ses vieux parents? Non;
elle est seule et orpheline. Est-ce parce
qu'elle a donné des fils à la patrie? C'est
justement parce qu'elle lui en refuse! Si
on l'acclame, si on l'embrasse, si le préfet
la montre au peuple, si on lui joue la «Marseillaise»,
c'est parce que, belle, robuste et
saine, elle s'opiniâtre contre tous dans la
stérilité volontaire.
On reproche aux Carmélites d'être célibataires
et vierges, mais quand ce même
célibat, cette même virginité sont le fait
d'une blanchisseuse, il n'y a pas assez d'orphéons,
de quinquets et de pétards pour
annoncer aux citoyens qu'on va leur présenter
une fille dont la vie est un exemple.
Exemple qu'on peut suivre ou ne pas
suivre, dira-t-on. Non pas!
En province, c'est-à-dire parmi 35 millions
de Français sur 38, toute fille qui
devient amante «fait une faute»; le terme
est significatif. Les commères ne la reçoivent
plus. On la fuit. Parfois on l'insulte. Si elle
est domestique, on la chasse. Si elle est
institutrice, on la dénonce, car la fornication
est un péché mortel, même chez les
anticléricaux. Vous vous rappelez qu'il
y a quatre ans on a décapité sur la place de
Rennes un petit vicaire de campagne, non
parce qu'il avait tué son curé (cela n'était
nullement prouvé), mais parce qu'on l'avait
vu l'année précédente sortir d'un mauvais
lieu avec un complet à carreaux qui fut
retrouvé dans sa chambre. Le jury a décidé
que quand on connaissait une fille de plaisir,
on était par cela même capable de jeter un
octogénaire au fond d'un puits, et le ministère
de la justice a rejeté le recours en
grâce, ce qui indiquait son assentiment.
Pour les autorités comme pour les commères,
rien ne recommande mieux un
homme ou une femme que la modestie des
mœurs, c'est-à-dire la stérilité. «Ce garçon-là
est si rangé! Cette fille n'a jamais fauté!»
Quand on a dit cela on a tout dit; les portes
s'ouvrent, les salaires montent; la confiance
se donne et l'avenir est sûr. Dans le cas
contraire, la jeune fille voit se fermer devant
elle à peu près toutes les maisons, sauf les
maisons de tolérance où la police la conduit
par la main. Veut-elle être maîtresse d'école?
buraliste? télégraphiste? Les administrations
exigent d'elle au préalable un certificat
de bonne vie et mœurs, et, comme
elle ne peut en produire, on biffe sa candidature.
Encore lui pardonnera-t-on quelquefois si
sa vie intime est discrète et, dans tous les
cas, inféconde. Mais dès que sa conduite
aboutit à sa conséquence naturelle, qui est
la grossesse, alors tout est perdu.
Il n'y a pas un ménage sur cent, capable
de supporter le service d'une bonne enceinte.
Voilà cette fille dans la rue. Presque toujours
son amant l'abandonne. Elle n'a pas
de gîte, pas de ressources. Si elle demande
du travail on la traite de gueuse et si elle
mendie on la flanque en prison.
Oui, je sais bien, l'Assistance Publique
la recueille. Savez-vous quand? Trois jours
avant son accouchement. Et savez-vous
quand on la met dehors? Le huitième jour
si elle n'a pas de fièvre. Elle ne peut pas
marcher? Qu'elle se couche! Il y a des bancs
dans les avenues.
Maintenant, mettons les choses au mieux.
Elle guérit à la belle étoile; par miracle son
enfant ne meurt pas, et par miracle aussi,
elle trouve un moyen d'existence, dans l'extrême
faiblesse où elle est. Ce métier lui
permettra-t-il de transporter du matin au
soir un bébé à la mamelle? Presque jamais.
Que fera l'État de cet enfant? A Paris, la
mère peut se présenter aux Enfants Assistés;
si elle n'a pas dix mois de séjour on la
mettra simplement à la porte en lui promettant
un pied de terre au cimetière de
Bagneux dès que son petit sera mort de
faim; si elle a dix mois de séjour, on examinera
sa demande: il y a une chance pour
qu'on l'admette, quatre ou cinq pour qu'on
la repousse, et dans ces derniers cas, c'est
toujours Bagneux qui reste l'unique assistance.
Mais en province, dans une population
qui comprend les onze douzièmes des Français,
le soin d'assister les femmes en couches
est presque partout laissé à l'initiative des
voisines, qui s'en délivrent bien souvent
quand elles peuvent donner pour prétexte
que l'accouchée n'est pas mariée. Elle est
malheureuse, mais c'est une gourgandine,
puisqu'elle a un enfant, et les commères
ajoutent: «C'est bien fait! Elle n'avait qu'à
se mieux conduire!»
Se mieux conduire, vous l'entendez bien,
c'est toujours vivre stérile.
On me répond: «Non. C'est se marier.»
Vraiment? Dites donc cela aux innombrables
filles qui n'ont jamais trouvé de mari! Voilà
qui paraît tout simple: se marier. Mariez-vous,
c'est votre affaire. Mais les laides, les
pauvres, les filles de condamnés, toutes
celles dont personne ne demande la main,
et qui trouveraient peut-être encore une
heure d'amour, mais non pas une vie d'affection,
pourquoi les condamnez-vous, vous
l'État, a cette stérilité dont vous souffrez le
premier? Pourquoi, le jour où elles conçoivent,
ne les protégez-vous contre aucune
avanie, aucun renvoi, aucune misère? Elles
avaient rêvé le mariage; on ne le leur a pas
accordé; elles vous donnent des fils quand
même et le jour où elles sollicitent une modeste
place dans un bureau de poste, vous
les refusez sans examen?
On me dit encore: «Nous donnons des
privilèges au mariage, dans l'intérêt même
de la natalité, parce que la famille organisée
est le milieu le plus favorable aux naissances
nombreuses». C'est une erreur absolue.
Le chiffre des naissances est en raison
directe du degré de promiscuité: très faible
dans les ménages bourgeois, très élevé dans
les quartiers pauvres, et considérable chez
les vagabonds. Loin de favoriser la conception
des femmes, le mariage n'est souvent
qu'une école mutuelle de stérilité volontaire.
Mais j'admets que cette école soit en
même temps une occasion quotidienne
d'heureuses méprises, fût-ce au besoin par
l'adultère furtif qui nous donne une bonne
part des naissances légitimes. J'admets aussi
qu'on puisse trouver d'autres raisons sociales
de conseiller l'union régulière, bien
que, sur ce point même, il y ait beaucoup à
dire.—Vous souhaitez, que les jeunes gens
se marient?
Pourquoi faites-vous tout ce qu'il faut
pour qu'ils ne se marient pas?
Avant d'établir un impôt sur le célibat,
on pourrait commencer par supprimer
l'impôt sur le mariage: tous les frais d'actes,
de timbre, d'enregistrement et de légalisation
qui précèdent l'union civile. Déclarer
que le pays a un intérêt capital à multiplier
ses familles, et d'abord refuser d'unir tous
les malheureux qui ne peuvent pas payer,
ce n'est peut-être pas très intelligent. Le
total des frais est peu élevé, sans doute,
mais il n'y a pas de petites dépenses pour
les bourses vides. Trente francs versés à
l'État, cela ait cent pains de moins sur la
planche: trois mois de nourriture, pour
beaucoup. Comment s'étonner que le peuple
s'abstienne?
Et non seulement ces actes sont coûteux,
mais leur nombre est si grand, les démarches
indispensables à leur réunion sont si
compliquées et si diverses qu'on ne peut
songer à posséder la liasse complète avant
six semaines de patients efforts. L'État réclame
en effet:
Les deux actes de naissance des futurs
époux, ou, à leur défaut, des actes de notoriété
dressés devant le juge de paix et homologués
par le tribunal du lieu où sera célébré
le mariage. S'ils sont nés à l'étranger: une
double légalisation par les autorités du pays
et par le ministre des affaires étrangères;
la traduction de la pièce par un traducteur
juré; le timbre du bureau d'enregistrement
de l'arrondissement.—Deux certificats
établissant le temps du dernier domicile des
futurs époux.—La légalisation de ces
deux pièces par le commissaire de police de
chaque quartier.—Les consentements notariés
des quatre parents s'ils sont absents.—Les
deux enregistrements de ces deux
consentements.—Si les parents n'existent
plus, leurs actes de décès, ceux des aïeuls
décédés, et les consentements des aïeuls
survivants qui donnent lieu aux mêmes
formalités d'enregistrement.—Le livret
militaire du futur époux.—Le certificat de
contrat délivré par le notaire.—Enfin (et
je ne compte pas la permission de l'autorité
militaire si le fiancé fait partie l'armée, ni
s'il est veuf l'acte de décès de sa première
femme, ni, s'il est divorcé, la copie de la
transcription du jugement qui a prononcé
le divorce), enfin, un délai de onze jours au
moins et parfois de dix-sept jours pour les
publications, et le certificat de non-opposition
délivré par la mairie qui n'est pas celle
du mariage!
Quand on pense que l'intérêt de l'État est
de voir les mariages se multiplier, on se
demande ce que l'administration pourrait
inventer de plus si elle préférait qu'on ne se
mariât point.
Parmi les dispositions qui précèdent, certaines
brillent par une absurdité remarquable.
Entre autres, celle qui concerne
le livret militaire. J'entends bien qu'on
espère ainsi aider à la recherche des insoumis;
mais on serait naïf d'escompter, n'est-ce
pas, leur dénonciation personnelle. En demandant
un livret à ceux qui n'en ont point,
on les met dans l'alternative, ou de rester
célibataires, ou d'aller fonder une famille
à l'étranger. Dans l'un et l'autre cas l'État
se prive d'un foyer; il est sa propre victime,
et loin de retrouver un soldat, il perd par-dessus le
marché toute une escouade de
marmots.
Certaines pièces ont pour but d'établir
l'identité des fiancés et de prévenir par là
les bigamies éventuelles, comme si la menace
des travaux forcés qui punissent encore
chez nous cette variété rare de l'adultère,
ne suffisait pas à faire réfléchir les
maris trop ambitieux. Toutes ces protections
naissent d'un bon sentiment; on pourrait
peut-être ne pas les rendre obligatoires,
admettre que dans la plupart des cas elles
sont parfaitement inutiles, qu'elles peuvent
être inefficaces, et que d'ailleurs la bigamie
est un crime moins grave que jadis depuis
que le divorce a fait du mariage civil un engagement
transitoire où l'erreur est prévue
et toujours réparable.
Enfin la Loi, opposant avec une insistance
maniaque des obstacles toujours nouveaux
à des maternités possibles, interdit
pendant un laps de temps considérable les
mariages les plus jeunes, les plus sains, les
plus féconds si le consentement paternel
fait défaut à l'un des fiancés.
Ainsi nous avons, dans les campagnes du
Midi et dans toutes les populations urbaines
du Nord, des jeunes filles qui deviennent
nubiles à l'âge de douze ou treize ans et
qui ne peuvent à dix-huit ans fonder une
famille où il leur semble bon, si leur père
prétend avoir ses raisons de leur interdire
le mariage. Personne n'a le droit de discuter
les motifs de l'opposition. Le père invoque
des raisons d'argent: c'est fort bien.
Il se croit d'une meilleure famille que celle
du prétendant: il n'y a rien à dire. Il préfère
garder sa fille malgré elle, sans autres
raisons à l'appui: c'est encore parfait. La
jeune fille, si elle est amoureuse, peut choisir
ce qu'elle aime le mieux, ou de s'enfuir
ou de se suicider. Très souvent elle fait l'un
ou l'autre. Et ici, comme tout à l'heure, je
ne distingue pas très bien l'intérêt de l'État.
Mieux encore: le jeune homme n'est
libre qu'à vingt-cinq ans. Nous touchons
aux limites de l'absurde. On estime qu'à
vingt-deux ans, un homme est assez mûr
pour porter les galons de lieutenant. On lui
confie quatre-vingt-quinze hommes avec la
permission de les envoyer—sans le consentement
de son père—se faire massacrer.
Et sans ce même consentement on ne lui
confie pas une femme qui l'aime assez pour
le suivre? Il peut fonder une maison de commerce,
une usine, une société, une colonie,
mais non une famille? Il peut être médecin,
professeur, architecte, chef de mission ou
diplomate, mais on lui interdit d'être «mari»
si tel est le caprice de ses ascendants?
Il est trop clair que les lois en vigueur
n'ont pas été conçues spécialement pour favoriser
la croissance de la natalité publique.
On ne saurait s'en étonner. Ceux qui les
ont codifiées au commencement de ce siècle
n'avaient pas les mêmes raisons que nous
de regarder l'avenir avec appréhension. En
outre, l'organisation de la famille française
s'est achevée sous l'influence du droit
canon et du droit romain qui revêtaient
hier encore un aspect d'éternité et qui nous
surprennent aujourd'hui par l'imminence
de leur déclin.
L'avenir est à ceux qui savent le prédire.
Se réformer, c'est se conformer à l'évolution
irrésistible et lente des sociétés en marche
vers le but inconnu. Au milieu du siècle
dernier, on traitait de songe-creux et de lunatiques
ceux qui prétendaient aplanir les
hiérarchies traditionnelles et renverser
même la personne du Roi. Cependant la
jeune Amérique n'a pas eu besoin d'un chef
héréditaire pour dépasser en quelques années
vingt nations vieilles de quinze siècles.
Ainsi peut-être on reconnaîtra bientôt que
la famille elle-même, telle qu'elle est ordonnée
aujourd'hui n'est pas la base intangible
qu'on ne puisse alléger sans que tout
s'écroule sur elle. On admettra qu'une nation
vit par le nombre de ses nationaux plutôt
que par l'équilibre de ses coutumes: c'est
une pépinière, ce n'est pas un édifice. On
saura qu'il vaut mieux pour elle créer des
fils bâtards que de mourir stérile. On proclamera
que nul, pas même l'État, pas même
un père, n'a le droit de séparer deux êtres
jeunes et sains lorsqu'ils ont exprimé la
volonté de s'unir.
Si j'ose prévoir (et souhaiter) les mesures
qu'on adoptera un jour dans cet esprit
de justice et de liberté féconde, j'imagine
qu'elles sont contenues dans les propositions
du programme suivant:
I.—Combattre par l'enseignement moral
l'opinion abominable qui représente la
maternité comme pouvant être, dans une
circonstance quelconque, une faute contre
l'honneur, un état illégitime et infamant.
II.—Garantir pendant le temps de la
grossesse et trois mois après l'accouchement
les ouvrières et les servantes à gages contre
toute possibilité de renvoi, à moins de faits
délictueux ou criminels dûment constatés.
III.—Décréter que le certificat de bonne
vie et mœurs, dans le sens où l'on entend
généralement cette expression, ne pourra
être en aucun cas exigé à côté de l'extrait
du casier judiciaire qui est déclaré suffisant.
IV.—Créer, sur toute l'étendue du territoire,
des Nourriceries d'Enfants Assistés où
l'on recueillera jusqu'à la deuxième année
tout enfant nouveau-né qui, par l'indigence
de sa mère, se trouverait en danger de mort.
V.—Accorder les droits du mariage à
tout couple qui exprimera librement la volonté
de s'unir devant l'officier d'état civil,
sans frais, sans délai, sans production de
pièces, et sans aucune soumission au consentement
d'un tiers.
24 novembre 1900.
II
HISTOIRE D'UN FIANCÉ
Célibataires, le Sénat vous menace d'un
impôt égal au quinzième du principal de
vos contributions. C'est-à-dire qu'un ouvrier
qui verse trente francs par an à la recette
de son quartier, sans compter les centimes
additionnels, devra désormais donner quarante
sous de plus, si la loi est votée.—Bien.
Votre voisin nourrit et habille six enfants.
Vous, vous payerez deux francs par an le
droit de vous nourrir tout seul. Le Sénat
appelle cela «égaliser les charges» et conseiller
le mariage aux citoyens français. Je
ne discute pas.
Lisez maintenant ce qu'il en a coûté à
l'un de vos camarades pour avoir voulu se
marier dans notre doux pays.
L'histoire est typique; elle est complète;
et, par-dessus le marché, elle est vraie. Il
ne lui manque rien pour servir d'exemple.
Au mois de juin dernier, M. D..., ouvrier
mécanicien, ancien sous-officier d'artillerie,
rencontra Mme X..., qui accepta de devenir
sa femme.—Il avait trente ans; c'est un
âge où l'on est, je crois, majeur. D'ailleurs
ses parents l'approuvaient. Quant à la jeune
femme elle était orpheline et divorcée, c'est-à-dire
civilement aussi libre que possible.
Rarement un projet de mariage se présente
dans des conditions aussi favorables.
M. D... réunit les papiers nécessaires,
prit son acte de naissance dans son tiroir,
son certificat de résidence chez sa concierge,
il courut chez le commissaire de police pour
obtenir la légalisation de cette dernière
pièce, il se procura, mais à grands frais,
les actes de décès des parents de sa fiancée;
les fit dûment enregistrer, enfin, n'oubliant
pas même son livret militaire, il se présenta,
sûr de lui, à la mairie de l'arrondissement.
«Monsieur, fit l'employé, votre acte de
naissante est périmé. Depuis la loi de 1897,
aucun acte de l'état civil ne doit avoir plus
de trois mois de date. Faites-en faire un
autre, et payez.
—Mais... l'État me demande quel jour
je suis né. Je le lui dis. Je ne peux pas le
lui dire plus clairement une seconde fois.
Le nouvel acte que je vous apporterai sera
identique au premier, puisqu'ils seront tous
les deux copiés sur la même page du même
registre....
—Monsieur, la loi est la loi. Faites une
pétition à la Chambre si vous n'êtes pas
content.»
L'ouvrier se retire docilement. Rentré
chez lui, il écrit au maire de son village
natal, fait queue à la poste le lendemain
matin pendant vingt minutes pour expédier
un mandat de 2 fr. 55, rogne son dîner
comme son déjeuner, et attend la réponse
du maire.
Deux jours plus ***, coup de théâtre.
Un événement imprévu, une lettre, un
cri de joie: ses parents sont devenus riches.
Et alors, d'une heure à l'autre, ces
mêmes parents qui trouvaient Mme X...
charmante tant qu'ils étaient pauvres, s'opposent
brusquement à son entrée dans la
famille. Un billet de loterie a fait le miracle.
Ils n'ont rien à lui reprocher que d'être
restée, ce qu'ils étaient, mais c'est assez
pour qu'ils la refusent, comme une honteuse
mésalliance. Supplications du fils, discussions,
arguments, scènes violentes, rien n'y
fait. Il a donné sa promesse: cela n'a aucune
importance. Il aime: cela n'est pas
sérieux. Elle aime aussi: on s'en moque
bien.
Le héros de cette histoire, un brave
homme décidément, n'hésita pas. Non seulement
il n'alla point chercher ailleurs la
belle dot que son père voulait lui faire toucher,
mais il renonça même à l'héritage
promis: il fit les sommations.
Savez-vous ce qu'il en coûte à un malheureux
ouvrier pour faire établir, qu'il est
majeur à trente ans, et qu'il a le droit de se
marier où il aime? Soixante-quinze francs.
M. D... épuisa ce jour-là ses dernières
économies, mais il paya. Il y eut d'abord
un mois de luttes, puis un mois de formalités.
Sur ces entrefaites, une convocation
à passer vingt-huit jours sous l'uniforme
vint encore retarder le mariage.
Lorsqu'il fut de retour à Paris, notre mécanicien
se crut sauvé. Enfin tous ses actes
étaient en règle, les sommations avaient
touché: la voie était libre, en un mot.
Il se rendit à la mairie avec sa liasse de
papiers et exprima timidement le désir de
voir les publications affichées le dimanche suivant.
«Monsieur, répondit l'employé avec un
gracieux sourire, si vous étiez venu il y a
huit jours, c'eût été parfait; mais ces pièces
sont du mois de juin, nous voici le 7 octobre,
tous vos actes sont périmés.
—Comment, une seconde fois?
—Une seconde fois. Veuillez faire refaire
tous les actes, ceux de naissance comme
ceux de décès, tous les certificats et toutes
les légalisations. Inutile d'ajouter que les
formalités d'enregistrement sont redevenues
nécessaires comme en juin dernier.
—Et il faut tout payer encore?
—Bien entendu.»
Pour la troisième fois, l'ouvrier fit les
quinze démarches et paya les quinze additions.
Je me demande comment il s'en est
tiré; mais le législateur ne se le demande
pas, soyez-en sûrs. Partout où il se présentait,
on le saluait comme une vieille connaissance.
«C'est encore vous? Enchanté
de vous revoir. Entrez donc.» Il n'avait
plus que des amis dans tous les greffes et
dans tous les bureaux de Paris, et quand il
s'en allait on lui disait: «A bientôt!»
Un pâle jour de novembre, ce Juif-Errant
de l'État-civil, qui n'avait plus même en
poche les cinq sous d'Ahasvérus, remonta
lentement l'escalier de la mairie où il avait
toutes ses habitudes, et en entrant dans le
bureau des mariages, il demanda d'une voix
résignée désormais à tout:
«Voici mes papiers. Cette fois-ci, pourquoi
ne sont-ils pas en règle?
—Mais il me semble qu'ils le sont.
—Ce n'est pas possible.
—Si fait. Nous allons procéder aux
publications. Vous épousez donc mademoiselle...
—Non: «Madame»... Elle est divorcée.
—Alors il manque une pièce, en effet:
la copie de la transcription de l'acte qui a
prononcé le divorce. Courez au greffe du
tribunal civil et rapportez-moi cela.
—Ah! je vous le disais bien» soupira le
malheureux.
Une heure après, il était au greffe, où on
lui répondait qu'on serait enchanté de
copier pour lui la pièce dont il avait besoin,
et que cela coûterait une vétille: cent
quatre-vingt-dix francs avec quelques centimes.
«Cent quatre-vingt-dix francs! mais où
voulez-vous que je les prenne!»
C'était le dernier coup.
Tout mariage devenait matériellement
inaccessible.
Le sympathique ouvrier qui m'écrit cette
longue histoire, «si triste et si burlesque à
la fois», comme il le dit lui-même, termine
sa lettre par ces mots:
«Il n'y a qu'une solution possible pour moi. Je
mettrai dix francs par mois de côté. Au bout de
dix neuf mois, je pourrai peut-être enfin me marier.
Mais à ce moment-là tous mes actes seront
périmés pour la quatrième fois, et alors je recommencerai
ma promenade dans les greffes, bien
heureux si l'impôt projeté ne vient pas me frapper
dans l'intervalle comme «célibataire endurci».
Vraiment (et beaucoup de lecteurs sans
doute devinent la phrase) je trouve que
M. D... est bien patient envers des lois
aussi vexatoires que les nôtres.
Si j'ai un conseil à lui donner, c'est de
garder cette somme énorme—190 francs—pour
la layette de son premier enfant
qui en aura bien besoin, le pauvre petit.
Depuis six mois, on refuse de marier cet
homme et cette femme: qu'ils n'insistent
pas. On les a ruinés: qu'ils arrêtent les
frais. Et s'ils tiennent absolument à porter
un nom identique, j'offre de leur faire faire,
à mon compte; chez un graveur, deux cents
billets de part ainsi conçus:
«Madame X... et Monsieur D... ont l'honneur
de vous informer qu'à partir du 25 décembre
1900, ils se considéreront comme
mariés.»
Tous les honnêtes gens du quartier, j'en
réponds, leur donneront raison.
La moralité de cette anecdote s'inscrit
logiquement à sa suite. M. Piot, par son
projet d'impôt, espère établir entre le célibat
et le mariage un parallèle avantageux
pour la vie conjugale. Nous allons faire
pour lui la comparaison.
D'une part, voici M. A..., contribuable,
taxé à 30 francs. Il est célibataire; il n'a chez
lui ni femme, ni maîtresse, ni enfants. Qu'au
dehors il soit chaste ou fréquente les filles,
cela n'importe point: dans les deux cas, il
est infécond.
Pour prix de cette infécondité, M. Piot
lui demande DEUX FRANCS.
Voici d'autre part M. D..., le héros des
aventures qui précèdent. Je le suppose lui
aussi taxé à 30 francs. Il a voulu se marier
selon le vœu de l'État, et voici que l'État
lui demande avant de le lui permettre:
Frais d'actes, correspondance et courses (environ)60fr.00
Trois nouvelles séries des mêmes frais par suite de péremptions180fr.00
Sommations respectueuses75fr.00
Copie de la transcription d'un jugement de divorce190fr.00
Total505fr.00
Et le comble, c'est qu'on lui réclamera
quand même 2 francs d'impôt par an si sa
femme est stérile malgré elle!
Ajoutez à cela les frais de la noce, puis
toutes les dépenses de logement, de vêtements
et de nourriture que nécessitera son
nouveau foyer, et dites de quel côté descend
la balance que M. Piot tient suspendue
à son doigt sénatorial.
La nature a donné des charges écrasantes
aux familles nombreuses, et l'État vient
encore accabler ceux qui fléchissent déjà
dans l'appréhension des misères futures.
Majorité tardive, opposition des parents,
refus d'autoriser venant de l'administration
ou des supérieurs militaires, nombre des
démarches, importance des frais, longs
délais, péremption des pièces,—quoi
encore? les lois et les règlements amoncellent
leurs barricades sur toutes les routes
qui mènent à l'union civile. La forteresse
du mariage est une place qu'il faut emporter
contre tous. Avant d'obtenir la permission
d'être utile à son pays en fondant une famille
de plus, il faut satisfaire un Code suranné,
un fisc aux cent bouches, une famille égoïste,
avare ou haineuse, une hiérarchie de supérieurs
tracassiers ou malveillants.
Combien succombent dans cette lutte,
qui ne se marieront plus jamais, après avoir
passé à côté du bonheur! Dans l'amas des
lettres que j'ai reçues à l'appui de mon premier
article, je trouve l'histoire d'un jeune
homme qui entendit ce mot d'un père:
«Une femme en vaut bien une autre!»
Ah! vous croyez cela, vieillards! le jour où
vous brisez la vie de votre enfant, vous
croyez qu'il se guérira, qu'il pardonnera,
qu'il oubliera, et que vous réussirez plus
*** à jeter dans son lit une dinde grasse,
avec un portefeuille d'actions! Combien en
pourrais-je citer qui sont morts sans avoir
voulu se laisser consoler ainsi!
Mais l'État ne s'en inquiète point. L'État
règne. Même sur les questions qui le regardent
le moins, il entend faire accepter non
ses avis, mais ses ordres. Jusque dans la
ruelle du lit, il faut qu'il exerce ou délègue
son autorité stérilisante. Souveraine est sa
morale nuptiale, et peu lui importe de
savoir sur quelle routine il l'établit. Épousez
une actrice, décorée ou non, Paris trouvera
cela tout naturel; on en a d'illustres et de
charmants exemples; mais si vous êtes receveur
des contributions dans un trou d'Auvergne
ou de Savoie, n'espérez pas obtenir
de votre chef de service qu'il vous laisse
épouser Agnès ni Chimène. L'administration
en est restée là-dessus aux idées du
dix-septième siècle. Il faut se soumettre ou
se démettre, rester célibataire ou perdre son
emploi. Pour beaucoup d'hommes, c'est le
choix forcé entre le désespoir et la misère.
Par contre, quand le supérieur accorde
son consentement, comme s'il prétendait
lui donner l'auréole de l'infaillibilité papale,
tout doit courber le front devant sa parole
sainte. Voyez ce qui s'est passé à Melun.
Un officier demande à épouser une femme
divorcée; si son chef avait rédigé un rapport
défavorable, on aurait contraint le
malheureux à donner sa démission, à briser
sa carrière, plutôt que de lui laisser prendre
la femme de son choix. Mais le hasard veut
que le rapport ne conclue pas au rejet de la
demande, et, du jour au lendemain, il faut
que toutes les maisons s'ouvrent. Les femmes
des officiers sont en service commandé
quand elles font des parties de tennis sur
la pelouse de leur jardin.
Pour les seconds mariages comme pour
les premiers, l'État ne semble préoccupé
que d'interdire l'union partout où il le peut.
Il trouve bon que les maris prennent des
dispositions testamentaires en vue de déshériter
leurs femmes le jour de leurs secondes
noces. Bien plus: il donne l'exemple, en privant
de tout secours si elles se remarient, les
veuves qui obtiennent un bureau de tabac. Il
défend à la femme adultère d'épouser jamais
son complice, c'est-à-dire de fonder enfin une
famille féconde et saine, avec le seul homme
qu'elle aime, avec le père de ses enfants.
Ceci exposé sommairement et d'ailleurs
connu de tout le monde, nous pouvons donc
répondre à l'État qu'il est mal venu à reporter
ses propres fautes sur la conscience des
citoyens. En frappant d'un petit impôt les
célibataires âgés de plus de trente ans, le
Parlement voterait une loi dérisoire et inefficace
que certains trouvent même injuste,
mais qui se condamne assez par son impuissance,
pour qu'on ne l'accable pas d'autres
arguments.
Je ne suis ici qu'un porte-parole. Croyez
que je ne plaide pas pour ma cause, puisque
je n'ai pas encore trente ans et que je ne
suis plus célibataire; mais si mon insistance
est désintéressée, elle n'en sera que plus
ardente, et plus libre.
Les familles sont trop peu nombreuses.
Comment les multiplier?
Le Sénat répond:—En persécutant les
gens qui ne veulent pas se marier.
Et il n'entend pas les milliers de voix
jeunes qui lui ont crié de toutes parts:
—En nous accordant le mariage, à nous
qui ne demandons que cela!
9 décembre 1900.
III
PLAIDOYER POUR ROMÉO ET JULIETTE
En France, nous sommes traditionnels.
Nous avons le respect, non des choses établies,
mais de la forme originelle sous laquelle
ces choses demeurent à travers les
siècles. C'est l'extérieur des institutions, et
non leur essence, qui possède chez nous le
privilège de l'inviolabilité.
—Qu'est-ce que le mariage? l'union d'un
homme et d'une femme sous serment.—Ajoutez-y
les cérémonies civiles ou religieuses
qu'il vous plaira: tout le reste n'est
qu'ornement et accessoire. L'Église même
se défend de «marier» au propre sens du
terme: elle bénit à l'avance le mariage futur
des fiancés, celui qui se consommera
dans la chambre nuptiale. Si l'on peut établir
plus *** que la rencontre n'a pas eu
lieu, que le mariage n'a pas été physiologiquement
consommé, l'Église constate la
nullité de l'union qu'elle avait préparée
sans prétendre la conclure, moins présomptueuse
en cela que l'état-civil. Et, pour que
cette union soit qualifiée de nuptiale, il ne
faut, devant le maire comme devant l'autel,
qu'un serment.—Eh bien, nous trouvons,
en France, toute naturelle la rupture de
cette foi jurée. L'adultère est sympathique,
cela est assez connu pour qu'il soit inutile
d'apporter là une démonstration. Tout Paris
pour le jeune amant, a les yeux de la femme
mariée. Mettez-les tous les deux en scène,
et une salle de deux mille personnes, de
tout âge et de toute classe, applaudira, n'en
doutez point.
Mais:
Devant le même public et dans le même
théâtre, introduisez un conférencier qui
propose de porter atteinte au mariage, non
plus dans ce qu'il a de sacré, d'universel et
de nécessaire, mais dans ce qu'il offre de
variable selon le temps et de particulier
selon les nations,—l'âge requis, les formalités,
le consentement paternel,—aussitôt
on interpellera, l'orateur, on l'accusera de
«toucher à l'institution de la famille» et
de compromettre par là l'équilibre de la
société.
Voilà donc une opinion reçue: sympathiser
avec l'adultère, ce n'est pas «toucher
à l'institution de la famille», mais vanter,
par exemple, les droits du mariage à vingt
ans sans le consentement des ancêtres,
c'est «toucher...» etc.
Et l'importance de cette expression se
déduit du principe connu: la société repose
sur la famille.
Soit. Admettons ce dernier axiome pour
juger de la thèse tout entière. Les théoriciens
ne s'entendent point sur les caractères
de la famille idéale; mais tout le
monde est d'accord sur la valeur relative
des sociétés, puisque le concours des peuples
se poursuit au grand jour, depuis le commencement
de l'Histoire. Les sociétés saines,
comme les individus sains, se reconnaissent
à leur survivance et à leur développement.
Si donc, et je le veux bien, la société repose
sur la famille, on peut juger par évidence
que la famille la mieux organisée est celle
qui a permis le développement de la société
la plus prospère.
Celle-là, tout le monde la peut nommer.
Britannique ou américaine, la race anglo-saxonne
possède le monde depuis cent
cinquante ans; nulle part nous ne pourrons
trouver un aussi parfait exemple d'une société
à succès; nulle part il ne sera donc
plus intéressant d'étudier l'organisation de
la famille et son recrutement par le mariage,
considéré comme institution fondamentale de
la société.
Si, du premier coup d'œil, nous constatons
que les Anglais et les Américains
accordent à la cérémonie nuptiale toute
les facilités que nos lois lui dénient, il faudra
bien en conclure que notre Code civil a
été limité par des précautions vaines, puisque
les codes voisins, plus libres, ont permis
en même temps une croissance nationale
et une activité universelle que nous
n'avons pu dépasser.
Or, aux États-Unis et en Écosse, les libertés
du mariage sont telles qu'on ne pourrait
les rêver plus grandes. Un homme et
une femme échangent leur serment devant
un témoin, quel que soit ce témoin, et la
loi les regarde comme mariés.
Selon la volonté des parties, le mariage
est laïc ou religieux, civil ou familial, clandestin
ou public: il est toujours valable. Il
est toujours légitime.
Aucune pièce n'est exigée. Aucune preuve
écrite du mariage ne le sera plus ***. La
parole du témoin suffit; et, si ce témoin est
mort, la parole des époux.
D'ailleurs, toutes les garanties civiles
peuvent être données aux conjoints, mais
seulement sur leur demande et dans la
limite de leurs désirs.
Un mariage secret, immédiat, gratuit et
sans entraves,—le mariage de Roméo et
de Juliette,—est considéré comme inattaquable,
d'Édimbourg à San-Francisco, et on
ne nous dit pas que la solidité du lien familial
en soit compromise, ni qu'Aberdeen
croupisse dans l'anarchie, ni que l'abomination
de la désolation soit l'état moral de
Louisville (Kentucky).
Un peu moins libérale que l'Écosse et la
plupart des États-Unis, l'Angleterre a donné,
vers 1836, quelques formes obligatoires à
l'union légale, mais avec quelle réserve encore,
et quelle largeur de vues.
A quatorze ans, un petit Anglais peut
épouser sa meilleure amie, qui en a douze.
La loi n'y voit aucun inconvénient, et si les
pères de ces enfants croient devoir protester,
ne croyez pas qu'il leur suffise de prononcer
un simple veto, comme en France.
On leur demande leurs motifs; on les interroge,
au besoin, devant les tribunaux, où
les enfants ont le droit d'attaquer le refus
mal justifié qui les sépare. Ceci se passe
tous les jours à Londres, à Melbourne, à
Bombay et à Liverpool, cités qui ne paraissent
pas encore en décadence, et où le sentiment
filial est aussi développé, dit-on, qu'à
Montmartre ou à La Villette. La loi anglaise
n'a jamais pensé que ce fût porter atteinte
à aucune institution que de discuter la volonté
d'un père le jour où son fils veut, à
son tour, fonder une famille nouvelle.
Car c'est là le nœud de la question.
Quel est le parangon de la famille française?—La famille
antique... réunion de
familles groupées sous la main d'un Aïeul.
Et la famille antique n'est plus.
Nous ne sommes plus au temps où la descendance
d'un homme s'abritait tout entière
sous les peaux de bouc de la tente, assemblée
autour du foyer, protégée par son Chef,
son Maître, son Père.
Alors, en effet, et justement! le maître
de la tente avait le droit de dire: «J'admets
chez moi cette femme et non cette autre. Je
gouverne ceux que je défends.»—Ce qu'un
tel état social devait engendrer à l'époque
moderne, on le voit aujourd'hui par le spectacle
des sociétés nomades de l'Asie ou des
pays maures qui sont tombées, une à une,
sous la main des peuples libres. De même
qu'au sommet de l'échelle nous avions
trouvé les libertés nuptiales, de même, au
dernier point de la décadence, nous trouvons
la puissance paternelle à son comble: et cela
n'est pas moins frappant.
Aujourd'hui, la famille se désagrège dès
la naissance. Dans les milieux bourgeois,
l'enfant vit jusqu'à sept ans avec ses bonnes,
jusqu'à seize ans avec ses pions et, ensuite,
avec... qui vous savez. De quel droit ceux
qui l'ont exilé d'abord dans la lingerie, puis
emprisonné dans l'atroce internat, avec la
menace des maisons de correction, s'il résiste,
de quel droit viendraient-ils, ensuite,
non pas même discuter, mais briser d'un
seul geste l'inclination de cet enfant, devenu
homme, lorsqu'elle se manifeste si naturelle,
si tendre, et vraiment si morale au
sens vulgaire du mot? Où est le foyer patriarcal,
la tente et le piquet, le troupeau
commun? L'un habite Montluçon et l'autre
Paris, si ce n'est Tananarive. Comment l'intérêt
de l'aîné prétend-il balancer celui du
plus jeune, celui de l'homme qui engage sa
propre existence et peut, seul, décider de
la valeur de son choix? Si le fils se marie
sottement, le père en rougira; d'accord;
mais le fils se sentira bien autrement atteint
si le père, veuf, se remarie avec une femme
indigne, et la loi ne lui donne nul recours.
D'ailleurs, demande-t-on au père de juger
les projets de son fils? En aucune façon. Le
silence suffit. Ce silence tient lieu de raisons.
Ce silence vaut un arrêt. Cette abstention
est un vote.
Eh bien, peut-être est-ce beaucoup avancer
dans le sens de l'indulgence et de l'affection
humaines, mais j'imagine que d'excellents
pères, aussi bien parmi ceux qui cèdent
que parmi ceux qui s'opposent, ne seraient
pas fâchés de s'abstenir, purement et simplement,
dans certains cas matrimoniaux.
En exigeant leur consentement public et
solennel, on les charge d'une responsabilité
qui n'est pas toujours acceptée de bonne
grâce. On les oblige à laisser de leur
assentiment une preuve écrite et formelle
qui est bien souvent gênante, et pour des
raisons qui ne touchent point aux questions
d'honneur. Certains Capulets aimeraient
assez leur fille pour consentir à sa joie, s'il
ne fallait ensuite avouer à tout Vérone
qu'ils ont fait alliance avec la famille ennemie.
La question qui leur est posée n'est
pas:—«Autorisez-vous votre fille à se marier
selon son goût?»—mais, aux yeux de
tout le monde, celle-ci:—«Vous, Monsieur
A..., député bonapartiste, prenez-vous
pour gendre M. B..., fils d'un préfet du 4 Septembre?»—Tel
qui répondrait oui à la première
question répondra non à la seconde,
et la loi qui la pose lui dicte son refus.
En 1792, le jurisconsulte Muraire, qui
mourut plus *** premier président de cassation,
écrivait:
Les droits du père ont leurs limites... Disons-le,
messieurs, trop souvent les pères ne consultent que
l'ambition dans le consentement qu'ils donnent au
mariage de leurs enfants ou dans l'empêchement
qu'ils y mettent. Si vous voulez que les mariages
soient heureux, laissez la liberté des choix. Ainsi,
en facilitant les mariages, vous les multiplierez, et
vous ferez le bien de la société. En livrant l'homme
plus tôt à lui-même, vous hâterez les progrès de sa
raison.
Depuis un siècle, et davantage, ces paroles
ne sont pas entendues. Il faut, je le
crois, désespérer de les voir jamais obéies.
On continuera, en France, à conclure les
mariages à peu près selon la mode de
quelques peuplades nègres: par voie
d'achat entre deux familles. La volonté des
jeunes amants restera chose négligeable, et
impuissante contre celle d'autrui. Des
milliers de couples charmants, en qui la
nature avait mis ses affinités mystérieuses,
n'oseront jamais joindre leur lèvres par-dessus
la barrière des lois. Que de larmes!
Que de sanglots à venir! Et chaque année,
régulièrement, l'an prochain comme l'an
dernier, quatre ou cinq cents jeunes filles
de France se jetteront dans l'inconnu, la
corde au cou, le poison à la bouche ou les
bras vers la rivière, pour avoir entendu, un
soir, le:
«Non! tu ne l'épouseras pas.»
18 décembre 1900.
UNE RÉFORME DANGEREUSE
————
Pour faire plaisir à quelques-uns de ses
subordonnés, le ministre de l'Instruction
publique avait institué l'année dernière une
Commission chargée d'examiner comment
et dans quelle mesure l'orthographe pourrait
être simplifiée.
Cette Commission vient d'achever ses
travaux. Son président rapporteur, M.
Paul Meyer, soumet un projet qui a l'ambition
de métamorphoser 20 000 mots
français et qui les rend pour la plupart méconnaissables.
Dans ses grandes lignes, la proposition
ramène de huit siècles en arrière l'orthographe
de notre langue et revient aux
principes du moyen âge le plus archaïque.—C'est
l'esprit du projet.—Je ne discuterai
pas ses dix-sept articles mot à mot.
Le rapport a été publié, et bien que l'importance
du bouleversement soit partout
dissimulée sous des artifices, elle ne saurait
échapper à personne.
Écrire KEUR pour chœur, FAZE pour phase,
JÈME pour gemme, ÈLE AN UT pour elle en eut
et ainsi de suite pour 20 000 mots du dictionnaire,
ce n'est pas réformer, c'est créer
de toutes pièces une orthographe aussi
barbare que celle de la Chanson de Roland,
et destinée à être, comme elle, lettre morte
pour les soixante millions d'hommes qui
ont appris notre langue moderne en France
ou à l'étranger.—Or, c'est ici que je voudrais
appeler l'attention du lecteur; il n'y
a pas de réforme plus facile a réaliser que
la réforme de l'orthographe; c'est la plus
agréable à un ministre parce que c'est la
seule qui ne risque pas de soulever un incident
à la commission du budget; et néanmoins
il n'y en a guère qui puissent avoir
de plus désastreuses conséquences pour
notre mouvement intellectuel, et pour notre
influence extérieure. La raison en est simple.
*
* *
A qui n'est-il pas arrivé de prendre dans
sa bibliothèque un Montaigne ou un Amyot,
d'en montrer une page à un ami (ingénieur,
architecte, officier... qui sait? littérateur
peut-être) et de voir aussitôt un mouvement
de recul, une main qui se lève, un visage qui
s'écarte: «Non. C'est de l'ancienne orthographe.
Je n'y comprends rien.» Dès aujourd'hui,
le seizième siècle n'est plus connu
que des curieux. La langue a peu changé
depuis Mathurin Régnier; mais la masse du
public ne sait plus traduire «Iay ueu» en
«J'ai vu». Une réforme de l'orthographe à
creusé ce fossé entre nos pères et nous.
Pourtant, auprès de la réforme artificielle
et totale que médite M. Paul Meyer, les
lentes transformations naturelles, qui ont
évolué depuis trois siècles «ne sont que
jeux de petits enfants». Si d'un trait de
plume nous changeons, comme on le propose,
l's en z, le g en j, le ph en f, le ch en
k, l'x en s, etc.;—si, sous prétexte de simplicité,
nous supprimons la moitié des lettres
qui forment les mots les plus anciens
et les plus usuels de la langue, nous obtiendrons
une langue nouvelle en apparence,
une sorte d'idiome factice, moins logique et
plus difficile que l'esperanto. Il faudra choisir
entre le français nouveau et le français
d'aujourd'hui. Le peuple n'aura pas le
temps d'apprendre à lire les deux. Les
étrangers encore bien moins.
Dès lors, les générations de 1925, les hommes
qui auront appris à écrire exclusivement
avec la nouvelle orthographe pourront
choisir entre deux solutions:—ou
bien ils apprendront tout à la fois l'orthographe
de M. Meyer et la nôtre;—dans
ce cas, je ne vois pas comment la réforme
projetée simplifierait les études;—ou bien
ils se trouveront aussi dépaysés, aussi
complètement impuissants devant un livre
de 1904 que nous le sommes nous-mêmes
devant une chanson de geste. L'espèce d'effarement
que nous éprouvons devant le
mot faze écrit par M. Meyer, notre mot
phase le leur donnera en sens inverse, c'est
l'évidence même.
Et alors l'immense patrimoine de science
et d'érudition amassé par les deux derniers
siècles et légué par eux à celui-ci, les millions
et les millions de livres français qui
représentent l'effort national jusqu'à l'heure
actuelle et qui ont en puissance l'énergie
pensante de la génération future, ces livres
qui sont toute la fortune de l'instruction publique
et le capital intellectuel de la France,
nous les verrons bientôt interdits virtuellement
à la jeunesse entière ou réservés à
quelques chartistes qui joueront le rôle
d'interprètes entre nous et nos petits-neveux.
M. Meyer ne mesure pas lui-même les
conséquences de la réforme qu'il soumet et
cela est assez naturel: toutes les orthographes
lui sont familières; son métier est de
déchiffrer. C'est pour cela qu'il a été créé,
comme disent les bonnes gens, et mis au
monde. Lire la même phrase écrite de deux
façons, c'est un jeu pour lui; mais c'est une
tâche, pour le commun des hommes, et
comme nul n'accepte de lire en épelant,
comme les deux tiers d'une lecture se passent
à parcourir les pages inutiles pour arriver
tout droit à la page nécessaire, l'obstacle de
notre orthographe sera invincible pour ceux
qui n'auront appris que la nouvelle et on
ne le franchira pas. Je le répète, le trésor
de nos bibliothèques publiques, tel qu'il est
aujourd'hui amassé, perdra toute valeur
pour la nation. Nos livres ne seront plus des
instruments de travail.
On réimprimera, dit-on? Mais c'est une
rêverie. On ne réimprimera pas la millième
partie de ce qui est nécessaire à un travailleur.
Quel que soit le champ de l'activité
individuelle, quelle que soit notre profession,
elle suppose toute une catégorie d'ouvrages
fondamentaux, de «Dalloz», impossibles
à remettre sous presse et qu'il est
indispensable de connaître sous peine de
rester plus médiocre. Si l'on ne peut plus
les lire, ces ouvrages de fonds, il faudra
bien se contenter des compilations hâtives
que l'on fabriquera commercialement pour
la circonstance et qui auront à peu près la
valeur de manuels à l'usage des classes. La
science française n'y résistera pas.
L'influence française non plus. Notre
gloire à l'étranger est faite de notre passé.
Montesquieu y tient plus de place que tous
les auteurs vivants réunis. Si nous adoptons
une orthographe radicalement différente de
la sienne au point d'être méconnaissable,
laquelle enseignera-t-on dans les lycées allemands?
Je crois bien qu'il faut répondre:
aucune. Les hommes qui dirigent l'enseignement
à l'étranger voient dans l'étude du
français un double avantage: une littérature
ancienne utile à connaître, une langue moderne
utile à parler. Le jour où ils seront
forcés de faire choix entre l'une et l'autre,
ils trouveront facilement ailleurs en Europe
cette double qualité que nous aurons perdue
à leurs yeux. Nulle part, est-il besoin de le
dire, on n'enseignera les deux orthographes,
celle de Voltaire et celle de M. Meyer. Ce
jour-là, ce sera la fin de notre expansion
intellectuelle.
Et pourquoi risque-t-on une si grosse
partie? dans quel but? quel est le dessein
des initiateurs?
La réponse est écrite en tête du rapport:
«Direction de l'Enseignement primaire.»
Si la Commission ne craint pas de jeter
ce trouble irréparable dans les développements
de la pensée française, c'est pour
qu'en rentrant chez lui, après avoir conduit
son école au certificat d'études, l'instituteur
puisse s'écrier: «Tous mes élèves ont fait
leur dictée sans faute!» Il n'y a pas d'autre
motif sérieux. C'est afin d'améliorer l'orthographe
des écoliers qu'on se propose de
rendre inintelligible pour eux tout ce qui a
été imprimé jusqu'à notre époque.—Mais
supprimez donc la dictée de ces bambins!
Oui protesterait? Nous? certainement non.
Eux?—Les instituteurs restent seuls à conserver
aujourd'hui la superstition de la dictée
correcte. Cette question de l'orthographe
les hante, et avec eux, les universitaires.
Puisque d'un accord général on reconnaît
qu'elle fait perdre aux petits écoliers un
temps qui pourrait être mieux employé, à
d'autres études, supprimez la dictée des examens
primaires. La réforme aura contre elle
quelques maniaques, mais la France entière
l'approuvera.
On invoque une deuxième raison: avec
une orthographe simplifiée, notre langue
serait plus facilement apprise par les étrangers.
Je viens de dire comment les étrangers
ne l'apprendraient plus du tout, si
facile qu'elle fût. Terminons: il faut répondre
à cet argument, non par une théorie,
mais par un exemple.—L'orthographe la
plus simple et la plus logique du monde,
est celle de l'italien. La plus compliquée, la
plus irrégulière, la plus contraire à toutes
les lois de ce qu'on pourrait appeler la phonétique
internationale de l'Europe, n'est-ce
pas celle de l'anglais?
Or, l'anglais, sans changer une lettre à
son orthographe classique, est parlé aujourd'hui
par 180 000 000 d'hommes, dont
150 000 000 gagnés depuis un siècle. L'italien
n'est parlé nulle part en dehors de la
Méditerranée, et là même il perd du terrain;
il en perd en Égypte, il en perd dans
le Levant, il en perd en Provence. Jadis
compris par tous les lettrés de France,
l'italien nous est devenu inutile. Et à quoi
lui sert la simplicité de son orthographe, si
personne ne prend plus la peine de l'apprendre?
*
* *
La réforme soutenue par M. Meyer a été
accueillie par un tolle chez les écrivains. Je
ne puis reproduire ici les noms de tous
les littérateurs qui ont voulu signer le manifeste
de protestation et je m'honore d'avoir
été le premier à signaler dans la presse ce
véritable péril français.
Notre science est faite de tout un passé
qui s'élève jusqu'à nous et qui nous soutient
par la masse énorme de ses travaux.
C'est le sol sur lequel vivra la France
future. Deux siècles communiquent ensemble
par le Livre. Aucune raison ne peut
justifier la rupture de cette communication
vitale. C'est là qu'est le danger, et c'est là
le terrain sur lequel il faut se placer pour
résister à la dangereuse réforme que je ne
sais quelle coterie d'instituteurs et de
paléographes nous propose.
1904.
LA VILLE
PLUS BELLE QUE LE MONUMENT
————
Si l'informe Campanile qui vient de tomber
en poussière n'avait jamais existé dans
le flamboyant décor vénitien et si un malheureux
architecte eût proposé de bâtir
cette cheminée quadrangulaire entre la place
Saint-Marc et la Piazzetta, nous aurions en entendu
de beaux cris chez les amis de la
vieille cité rouge: «C'est un crime! une infamie!
c'est un sacrilège artistique! on défigure
Venise! on écrase San-Marco! on
écrase le Palais des Doges!...» Et alors nous
comprendrions les clameurs comme les
grincements de dents. Rarement un édifice
plus laid fut élevé sur une place publique.
Il était mal conçu, mal construit, mal placé.
Il avait trop peu de base et trop de couronnement.
Il était surmonté d'un ange en
forme de cigogne qui ne symbolisait rien
dans la ville du Lion. Il haussait au hasard
sa masse aveugle et sèche, avec une disproportion
déplorable par rapport aux
monuments d'alentour. Enfin, il était quelconque,
dans une ville où rien n'est indifférent.
Désormais, il n'existe plus, et l'on
parle déjà de le réédifier.
Pourquoi?
Rappelez-vous tout ce qui apparaît comme
à jamais inoubliable dans la brume où se
confondent les «souvenirs de voyage».
Est-ce tel monument romain, telle église
picarde ou telle mosquée d'Orient? Allons
donc! c'est une rue verte, un carrefour imprévu,
un détour de canal entre deux murs
cassés, une collaboration de la nature et de l'homme,
où la nature, peu à peu, envahit
et enveloppe la pierre. C'est encore une voie
antique et surpeuplée, irrégulière, biscornue,
multicolore, retentissante, un ruisseau
de vie dont les hautes berges se sont amoncelées
sous l'effort d'une race, une rue aussi
belle qu'un être vivant, une rue qui n'est
pas la fille d'un architecte, mais l'œuvre d'une
population.
Il y a dans certaines villes jusqu'ici préservées,
il y a de ces rues extraordinaires,
remarquables tantôt par leur fourmillement
et tantôt par leur silence, car la variété des
villes est infinie. Remparts déserts, ruelles
vives de faubourgs, ombres de cathédrales,
impasses bleues, quais penchants, c'est de
vous que nous revient sans cesse la réminiscence
triste et tendre qui traîne devant nos
yeux clos les admirations passées.
Votre beauté est si complète, et naturellement
née que le monument est obligé de se
conformer à elle et qu'il lui doit la plus large
part de l'émotion latente qui palpite dans
ses marbres. Le monument n'est beau qu'autant
qu'il participe à la vie qui l'entoure ou
à la nature qui le soutient. La lagune fait
le Palais des Doges, l'Acropole fait le Parthénon;
la lumière fait toute l'Italie, je dirais
presque tout le monde antique. Entre
l'obélisque de Paris et son frère resté à
Louxor, il n'y a plus ressemblance aucune,
et c'est miracle que le nôtre ait su prendre
une beauté nouvelle en abandonnant sur la
terre égyptienne tout ce qui lui donnait signification
et grandeur.
Ainsi, l'esthétique d'un palais dépend de
ce qu'on pourrait appeler l'âme de la ville.
Vous vous rappelez quelles protestations
ont surgi récemment à Paris lorsque l'on a
cru (peut-être à tort) que certain projet de
pont menaçait la vue de la Cité. Ce n'était
pas que les pétitionnaires fussent émus
d'admiration devant les lignes du Pont-Neuf;
ce n'était pas non plus que les maisons de
la place Dauphine eussent les caractères des
chefs-d'œuvre; mais la Cité est le cœur de
Paris; il n'en reste à peu près rien que cette
pointe occidentale; tout ce qui était notre
berceau a été jeté bas depuis cinquante ans;
Notre-Dame, entre l'Hôtel-Dieu et la caserne,
a presque l'apparence d'une église moderne
construite en faux style gothique, depuis
qu'on a élagué autour d'elle la futaie de
vieilles maisons qui lui donnait la vie.
Quelques artistes ont voulu sauver le peu
qui demeurait encore du Paris spontané,
personnel et survivant.
Eh bien! ce trésor des villes, le quartier
antique ou moderne où elles ont poussé selon
leur destin ou selon leur génie voilà ce
que les guides n'indiquent point et ce que
les touristes n'ont pas tous le loisir de chercher
eux-mêmes. On pousse le voyageur vers
un but unique: le monument, toujours le
monument. Peu importe aux Joanne et aux
Baedeker que telle église soit à sa place ou
qu'elle semble dépaysée: il suffit qu'elle
soit monumentale pour qu'on vous y conduise
de force. Peu leur importe que tel
quartier populaire et jardinier soit pour le
passant qui le traverse un paradis d'émotions
neuves, de surprises, presque d'amour:
s'il n'a point d'architecture, personne ne
daignera vous l'indiquer du doigt. C'est
ainsi qu'on entend un voyage artistique au
début de notre jeune siècle.
Nous possédons ici même, en plein Paris,
un hameau à peu près inconnu malgré son
nom illustre, et qui est la Butte. Les guides,
si vous les consultez, vous mèneront au
Sacré-Cœur avec les explications que comporte
une pareille visite. Ils vous diront
aussi qu'une maison, place du Tertre, reçut
une plaque commémorative. Ils vous diront
aussi qu'on appelle «Montmartre» dans la
conversation courante un boulevard extérieur
semé de cafés chantants. Mais ne comptez
pas qu'ils vous dévoilent ce qui est
l'âme de Montmartre; ils ne vous diront
point qu'au sommet de la Butte, à l'écart de
tout ce qu'ils vous montrent, il y a un très
petit village, dessiné par trois rues: la rue
de l'Abreuvoir, la rue des Saules, la rue Girardon.
Là-haut, c'est la pleine campagne:
jardins, murs décrépits, sentiers, silences,
cris d'oiseaux. Ni trottoirs, ni pavés. Jamais
une voiture. A peine un passant. Quelquefois,
un chat qui saute par-dessus l'herbe.
Et si l'on s'avance jusqu'à la limite de ce
hameau perdu sur sa colline déserte, on découvre,
à ses pieds, un nuage de brume
grise ou bleue, un océan de villes entr'aperçues
qui, depuis les villas de Colombes
jusqu'à la hauteur de Nogent-sur-Marne,
nourrissent et emprisonnent quatre millions
d'hommes.
Ceci est unique au monde.
Maintenant, vous pouvez construire là,
ou démolir pierre à pierre tous les édifices
qu'il vous plaira, remplacer la vieille église
par le Sacré-Cœur, le Sacré-Cœur par une
Madeleine ou une Tour Eiffel, cela est indifférent
aux artistes. Montmartre est un
hameau vert, assiégé par quarante centaines
de mille êtres humains. Il est à lui
seul toute la paix des champs, dominant |a
bataille des villes. Nul autre patelin n'est
situé de la sorte, comme une île des airs,
au-dessus d'une tempête, et nulle part
ailleurs le calme et les prés, nulle part la
solitude n'ont, par opposition, cette suprême
valeur. Ceci demeurera pur tant que la rue
des Saules restera intacte. Le jour où elle
sera envahie par les maisons de rapport,
ce jour-là Montmartre disparaîtra, quels
que soient d'ailleurs ses monuments publics
si chers aux Baedekers et à leurs lecteurs.
Or, entre toutes les villes qui obtinrent
sur le globe ce don exceptionnel, la personnalité,
Venise est peut-être la plus douée,
la plus singulière. Elle est extra-terrestre.
Elle est la seule incomparable. On l'a dite
à la fois la Cité des Eaux, la Cité du Silence,
la Cité du Rouge. Rien de ce qui lui appartient
ne pourrait être ailleurs la richesse
d'une autre. Elle possède, inutilement, l'une
des merveilles de l'art humain: l'intérieur
de Saint-Marc; et elle est elle-même tellement
merveilleuse que Saint-Marc se fond
dans son glorieux ensemble au point qu'on
arrive à douter s'il orne sa beauté ou s'il
lui doit la sienne. Venise plane comme le
grand oiseau dessiné par le poète, entre
deux océans. La gamme de couleurs où elle
est baignée est d'une somptuosité que l'on
ne peut décrire. Depuis le rouge et l'or
jusqu'au violet céleste, toutes les teintes
frappent ses murailles avec une largeur et
une pureté splendides. C'était la seule
excuse du Campanile tombé, de recueillir
parfois, à cent mètres au-dessus du niveau
des eaux, certaines nuances flottantes dans
l'air supérieur... Mais quelle monstrueuse
et barbare construction il dressait là, au
coin de ces deux places délicates! Comme
il chargeait de sa masse indue la muraille
rouge du palais oriental et les cinq coupoles
rondes de la mosquée chrétienne! Comme
il était inutile, encombrant et inesthétique!
On va le réédifier... Pourquoi?
Parce que le Campanile possède le privilège
universellement reconnu aux seuls
monuments historiques; parce que ni loi
ni opinion ne défendent contre la pioche
des démolisseurs ni la rue vénérable ni le
jardin nouveau; parce que les municipalités
s'imaginent préserver le caractère de leurs
villes en laissant subsister quelques tours
vétustes, sans comprendre que l'âme des
cités ne perche pas sur les girouettes, mais
palpite au sein des rues.
Venise aura le sort d'Alger, le sort de
Santa-Lucia: on démolira maison par maison
tout ce qui fit sa beauté antique. On a
déjà troublé les eaux du Grand Canal avec
les roues violentes des bateaux à vapeur.
Un jour, par mesure sanitaire, on comblera
tous les canaux. Il y passera des tramways
de banlieue, c'est-à-dire des trains de cinq
voitures. C'en sera fait pour toujours de tes
trois beautés, Cité des Eaux, Cité du Rouge,
Cité des Soirs Silencieux; mais les ineffables,
touristes ne songeront pas à en gémir
pourvu qu'entre la place Saint-Marc et la
Piazzetta de Venise se dresse un Campanile
tout neuf: doublement abominable.
19 juillet 1902.
LA STATUE DE LA VÉRITÉ
————
Une intéressante polémique est engagée
depuis trois mois entre chercheurs et curieux
sur un mystère bien singulier de la
morale artistique. Voici l'origine de la discussion:
La Diane de Houdon, l'une des statues
les plus classiques de l'école française,
aurait été refusée au Salon de 1777.—A
quel propos? Houdon était Prix de Rome,
membre de l'Académie: en son temps
comme du nôtre ces titres-là suffisaient,
semble-t-il, à dispenser les sculpteurs de
l'examen préalable.
Sans doute. Aussi n'est-ce point à des
raisons esthétiques que nous voyons attribuer
le refus, mais à des raisons morales.—Voilà
qui est encore plus extraordinaire.
La Diane de Houdon est nue, mais si décente!
L'enseignement des Beaux-Arts l'a
toujours proposée comme le modèle typique
de la nudité chaste. Cette figure est par
excellence la statue de la Pureté. A force
d'être vierge, elle est froide. Que peut-on
bien lui reprocher, au nom de la pudeur
même dont elle est le symbole?
Presque rien, mais quelque chose. La
Diane de Houdon fut écartée du Salon parce
que l'académicien qui l'avait faite si pure
s'était cru permis en un point... «une certaine
liberté de détail», comme dit si bien
Lady Dilke en rapportant cette anecdote.
La hardiesse de l'innovation épouvanta.
Les mœurs du dix-huitième siècle et le censeur
qui parlait pour elles, opposèrent le
respect du marbre aux déplorables exemples
de sa petite sœur la terre cuite. On refusa
le chef-d'œuvre.
Et après le scandale, savez-vous qui l'acheta,
cette statue inexpressible? L'histoire
est assez bonne vraiment et sa morale obtient
une moralité.—La Diane fut achetée par
une femme. Mieux que par une femme,
dirait M. Rostand: par une impératrice.
Mieux que par une impératrice, eût dit Voltaire:
par Catherine II.
Le marbre original de Houdon est aujourd'hui
exposé à Saint-Pétérsbourg, au musée
de l'Ermitage. Quant à nous, et par la faute
d'une irréparable pruderie, il faut nous,
contenter de posséder au Louvre un mauvais
moulage on bronze d'une œuvre perdue
pour toujours. Encore le moulage n'est-il
pas exact, car avant de passer la Diane au
plâtre; une main pudibonde nivela, par l'introduction
d'un peu de cire, le détail le
plus féminin. Désormais, la pauvre Olympienne
porte un maillot comme un modèle
de carte postale illustrée. L'effet est littéralement
monstrueux, et j'emploie ce mot
dans le sens de tératologique. Le cas relève
du scalpel. Mais les visiteurs du Louvre ne
semblent pas s'en étonner autrement et j'en
connais qui, plus volontiers, blâmeraient
une représentation moins étrangère à la
nature.
«Pourquoi ce qui n'a jamais choqué les
habitants de Pétersbourg choquerait-il les
habitants de Paris?». La question a été
posée en ces termes par un des collaborateurs
de l'Intermédiaire.
Pourquoi surtout,—je voudrais élargir la
discussion—pourquoi l'usage a-t-il prévalu
de représenter l'homme tel qu'il est, et la
femme telle qu'elle n'est pas?
L'usage est bien inconséquent. Nous
vivons parmi des éducateurs qui regardent
la différence des sexes comme un redoutable
mystère dont la jeunesse ne doit pas être
informée. En fait, les jeunes filles l'ignorent
quelquefois; les collégiens jamais.
Logiquement, on pourrait donc mener une
classe de rhétorique devant la Diane de
l'Ermitage sans que les élèves en fussent
plus savants;—et, par contre, il faudrait
enfouir dans les souterrains du Louvre les
nudités masculines qui décorent les jardins
publics sous l'œil curieux des écolières.
Est-ce que ce ne serait pas le bon sens?
Vous vous préoccupez surtout de garantir
l'ingénuité des jeunes personnes—et vous
postez à la porte du Luxembourg, où les
mères sont forcées de passer pour mener
leurs filles au jeu, un jeune homme nu
comme un ver et complet comme un amant.
Tout au contraire vous êtes certains que
vos fils sont informés et vous ne permettez
même pas que dans le Salon de sculpture
(c'est-à-dire dans un lieu clos où vous êtes
parfaitement libres de ne pas conduire vos
enfants) les artistes exposent des Vénus
vraisemblables,—lesquelles d'ailleurs
n'apprendraient rien, ni à vos fils parce
qu'ils savent, ni à vos filles, et pour cause.
C'est le comble de l'illogisme et de l'extravagance.
A une coutume si singulière, on a cherché
des antécédents qui l'expliquassent.
Car il s'agit d'une tradition, cela est bien
entendu. Si l'art venait de naître, nous
adopterions sur ce point un principe conforme
à l'idéologie de la vie contemporaine,
et nettement opposé au précédent.
Cette tradition, certains ont cru pouvoir
en fixer l'origine chez les Grecs, de qui
notre art descend et s'inspire. Rares, il est
vrai, sont les Aphrodites sexuées: cela tient
d'abord à ce que les Grecs représentaient
volontiers la déesse dans une attitude naturellement
chaste, qui dissimulait la difficulté
par un certain recul et une inclinaison;
mais il s'en faut que la règle ait été générale,
comme le croyait Quatremère de Quincy,
et qu'une Aphrodite au corps droit soit
toujours incomplètement femme. Jamais
les Athéniens n'ont légiféré sur cette question.
Les Lacédémoniens eux-mêmes se
permettaient d'être exacts: on conserve au
musée de Sparte, dans la salle de gauche,
près de la porte, une figure de grandeur
naturelle qui en est un bel exemple. Ailleurs,
une statue de premier ordre et de la
meilleure époque grecque, dont nous possédons—la
une excellente réplique alexandrine
femme nue vulgairement appelée la
Vénus de l'Esquilin—suffirait de nos jours
à disculper Houdon. Sa vérité anatomique
est exacte.
Et combien de statues analogues ont été
brisées au marteau par le vandalisme chrétien!
Si les Vénus pudiques étaient décapitées,
que ne faisait-on pas des autres! Celles
de ces dernières qui nous sont parvenues
sont presque toutes archaïques parce que la
terre de l'oubli les recouvrait déjà et les
protégeait à l'époque où les Polyeuctes
massacraient les déesses jusque sur les
autels. Les vases et les statuettes de terre
que nous retrouvons dans les tombes inviolées
nous laissent un meilleur témoignage,
plus fidèle et plus complet, de ce que permit
l'art grec depuis son origine jusqu'à
son déclin.
Non, la loi dont nous parlons ne s'est pas
imposée en Grèce. Elle n'appartient pas
davantage aux deux autres grands pays qui
pourraient partager avec elle l'honneur
d'avoir créé une esthétique humaine, et qui
se rapprochent à travers les âges par la
perfection de leur goût: je veux dire
l'Égypte et le Japon. A Memphis comme à
Kioto, nul n'a jamais eu la pensée de mutiler
une femme nue avec l'audace de nos
contemporains.
De même, les primitifs de toutes les écoles
européennes ignoraient cette altération, que
leur public n'eût pas comprise. On sculptait
des Èves naturelles aux portails des cathédrales.
Sainte Marie l'Égyptienne était
peinte sans détours sur les plus vieux vitraux
des églises de Paris et sur les miniatures
pieuses des livres d'heures, en regard d'une
prière ou d'un évangile. Les cuivres du
moyen âge, les bois anciens, les ivoires,
puis, au XVIe siècle, les faïences décorées,
les estampes de toutes sortes et de tous
pays, certaines statuettes et peintures
témoignent de la même liberté. La Renaissance
allemande, loin de réagir, pose cette
tolérance en principe. Dürer l'applique dans
son enseignement. Son ami, Peter Vischer,
sculpte une Vénus qui est toujours exposée
en Allemagne, et qui devance de deux
siècles «l'innovation» de Houdon. Nous
exposons nous-mêmes au Louvre une Pandore,
une Maternité qui appartiennent à la
même école, et qui, pour être sexuées, ne
sont nullement licencieuses.
Un art entre tous gardait le privilège de
la sincérité dans le détail des figures nues:
la gravure. On peut affirmer que depuis
l'invention de l'estampe jusqu'au XIXe siècle
la majorité des graveurs fut hostile à toute
suppression. Le chef-d'œuvre de l'invention
décorative sous le règne de Fontainebleau,
le Livre de la Conqueste de la Toison d'Or,
par René Boyvin et Léonard Thiry, pourrait
illustrer le sujet à toutes ses pages, s'il en
était besoin. Encore, en 1609 et en 1617,
lorsqu'il s'agit d'élever à la poésie française
un monument définitif, en publiant les
œuvres complètes de Ronsard, le graveur
du frontispice, Léonard Gautier, burine sous
le buste du poète une grande Naïade debout,
dont l'exacte nudité ne sera couverte que
plus ***, par une retouche dont il faut
retenir la date: 1623. C'est la date du Procès
des Satyriques.—Pendant deux siècles, les
graveurs vont protester contre une rigueur
nouvelle qui trouble évidemment leurs traditions
particulières. Certains vendront sous
le manteau leurs estampes nues, plutôt que
de les altérer. D'autres tireront pour eux et
pour leurs amis un état découvert de chaque
planche, un état «avant la draperie», selon
la coutume du XVIIIe siècle. Mais la rigueur
ne se relâcha point, et elle n'a pas encore
disparu après deux cent quatre-vingts ans.
«1623» est une date de démarcation très
nette entre la liberté du nu féminin et sa
contrainte.
Il est donc bien établi que jusqu'au règne
de Louis XIII il a été licite en France de
peindre l'homme et la femme avec une
égale exactitude; et que depuis cette époque
la représentation de l'un des deux sexes est
interdite, tandis que celle du second demeure
autorisée.—De raison à cet arbitraire, on
n'en donne pas, il n'en existe aucune. C'est
ainsi, voilà tout.
D'ailleurs, on se garde bien de créer au
Louvre un musée secret pour les Baigneuses
de la Galerie d'Apollon, pour les terres cuites
grecques de la première salle, ou pour les
ivoires de la collection Sauvageot. Tout est
libre, hors l'art moderne. Ce qu'on permet
à Peter Vischer, on l'interdirait à Rodin. Le
dernier musée important que l'on ait ouvert
à Paris, celui de M. Guimet, a décoré ses
grandes surfaces murales avec des copies de
peintures égyptiennes, où les femmes ne
portent point le maillot couleur de chair
que nos peintres sont toujours contraints de
leur donner; il expose dans ses vitrines certaines
déesses gréco-orientales qui réalisent
à l'extrême la vérité physique de la femme;
le public ne proteste pas.—Dès lors, au
nom de quels arguments défendrait-il à un
imitateur les libertés de ses modèles officiels?
Pourquoi ces deux poids et ces deux
mesures? Pourquoi exposer ce que l'on
condamne, condamner ce que l'on expose,
offrir enfin le même objet d'art en exemple
si l'artiste est mort, en exécration s'il est
vivant?
Une pareille antinomie ne s'explique ni
ne se défend. On finira bien par le reconnaître.
Les idées du public français, qui déjà
commencent à évoluer sur plusieurs questions
artistiques, achèveront de se laisser
convaincre. Publier la nudité de l'homme,
et expurger celle de la femme, c'est simplement
obéir à deux traditions aveugles,
irraisonnées, contradictoires, et dont nous
ne savons même plus déterminer le dessein.
Nos sculpteurs adopteront un principe
moral uniforme, et comme l'esprit parisien
ne permettra jamais qu'on affuble d'un
caleçon le Génie de la Bastille ou l'Apollon
de l'Opéra, il est superflu d'énoncer plus
clairement laquelle des deux théories finira
par prévaloir.
LA CENSURE
————
La Censure vient d'être atteinte par un
vote de la Chambre.
Elle durait depuis si longtemps qu'on pouvait
la croire immortelle comme M. Wallon.
C'est une des singularités de notre esprit
que plus les hommes et les choses vivent et
plus nous les croyons solides pour l'avenir.
A l'annonce de la nouvelle, on a pu voir
dans le public un mouvement général de
surprise.
Dire que cette surprise a été mélancolique
ce serait farder la vérité. Il est des
institutions qui exhalent l'antipathie comme
un parfum naturel. La Censure n'était pas
aimée. Un ne la dit encore que malade; mais
quel que soit le respect dû à son grand âge,
on espère bien qu'elle va trépasser.
*
* *
Nous ne la regretterons pas, pour une
première raison: c'est qu'elle était inutile.
Tous les écarts de langage ou de sujet
qu'elle avait mission d'empêcher sont, en
effet, punis par les lois, et parfois même
avec une sévérité extrême. Outrage aux
mœurs, outrage envers les souverains étrangers,
diffamations envers les particuliers ou
les membres du gouvernement: tous ces
délits correspondent à des articles du Code
pénal et des lois usuelles; leurs auteurs
sont passibles de prison et d'amende; ils
peuvent être condamnés à des dommages-intérêts
sans limite: c'est-à-dire que sans le
concours de MM. les censeurs, un directeur
de théâtre, un dramaturge et une troupe
d'acteurs peuvent être, au gré du tribunal,
déshonorés ou ruinés.—N'est-ce pas suffisant?
Un second motif pour lequel la Censure
ne sera pas pleurée, c'est qu'elle s'exerçait
d'une façon qu'on s'accorde à juger extraordinaire.
Ses rigueurs frappaient de préférence les
grands théâtres, ceux dont le public se compose
d'hommes indifférents et blasés, que
l'action dramatique n'émeut guère et qui
n'écoutent pas toujours ce que l'auteur voudrait
leur faire entendre.
Ses indulgences couvraient de leur protection
les revues et les chansons des cafés-concerts,
qui s'adressent précisément au
spectateur dont l'âme est la plus naïve et la
plus malléable. C'est ainsi que la Censure
comprenait sa mission morale et politique.
Prenez dans votre bibliothèque une des
pièces imprimées depuis vingt ans «avec
les passages supprimés» et comparez ce
qu'on interdit aux bons auteurs avec ce
qu'on permet aux pires. Lisez ces phrases
entre guillemets, jugées dangereuses pour
la morale publique et rappelez dans votre
souvenir les scatologies que vous avez entendu
chanter ailleurs, dûment visées par
la Censure et protégées par la policé. On
corrige les meilleurs; mais qu'un chansonnier
présente un jeu de mots platement
obscène, sans goût, sans esprit, et surtout
sans littérature, la bienveillance du censeur
lui est assurée. On protège les étrangers
contre les pièces à thèse qui attaqueraient
leurs pays, mais une basse injure à l'adresse
d'une nation amie passe comme un simple
sourire sous les yeux du correcteur.
Il y a deux ans, j'entrais par hasard dans
un établissement des Champs-Élysées. Les
journaux du soir annonçaient l'interdiction
d'une pièce qui aurait pu éveiller les susceptibilités
d'un pays voisin. Je levai les
yeux vers la scène, elle était couverte de
drapeaux et d'uniformes étrangers. On jouait
une revue militaire bafouant une série d'alliances
que la presse nous avait promises
quelques semaines auparavant. Un officier
russe, un officier italien, un officier espagnol,
tous trois en grand costume, et suivis
de leurs couleurs, venaient chanter sur les
planches les couplets les plus outrageants
pour leurs pays. C'était en été: les étrangers
emplissaient la salle et, entre Français,
nous nous demandions pourquoi la Censure
avait reçu le droit d'interdire les tragédies
de M. de Bornier, si les questions de convenances
internationales étaient à ce point
ignorées d'elle.
Ici, les censeurs n'avaient pas seulement
laissé faire, ils étaient protecteurs et complices,
puisque, d'après la loi, ils signaient
le manuscrit. Cette signature étant une sauvegarde
pour la direction du théâtre, celle-ci
n'avait pas hésité à monter la pièce. Il est
probable qu'elle y aurait regardé à deux fois,
si, après l'abolition de la Censure, l'auteur
avait exposé la maison à un procès diplomatique.
Mais comment toutes les complaisances
des lecteurs officiels ne seraient-elles pas
acquises aux théâtres bouffes? Les censeurs
eux-mêmes écrivent pour les petites scènes
qu'ils sont appelés à morigéner.
L'un d'eux (il est toujours en fonctions)
est l'auteur d'une petite pièce qu'il a intitulée:
la Noce à Mézidon... Charmante qualité
d'esprit!... Et voici un spécimen de son
talent poétique. Je puis bien citer ce couplet
puisqu'il a été lu un jour en pleine Chambre
des Députés:
L'Amour, c'est un érysipèle,
Quand ça démange il faut s'gratter.
C'est com' le chien de Jean d' Nivelle
Qui se sauv' quand on veut l'app'ler.
Ça vous fait l'effet d'un clystère,
Ça fait du mal et puis du bien.
Pour s'en guérir, y a rien à faire,
Ça vous tient bien quand ça vous tient.
Oh! oui! l'amour est un clystère.
Voilà.—C'est l'auteur de ces vers qui est
chargé d'expurger Edmond de Goncourt et
de surveiller Paul Hervieu lequel ne saurait
faire jouer une pièce sans la soumettre
au préalable à ce juge.
Le couplet que je viens de copier a reçu le
visa de la Censure. Parbleu! Anastasie avait
eu pour lui toutes les indulgences d'Oronte.
Cette poésie était signée d'elle.—Et dès
lors, comment les sympathies de la vieille
dame n'iraient-elles pas tout droit à ses
confrères les plus proches, ou, pour mieux
dire, à ses maîtres?
Réformer cela? Changer les hommes? Il
est inutile d'y songer. Ceux-là valent leurs
prédécesseurs et vaudraient leurs remplaçants.
On perdrait son temps à vouloir
réformer une institution qui est traditionnellement
incompétente et malfaisante. La
Censure royale a combattu Molière, Racine,
Sedaine et Beaumarchais. La Révolution
interdit Horace, Andromaque, Phèdre, Macbeth,
Henri VIII et brûle la partition de
Richard Cœur de Lion, suspecte de royalisme.
Dès la Renaissance romantique on
arrête Marion Delorme, le Roi s'amuse et
même Hernani dont l'interdiction n'est levée
que sur un ordre formel du roi. On persécute
le Chevalier de Maison-Rouge, les
Effrontés, les Lionnes pauvres, Diane de Lys
et la Dame aux Camélias. Depuis moins
d'un siècle la Censure s'est battue contre
Victor Hugo, Dumas père, Dumas fils,
Émile Augier, Ponsard (Ponsard lui-même!)
Legouvé, Balzac, Déroulède, Erckmann-Chatrian,
Meilhac et Halévy, Jules Claretie,
Victorien Sardou, Paul Adam, Edmond
Haraucourt;—Voilà ceux contre qui la
censure fait usage des armes qu'on lui a
données.
Depuis son origine jusqu'à l'heure actuelle,
son histoire n'est qu'une lutte acharnée
contre les meilleurs de nos écrivains.
Parmi ceux que je viens de citer, tous les
morts ont déjà leur statue. Ils sont vengés,
dira-t-on? Il est bien temps! Que savons-nous
si les tracasseries, si les persécutions
qui les arrêtèrent n'ont pas étouffé dans
leur cerveau l'idée du chef-d'œuvre qui
était en eux et qu'ils ont renoncé à écrire
devant la certitude du veto? Que savons-nous
si cette espèce de tiédeur que nous
reprochons aujourd'hui à Ponsard, Augier
ou Scribe, n'est pas due pour une part à
l'influence stérilisante qu'exerça la contrainte
officielle sur leurs esprits? Qui nous
dira le drame prodigieux que Victor Hugo
aurait pu écrire en 1855, s'il n'avait été
pour longtemps excommunié de la scène
française?
Ceci est inexplicable: vers le milieu du
siècle, notre littérature, livresque, est à son
apogée; elle est faible au théâtre. Pourquoi?
*
* *
Il y a eu près de nous une école dramatique
étrangère, qui fut illustre et qui a
cessé de l'être. L'exemple que donne son
histoire vaut mieux que toutes les théories,
car son développement a procédé par révolutions
brusques et sa montée comme sa
chute sont nettement déterminées par des
causes très bien connues.
Sous le règne d'Élisabeth, le théâtre anglais
était libre, en fait. Il dut sa grandeur à
cette liberté. Shakespeare naît au milieu
d'un mouvement dramatique considérable,
qui n'a pas d'égal chez les peuples
contemporains et qui ne semble pas avoir
été dépassé, même par nous. Libre, ce
théâtre l'est de toutes façons: les pièces de
Beaumont et Fletcher, de Marlowe, Massinger,
Webster ont une franchise de langage
qui n'offusque pas alors le public, mais
dont nos censeurs actuels seraient horrifiés.
Leurs auteurs les concevaient ainsi. On
leur laissa la bride sur le cou. La gloire
littéraire de leur pays grandit dans cette
indépendance qui est la bonne terre des
écrivains.
Après une réaction puritaine qui dura peu,
la Restauration anglaise rendit aux auteurs
dramatiques la liberté. Une nouvelle école
naquit, presque aussi remarquable que son
aînée, possédant même certaines qualités de
finesse et d'esprit que la précédente n'avait
pas au même degré, et cette fois poussant à
l'extrême les hardiesses de parole et de
situation. Congreve et Wycherley ne pourraient
être joués à notre époque sur aucune
scène parisienne, mais on connaît assez le
rang élevé qu'ils occupent dans leur littérature
nationale.
Tel était l'éclat de la scène britannique,
lorsqu'un brave homme, un honnête protestant
nommé Jeremy Collier, publia une
simple brochure sur l'immoralité des spectacles,
une Courte Vue, comme il l'intitulait
lui-même sans ironie. Son intention était
excellente: il ne voulait pas éloigner, mais
réformer les dramaturges, et remplacer les
bonnes pièces licencieuses par des pièces
morales non moins bonnes.
Il tua le théâtre anglais.
L'effet de la brochure fut immense. Toutes
les libertés de la scène disparurent, et avec
elles le talent des auteurs. Ceux-ci renoncèrent
bientôt à la lutte, cessèrent d'écrire,
et pour la grande école théâtrale qui depuis
cent cinquante ans faisait l'orgueil de
Londres, ce fut la mort sans autre phrase.—Elle
ne devait jamais renaître.
*
* *
Nous n'en sommes pas là. Néanmoins
l'exemple vaut qu'on le médite un instant.
Une école dramatique n'est vraiment
grande que si elle a devant elle la libre
expansion. L'expurger, c'est l'appauvrir. La
gouverner, même de loin, c'est encore
nuire à sa beauté.
Que la Censure meure donc du coup
qu'elle a reçu. Puisse le théâtre éprouver
à son tour le bienfait des libertés plus larges
dont la littérature ressent l'heureux effet
depuis un quart de siècle. Et qui pourrait
se plaindre de voir certains auteurs hausser
le ton de leur dialogue? Personne n'est
forcé d'aller les entendre. Si l'on y va, c'est
qu'on le veut bien. Le lendemain du jour
où la Censure serait abolie, une scission
diviserait tout naturellement les scènes parisiennes.
Les unes prendraient soin d'avertir
les familles que les petites filles sont
reçues à l'entrée. Pour les autres, celles où
l'on représenterait Shakespeare sans coupures,
chacun serait libre de s'en écarter.
On verrait pourtant, je le sais bien, des
gens s'y rendre tout exprès, pour être
scandalisés, et pour en gémir. Grévin qui
était si bon psychologue nous a laissé un
dessin où se cache toute la moralité de ces
petites pudibonderies.—Une dame et une
jeune fille s'accoudent sur un balcon. A l'extrémité
de la rue se passe vaguement une
scène banale qui pourrait être légère:
—De si loin, ma chère enfant, je ne crois
pas que cela puisse vous choquer.
—Oh! si, madame, avec une lorgnette.
LE BOULEVARD
————
Le soir où Tortoni ferma ses portes, j'assistais
à cette fin célèbre. J'étais venu là en
curieux, pour voir disparaître le vieux
romantique.
Comme je sortais le dernier, quand
l'heure fatale sonna, le propriétaire de
l'établissement m'offrit (en souvenir du
défunt) le carton de lecture qui avait
enveloppé l'Illustration, et qui portait en
lettres d'or sur le plat de molesquine noire
ces deux mots historiques: «Café Tortoni».
Puis, comme un homme qui prononce une
phrase définitive, il dit en versant des
larmes:
—Monsieur, le Boulevard est mort.
Le pauvre vieillard blasphémait, car le
Boulevard est immortel et son caractère
principal est justement la persistance. Il est
à l'épreuve du temps et des hommes. Les
démolisseurs eux-mêmes ne réussissent pas
à le défigurer. On a jeté bas la moitié de
ses maisons pour construire des hôtels modernes,
des théâtres, des maisons de banque
ou d'assurance; on a renouvelé toutes ses
boutiques, changé ou supprimé tous ses
restaurants et il semble que cette transformation
perpétuelle soit nécessaire à son
existence comme le labourage régulier est
nécessaire à la vie d'un champ. Plus on le
bouleverse et mieux nous comprenons que
sa personnalité est invulnérable.
D'où vient donc cette suprématie qu'il
exerce depuis un demi-siècle sur l'opinion
de Paris et sur les esprits de tous ceux que
l'âme parisienne inspire et domine? D'où
vient qu'en un temps où la vie mondaine
s'est éloignée d'une lieue vers l'ouest et
environne le bois de Boulogne, l'arbitre des
élégances reste immuablement à sa place,
entre la Madeleine et la Bourse?
Qu'est-ce que le Boulevard? Est-ce le
cerveau de Paris? Non, certes.
Paris enferme une cité intellectuelle qui
s'étend de l'Institut vers le Panthéon, et du
Palais de justice à l'Observatoire. Ses habitants
ne passent les ponts qu'en voyage.
Ils vont parfois jusqu'aux musées du Louvre,
jusqu'à la Bibliothèque nationale; mais le
Boulevard ne leur appartient pas. Ils s'y promènent
en étrangers, comme s'ils venaient
de plus loin que New-York, et avec un
sentiment de défiance à l'égard des passants
qu'ils croisent. Leur costume est exotique,
leur barbe date d'un autre âge, leur voix
n'est rien dans la voix ambiante, qui s'inquiète
rarement de leurs idées, plus rarement
encore de leurs personnes. Et cependant le
cerveau de Paris est fait de leur multitude.
Il faut chercher ailleurs notre définition.
Qu'est-ce que le Boulevard? Est-ce le
centre du mouvement et de la vie? Pas
davantage.
Pris en bloc, Paris a deux foyers, d'où sa
force rayonne: la place du Châtelet, qui
doit au voisinage des Halles sa prodigieuse
circulation, et la place de la République,
qui est le forum industriel de l'immense
ville. Ici Paris travaille, là il se nourrit;
Les manufactures se sont groupées par une
élection naturelle entre les grandes gares du
Nord, de l'Est, du Paris-Lyon Méditerranée
et d'Orléans. Les Halles ont grandi où elles
devaient croître, au point central de la ville.
Le boulevard de Sébastopol et la rue de
Turbigo sont donc, et peut-être à jamais,
nos deux artères vitales. L'exode de la société
riche vers les quartiers occidentaux n'a
presque rien attiré sur ses pas. Il faudrait
des événements extraordinaires, comme la
création du port maritime projeté à Saint-Ouen,
pour faire dévier par influence les
grands courants actifs de la force parisienne...
Mais le Boulevard est bien loin de
ces fleuves nourriciers. Où prend-il la source
de son énergie?
Est-il situé,—comme s'exprimait une
annonce fameuse,—au centre des affaires
et des plaisirs?
Des affaires, assurément non. La Bourse
des valeurs est à l'extrême limite de son
parcours, et la Bourse de commerce lui
échappe tout à fait, de même que la Banque
de France, les Finances et l'Hôtel de Ville.
Des plaisirs? c'était vrai jadis. Aujourd'hui,
les Champs-Élysées, Montmartre et le bois
de Boulogne offrent des plaisirs plus nouveaux,
et souvent plus recherchés que les
siens. D'ailleurs, il est singulier que l'animation
du Boulevard atteigne son maximum
vers cinq heures du soir, heure où tous les
théâtres sont clos, et où il n'est pas d'usage
de se jeter dans la vie joyeuse...
Ainsi, voilà un coin de ville que rien ne
paraissait destiner à sa fortune éclatante,
une avenue étroite et médiocre, plutôt
laide, assez mal bâtie, plantée de mauvais
arbres, éloignée de tous les parcs et jardins
publics, privée même du moindre square
où ses promeneurs pourraient chercher
l'ombre et les bancs de leurs rendez-vous,—et
c'est là que palpite le cœur de Paris.
Cette avenue quelconque, c'est le Boulevard
tout court, la voie la plus illustre qui soit au
monde. Qui à fait le miracle?
La Presse.
Car si le Boulevard n'est le centre ni de
la pensée, ni du mouvement, ni de la vie,
ni des affaires, ni des plaisirs parisiens, il
est le centre des nouvelles, et voilà pourquoi
la ville y afflue.
En un siècle où les journaux disposent
d'une puissance formidable, le quartier où
ils s'impriment est devenu sans autre effet
le premier quartier ce Paris.
Cinq heures. Les feuilles du soir paraissent.
Les feuilles du lendemain se composent. La
foule arrive. Elle lit et elle interroge. Ce
que Paris saura le lendemain, le Boulevard
le sait la veille. Il a cette force: le renseignement.
Et dès qu'il tient un fait, il le
juge. Il est à lui seul l'opinion publique
pendant la soirée tout entière.
Tous ceux qui, par intérêt, par crainte ou
par désir sont anxieux de la nouvelle imminente
et de l'opinion qui l'accueillera, ceux
qui espèrent et ceux qui appréhendent, les
confiants et les timorés, tous les curieux et
les ardents appartiennent à ce trottoir gris
où la manne des nouvelles se quémande,
se donne ou s'échange, se vend et s'achète
perpétuellement. Le Boulevard, c'est la
Bourse des potins,—et de l'histoire.
Il a les privilèges de savoir d'abord, et de
savoir mieux; car tout se dit, si tout ne
se publie pas. Pour lui, les initiales n'ont
pas de mystères. Il sait qui est M. G...,
M. N... et Mme de X. Il connaît le nom et
l'adresse du «haut personnage compromis»,
comme aussi de la «dame voilée». Si les
journaux suppriment les détails d'une affaire
par prudence ou par pudeur, le Boulevard
les rétablit. Si un financier suspect s'attribue,
à coups de réclame, une prospérité
factice, le Boulevard le démasque, et s'abstient.
Pas une campagne qu'il ne pressente,
pas un mouvement d'opinion qu'il n'ait
d'avance mesuré dans son étendue et ses
conséquences. Il est l'observatoire du
monde invisible.
De toutes parts la Presse l'entoure et l'envahit:
c'est sa conquête. Elle possède la place
et l'avenue de l'Opéra, la rue Richelieu, la
rue du Croissant, la rue Montmartre et le
faubourg Montmartre, la rue du Helder et la
rue Drouot, la rue Réaumur et la rue Lafayette.
Sur le Boulevard elle est dans ses
murailles. C'est là qu'elle se retranche et
se concerte. Le reste de la ville n'est que
son champ d'action; le Boulevard est sa forteresse.
Elle l'a voulu à son image. Dans le
langage contemporain, elle et lui sont synonymes.
Elle lui a donné son caractère, ses
mœurs, presque sa physionomie. Elle seule
l'a créé tel qu'il est; elle seule pourrait le
tuer, en l'abandonnant.
De là vient que le Boulevard se transforme
selon les jours et non selon les années.
Tel il était, il y a vingt ans, tel nous le revoyons
aujourd'hui, mais dans l'espace d'une
nuit, il se métamorphose. Il a ses marées
et ses tempêtes.
La monotonie générale des autres voies
parisiennes est une règle à laquelle il ne se
soumet point. Une rue est toujours semblable
à elle-même. Lui, jamais. Certaines avenues
connaissent leurs jours de fête, les
Champs-Élysées ont leurs Grands Prix, les
boulevards extérieurs leurs semaines de
foire; mais cela aussi est une monotonie
que chaque année ramène à des dates prévues.
Lui, il change tout, à coup, comme la
mer, sous une rafale.
Ce soir, il est calme. Il se promène et
s'amuse. En l'absence des inquiétudes, il
joue à l'esprit. Il invente des mots. Les passantes
l'intéressent. Les modes l'occupent.
La voiture nouvelle d'une actrice est l'événement
de la soirée. Une femme qui passe
avec un inconnu fait hausser les têtes des
hommes et chacun raconte son histoire ou
développe sa légende. On entoure les colonnes
Morris, on considère les étalages, on
lirait presque les affiches tant cette fin de
jour est désœuvrée.
Et puis, voici un remous de la foule; des
gens se pressent, des crieurs hurlent, les
transparents des journaux s'allument: une
dépêche grave, un événement. C'est l'orage.
En un instant, le Boulevard est devenu noir.
Alors toute la ville accourt vers lui, inquiète,
furieuse ou enthousiaste. Les trottoirs
débordent, la voie est envahie. Les camelots,
suants et haletants, jettent à la foule des
centaines de feuilles blanches, imprimées
d'encre fraîche et pas même pliées: on les
voit voler de groupe en groupe comme des
oiseaux annonciateurs. Les petites baraques
des journaux sont assaillies, cernées,
vidées. Mille têtes levées guettent le transparent
où apparaîtra le second télégramme.
La Presse tient cette multitude dans sa main.
Pendant ces heures-là, elle est investie
d'une puissance souveraine. Un article écrit
sur un coin de table, composé à la hâte et
livré au peuple, soulèverait la ville, d'un
seul cri.
LE CAPITAINE AUX GUIDES
————
Le vieux Professeur Chartelot se redressa
de toute sa haute taille comme s'il allait
prédire la vie ou la mort d'un malade; il
tira sa montre et, la considérant avec ses
yeux de presbyte:
—J'ai le temps de vous raconter cela,
dit-il; mais ne me laissez pas manquer mon
train. Je dois parler demain à l'Académie.
Nous l'entourions dans un coin de parc
devant une maison de campagne où nos
amis l'avaient appelé en consultation. Un
diagnostic très rassurant nous laissait l'esprit
assez libre pour apprécier le talent du
causeur après avoir admiré la perspicacité
du savant; et nous l'écoutions avec un vif
sentiment de l'honneur qu'il nous faisait en
nous racontant ses souvenirs.
*
* *
—Oui, fit-il, j'ai toujours pensé que le
véritable confident des femmes, c'est le
médecin et non l'abbé. Sur chacune de nos
clientes, sur tout ce que le monde ignore
d'elle, nous en savons beaucoup plus que le
directeur de sa conscience. Les mœurs ont
marché depuis les Grecs, chez qui tant de
malheureuses mouraient en couches, parce
que les sages-femmes étaient interdites par
la loi et parce que les femmes honnêtes ne
voulaient pas toujours se montrer aux
accoucheurs. Aujourd'hui... je ne veux
pas dire que toute pudeur ait disparu, ce
serait absurde; mais si, devant un médecin,
le sentiment des convenances fait encore
baisser les yeux, il ne fait plus baisser la
chemise, et c'est en cela que nos contemporaines
ne ressemblent pas exactement à la
femme de Xénophon.
Autant la santé du corps est un bien plus
réel, plus pressant et (pour quelques-unes)
plus certain que le salut éternel, autant les
femmes viennent à nous avec un désir plus
sincère, et plus ardent d'être exaucé. On
nous permet tous les examens; on nous
pardonne toutes les questions. Le confesseur
ne pénètre pas dans le secret de la vie
conjugale: ce détail n'étant pas le péché,
n'est pas soumis à la pénitence; mais, comme
il est la santé, il est soumis à la médecine.
A d'autres égards le confesseur doutera
toujours au milieu des aveux incomplets
qu'il entend. La preuve n'est pas admise au
confessionnal. Sur le lit de la malade, elle
est entre nos mains. Ce n'est pas pour nous
qu'est écrit le fameux verset de Salomon
sur la trace invisible de l'aigle dans les
cieux et du jeune homme chez la jeune
femme. «La femme mange, et s'essuie la
bouche, puis elle dit:—Je n'ai point fait
de mal.» Elle le dit à d'autres qu'à son
médecin.
Somme toute, il ne nous manque guère
que l'aveu de la faute en soi, du péché en
tant que péché. Cet aveu-là serait, en apparence,
identique à celui que nous entendons,
puisqu'il est d'abord l'exposé du
même acte et puisque, au surplus, c'est
toujours la crainte qui le provoque. Qu'il
s'agisse de sa guérison physique ou de son
salut, la femme redoute la mort dans le premier
cas, l'enfer dans le second, et c'est un
égal sentiment d'épouvante qui la pousse à
livrer son secret. Eh bien, en fait, les deux
aveux sont assez différents de caractère,
néanmoins. Si laconique que soit celui dont
nous ne sommes pas les confidents, il est,
comment dirai-je? plus joli. La pénitente ne
s'avoue pas qu'elle est contrainte et forcée
par l'idée des peines éternelles. La chère
petite sait qu'elle doit se repentir, et, pendant
une minute, l'illusion du remords se
fait réalité. Je vous en parle ici en connaissance
de cause, car le hasard a voulu que
je fusse, un jour, et médecin et confesseur:
doctor in utroque, comme disaient nos
pères.
*
* *
Il y a une vingtaine d'années, j'étais
appelé d'urgence dans une famille protestante
pour soigner une femme de trente ans
que j'avais vue naître, ou à peu près. J'entre.
Je trouve une maladie à début dramatique:
40° de fièvre, trois heures après le frisson et
le claquement de dents. Un point de côté
devint bientôt sensible. Dans la soirée, il
avait beaucoup augmenté. La toux était
forte, la respiration haletante et rapide, les
crachats visqueux et sanguinolents: bref,
une belle pneumonie.
Le lendemain, la température se maintenait
à 40º; le surlendemain, elle approchait
de 41º. Vous voyez d'ici le mari affolé,
la vieille bonne en larmes, et la mère s'accrochant
à mes bras: «Sauvez-la! sauvez-la!»
Je ne sais si toute cette émotion avait
été entendue par la malade, mais je trouvai
celle-ci dans un état d'abattement qui n'était
pas seulement causé par la fièvre.
Dès que je fus seul avec elle:
—Je vais mourir, n'est-ce pas, docteur?
—Allons donc! pour un accès de fièvre!
—Dites-moi la vérité, je vais mourir,
n'est-ce pas? C'est pour aujourd'hui?
—Vous n'êtes pas même en danger.
—Ah! vous ne me parlez pas sincèrement...
Je sens bien que je m'en vais... Je
suis déjà plus qu'à moitié morte... Si ma
fièvre continue ainsi, je ne passerai pas la
nuit, docteur, je n'ai plus la force de respirer...
En péril, certes, elle l'était. J'essayai pourtant
de la rassurer; ce fut peine perdue. Elle
se voyait mourante, et rien de ce que je pus
lui dire ne lui donna même un éclair d'espoir.
Plusieurs fois elle répéta, avec sa voix
grave de calviniste résolue à tous les courages:
—Je mourrai cette nuit... Je mourrai
cette nuit.
*
* *
Mais tout à coup sa vaillance l'abandonna.
Elle poussa un soupir aussi profond que
l'état de ses poumons le lui permettait, et
murmura en levant les yeux:
—Les catholiques sont bien heureuses!
—Vous dites?
—Les catholiques sont plus heureuses
que nous! Le jour où le Seigneur les rappelle
à lui; leurs derniers moments sont
des instants de joie... Elles sont lavées du
péché... Elles sont délivrées du remords...
Voulait-elle se convertir?
—Vous aurez le temps d'y penser, lui
dis-je, quand vous serez guérie.
—Guérie... Ah! mon Dieu!... Guérie!
Elle laissa retomber sa tête sur son oreiller,
et presque aussitôt une quinte violente
suspendait une conversation que je ne tenais
pas à prolonger.
Je me levais... Elle parla encore.
—Oh! la joie d'avouer... d'avouer enfin!
—Des peccadilles!
—Un aveu terrible... vous ne savez pas.
—C'est de l'imagination!
—J'ai trompé mon mari.
Cette fois je me rassis, complètement
égaré.
Au cours de ma carrière, je me suis trouvé
être le témoin où l'acteur de scènes bien
singulières, mais celle-là est assurément
l'une des plus «fortes» dont j'aie conservé
le souvenir.
Elle joignit les mains tout à coup, et les
souleva au-dessus du lit.
—Oh! laissez-moi vous dire... vous dire
tout... avouer ma faute... pendant que je puis
encore parler... Je ne sais pas si la religion
romaine est celle que j'aurais dû suivre...
mais je sais du moins... je sens que si
quelque chose peut racheter mon crime...
si je puis l'expier à ma dernière heure...
c'est par la honte de cet aveu!
—Calmez-vous, je vous en conjure!
—Non, ne m'interrompez pas, je soulage
mon âme, en vous parlant ainsi... Je me
sens moins criminelle de tout ce que j'ose
vous dire.
—La plupart des femmes ont plus ou
moins trompé leur mari, madame. L'Évangile,
lui-même, leur a pardonné...
—Aucune n'a trahi, comme moi dans la
seule faute de ma vie, un mari si bon, si
parfait...
—Une seule faute? Ce n'est pas un péché,
c'est à peine un instant d'oubli.
—Écoutez-moi... Pendant la dernière
année de l'Empire... Un de mes cousins,
capitaine aux guides...
—Un capitaine aux guides, madame!
quelle circonstance atténuante!
J'essayais de l'apaiser ainsi par des arguments
que je prenais moi-même pour des
balivernes, et qui n'arrêtèrent pas une fois
le flot de ses paroles imprudentes.
Elle parlait avec faiblesse, mais dans une
exaltation qui s'amplifiait de phrase en
phrase... D'ailleurs, sa confession n'était
pas bien grave. Les effets du remords
dépassaient de beaucoup les détails de la
faute; je regardais, plus que je ne l'écoutais,
cette pénitente in partibus, qui me prenait
pour un vicaire.
Le capitaine aux guides avait une moustache
blonde; je me rappelle trop bien ce
détail qu'elle me répéta souvent. Un matin,
il avait emmené, sa cousine aux hasards
d'une promenade à cheval. Ils avaient gagné
la forêt voisine. Cette forêt avait des fourrés,
des buissons, de la mousse fraîche (on était
à la fin de mai). La moustache blonde s'était
plusieurs fois rapprochée... Vraiment «le
fond des bois et leur vaste silence» étaient
les seuls coupables de cette pauvre aventure.
Je donnai l'absolution.
*
* *
En quittant la malade, j'aperçus debout,
dans la salle à manger, le troisième héros
du roman: je veux dire le cher mari.
Rapidement, j'eus la vision de ce qui
allait suivre: je vis cet homme sur le point
d'entrer dans la chambre de la confession,
et sa femme lui tendant les bras: «Pardonne-moi!...
je suis une misérable!...»
toutes phrases parfaitement inutiles si la
mort devait s'ensuivre, et fâcheuses à plus
forte raison si la malade en réchappait.
—Défense d'entrer! lui dis-je nettement,
même si elle vous fait appeler. Elle a un
peu de délire, ce soir, elle a besoin de repos.
Laissez la nuit passer. Vous la verrez demain
matin.
Huit jours plus ***, elle entrait en convalescence.
On ne saurait penser à tout.
Jusqu'à la fin du mois, j'eus le plaisir
de présider à son lent rétablissement. Il est
inutile de vous dire que je ne lui parlai
plus du capitaine aux guides, et que les
confidences n'eurent pas de lendemain.
Guérie, elle ne me demanda pas la note de
mes honoraires, car, depuis sa première
enfance, je la soignais en ami...
M. Chartelot suspendit sa phrase, toucha
du pommeau de sa canne ses vieilles lèvres
bien rasées qu'un sourire amincissait:
—Et je ne la revis plus jamais, dit-il en
levant les sourcils. Elle prit un autre médecin.
UN CAS JURIDIQUE
SANS PRÉCÉDENT
————
La bibliothèque de M. le Président Barbeville
était le lieu de ses délices. Il l'appelait:
ma garçonnière.
Tous les matins, il y montait, familièrement,
en robe de chambre. Délaissant un
cabinet où il n'avait plus rien à faire, depuis
que l'âge de la retraite l'exilait du tribunal,
M. le Président Barbeville gravissait
d'un pas encore vif un petit escalier de
pierre en colimaçon qui le menait au dernier
étage, et jamais il n'ouvrait la porte,
sans un sourire de contentement.
Le trésor de ses livres était éclairé par un
vaste reflet de verdure. A travers les petits
carreaux d'une grande fenêtre Louis XIV,
on voyait flotter au dehors la fraîcheur des
feuilles nouvelles. Deux marronniers dépassaient
de la cime le toit du vieil hôtel
rouge. Le soleil ne pénétrait pas à travers
leur épaisseur, mais ils jetaient sur le tapis
une ombre claire et mouvante qui donnait
à cet ermitage quelque chose de pastoral.
Assis dans un grand fauteuil à pupitre
dont le modèle lui avait été communiqué
par Mgr le duc d'Aumale, le bon M. Barbeville
posait son crachoir à gauche, son
porte-cigarettes à droite et son livre devant
lui.
Il avait la passion des livres. C'était
même la seule passion que la Faculté lui
permît, encore qu'il fût très capable d'en
éprouver plusieurs autres et qu'il en fit, de
loin on loin, la juvénile expérience. Mais
ces expériences-là devenaient peu à peu,
sinon pour lui difficiles, au moins toujours
plus imprudentes, et pour rassurer son médecin,
il ouvrait enfin plus souvent un
vieux livre qu'un jeune corsage.
*
* *
Un matin, comme il terminait la lecture
d'une curieuse plaquette acquise la veille,
son médecin vint le voir en ami.
—Mon cher, vous arrivez bien, dit le
vieillard d'un ton réjoui. J'ai une question
à vous poser, et vous serez bien malin si
vous savez me répondre, car c'est un point
de jurisprudence sur lequel, avant de lire
ceci, j'eusse donné ma langue au chat.
—Oh! je me récuse!
—Attendez. Il s'agit de mariage, et si la
question est de droit, elle est d'abord de
médecine comme vous le verrez par la suite.
Mon cher, je n'ai jamais rien vu, ni lu de
plus extraordinaire. Depuis cinquante-deux
ans, je suis abonné à la Gazette des Tribunaux
et aux suppléments du Dalloz; j'ai
entendu moi-même des milliers d'affaires;
on m'a conté les anecdotes juridiques les
plus cocasses de notre temps; mais rien qui
ressemble à ceci. Vous m'en voyez stupéfait.
M. le Président Barbeville s'enfonça dans
son fauteuil, mit ses mains dans les manches
de sa robe de chambre et formula lentement
la question suivante en articulant
chaque terme avez précision et netteté:
—Comment un mariage régulier, conclu
avec le consentement des deux parties, peut-il
entraîner, par des nécessités immédiates et
inéluctables, de la part de l'un des conjoints
et avec la complicité de l'autre, les crimes
de rapt, de séquestration, de proxénétisme,
d'attentat à la pudeur, de viol répété, d'inceste,
d'adultère et de polygamie?
Effaré au début de l'énumération, le médecin
finit par éclater de rire.
—Notez bien, poursuivit M. Barbeville,
notez bien que je vous ai dit: par des
nécessités immédiates et inéluctables. En
effet, ce ne sont point des faits subséquents
ni soumis à l'initiative de l'un des époux. A
l'instant même où a lieu la consommation
légitime de ce mariage, tous les crimes contre
les mœurs se trouvent perpétrés à la fois!
et ni l'un ni l'autre des conjoints ne peut
empêcher qu'il n'en soit ainsi, ou alors il
leur faut renoncer à s'unir.
L'ami du Président resta quelque temps
méditatif, puis il demanda:
—C'est un conte de fées?
—Nullement. Rien n'est plus authentique.
L'histoire est possible, vraisemblable
et vraie. J'irai plus loin: si le cas est unique
à ma connaissance, il est évident qu'il a
eu dans le passé plusieurs précédents que
j'ignore, et il se représentera dans l'avenir,
n'en doutez pas un instant. En effet, la
situation de la jeune fille ne lui est pas particulière;
et l'aventure ne dépend pas du
fiancé: n'importe quel homme à sa place
eût traversé les mêmes épreuves.
—Alors expliquez-moi. Je ne devine pas
du tout.
—M. Barbeville commença ainsi:
—Vous devinerez dès le premier mot.
Une Italienne de Paris accoucha un jour
d'un enfant double. Ces couches étaient
clandestines et la sage-femme qui les soigna
n'eut garde de communiquer le fait à l'Académie
des sciences. L'enfant (une ou deux
petites filles, selon qu'on l'examinait par
le haut ou par le bas) avait deux têtes,
quatre bras, deux poitrines, un ventre commun
et deux jambes seulement. Il était
double jusqu'à la ceinture et simple de là
jusqu'aux pieds. Le cas n'est pas absolument
rare, si je ne me trompe?
—Non. Surtout chez les mort-nés... Continuez.
Désormais, je vous suis.
—Mais on en connaît qui ont vécu?
—Plusieurs.
—Ce furent donc, si l'on peut dire, des
monstres bien constitués, comme celui dont
je vous entretiens. Citez-m'en un exemple.
—Ritta-Cristina, deux fillettes qui naquirent
en Sardaigne, vers 1830. Elles ressemblaient
beaucoup à la description que vous
venez de donner; poitrine double, bassin
commun. Leurs parents les amenèrent à
Paris pour les offrir en spectacle, mais les
autorités jugèrent l'exhibition contraire aux
mœurs, et l'interdirent. La pauvre famille
privée de ressources dut laisser les enfants
dans une chambre sans feu où elles moururent
d'une bronchite.
—On a fait leur autopsie?
—Oui.
—Leurs systèmes nerveux étaient distincts?
—Entièrement, sauf à la partie inférieure
de l'abdomen dont les sensations étaient
perçues par les deux cerveaux à la fois.
—Parfait! Vous allez voir combien votre
exemple ajoute de force à mon récit.
Le vieux Président mit une longue cigarette
dans un tuyau d'écume, l'alluma et
reprit avec animation:
—Les deux petites filles de mon Italienne
furent déclarées sous les noms de Maria-Maddalena.
Elles vécurent. Leur mère ne
les montrait point, mais les élevait très tendrement.
Elles eurent une croissance régulière,
une puberté normale: bref, à seize
ans, c'étaient deux adolescentes fort jolies,
malgré l'étrange union de leurs beautés.
Si la queue de la sirène ne l'empêcha pas
de séduire les hommes, nous ne devons pas
nous étonner que Maria-Maddalena aient
troublé le cœur d'un amant.
A vrai dire, toutes deux furent éprises;
Maddalena seule fut aimée. Un jeune homme
devint amoureux de celle-ci; mais comme
il était plein d'égards pour l'autre, les sœurs
crurent partager un commun amour et
elles y répondirent ensemble avec tout le
premier feu de leur jeunesse nouvelle. Malheureusement
l'illusion ne dura guère. Le
jeune homme eut scrupule de la prolonger.
Une lettre de lui, adressée un jour à
«Mlle Maddalena», éveilla dans le cœur
voisin les mille serpents que vous savez
bien et lorsque la demanda en mariage fut
présentée officiellement, Maddalena répondit
oui, et Maria répondit non.
Instances, prières, tout fut en vain. La
mère se joignit aux amants pour apaiser la
récalcitrante et ne réussit pas davantage...
—C'est d'un comique extravagant! s'écria
le médecin, secoué d'hilarité.
—Tragique, mon cher! Voilà une situation
dramatique comme je n'en connais pas
d'autre. Être sœur ennemie, rivale d'amour;
se confondre pour moitié avec celle qu'on
abhorre; être condamnée par la nature à
voir toutes les caresses dont l'autre sera
l'objet; que dis-je, à les voir? à les éprouver!
et plus *** à porter le fruit d'un amant
deux fois détesté! Dante n'a pas inventé
cela, voilà qui dépasse en horreur les supplices
des enfers chinois.
Donc,—et je reprends mon récit,—l'Italienne,
résolue à marier l'une de ses
filles malgré l'opposition de l'autre, s'en fut
trouver le maire de l'endroit et lui demanda
s'il consentirait à célébrer le mariage
dans de telles conditions. Le maire,
indécis, répondit que la question lui paraissait
être d'une complexité sans précédent;
qu'il ne se croyait pas autorisé à la
trancher; que ses travaux quotidiens ne lui
permettaient pas de faire l'examen juridique
d'un litige aussi délicat; et qu'enfin
il priait ses administrées de bien vouloir
lui envoyer (à titre de consultation) deux
avocats plaidant le pour et le contre.
—Et le procès eut lieu?
—Oui. Un procès privé, bien entendu;
dans le cabinet du maire, sans autre
assistance que les adjoints et le greffier.
L'avocat de Maddalena plaida le premier.
L'exorde fut ironique, l'exposé du fait, facétieux.
Il commença la discussion sur le
même ton. Tour à tour, il invoqua l'article
1645. («L'obligation de délivrer la
chose comprend ses accessoires») ou l'article 569,
encore plus injurieux dans son
application. Puis, cessant les plaisanteries,
il posa le dilemme suivant: ou Maria-Maddalena
comprend deux femmes distinctes
et différentes, ou elle n'en forme qu'une.
Dans le premier cas, il est évident que le
consentement de la sœur n'est pas nécessaire.
Dans le second cas, où l'on fait abstraction
de la partie adverse, l'évidence est
encore plus grande. Il développa et soutint
cette dernière thèse. Jamais, dit-il, on n'a
considéré, ni dans la réalité ni même dans
l'imagination des poètes, que la multiplicité
des membres multipliât les individus. Un
veau à six pattes n'est jamais qu'un veau.
Les cent yeux d'Argus n'appartiennent pas
à cent personnes. Janus aux deux visages
n'était qu'un seul dieu. Cerbère se dit au
singulier malgré ses trois têtes infernales.
Pourquoi Maria-Maddalena, physiquement
indivisible, formerait-elle deux individus,
puisque le propre de l'individu est, par
étymologie, l'indivisibilité?
—Ha! ha! ha! fit le médecin, j'aime
beaucoup ce raisonnement.
—D'ailleurs, poursuivit-il, et en admettant
même que l'on pût soutenir la dualité
des intelligences, nous n'avons pas à nous
occuper ici de psychologie mais de mariage. Le
mariage a un but précis que nous
connaissons tous et que nul ne discute. Or,
si Maria-Maddalena est venue au monde
avec un cerveau double, elle est parfaitement
simple au point de vue nuptial. De
ces deux femmes, que vous distinguez
jusqu'à la ceinture, l'unité d'organe ne fait
qu'une seule épouse.
—Évidemment.
—L'avocat de la deuxième sœur répondit
qu'il ne s'égarerait pas dans les digressions
mythologiques où s'était complu l'adversaire
et qu'il plaiderait pour le bon sens.
Le seul fait que Maria et Maddalena sont en
procès l'une contre l'autre, dit-il, prouve
suffisamment qu'elles ne se confondent pas.
Maria refuse de se marier. Si M. X... épouse
sa sœur, ma cliente sera nécessairement
enlevée: rapt, compliqué par la minorité
du sujet, premier crime.—Enlevée, elle
sera détenue malgré elle au domicile conjugal
des demandeurs: séquestration, deuxième
crime.—Là, notre mineure séquestrée
sera contrainte d'assister à toutes les caresses
intimes échangées entre les époux:
outrage à la pudeur, exhibitionnisme, troisième
crime.—Par la force elle sera mise
au lit près d'un homme avec la complicité
de Maddalena et dans l'intérêt de celle-ci:
proxénétisme, traite des blanches, quatrième
crime.—Malgré sa résistance indignée
elle cessera d'être vierge en même
temps que sa sœur, puisque sa conformation
physique le veut ainsi: viol, cinquième
crime.—Le coupable sera son
beau-frère: inceste, sixième crime, non
prévu par les lois, mais que je retiens
néanmoins comme circonstance aggravante.
—Enfin, cet homme est un homme marié:
adultère et septième crime.—Est-ce là
tout? Non pas encore: le mariage de l'une
détermine le mariage de l'autre jumelle,
puisque toutes deux sont indivisibles,
comme vous le démontrait mon confrère
avec une lumineuse justesse de déduction.
Vous êtes donc contraint d'inscrire à la
fois sur deux états civils de femmes le nom
d'un seul et même mari auquel vous n'épargnez
le cas d'adultère que pour le précipiter
dans celui de bigamie, devenir sciemment
son complice et le suivre plus *** aux
travaux forcés!
—Le jugement fut remis à huitaine?
—Oh! non. Le maire protesta sur-le-champ
qu'il n'avait jamais songé à donner
son assentiment et le mariage ne fut pas
conclu.
—Dieu soit loué! dit gaiement le médecin.
TABLE
Paris.—Typ. PH. RENOUARD, 19, rue des Saints-Pères.—64580.
NOTES:
Les fouilles ont été poursuivies jusqu'à la fin de 1903,
sans résultat. M. Dœrpfeld vient de publier qu'il renonçait
à son entreprise.
6 octobre 1896.
Kaillixeinos le Rhodien, contemporain de Ptolémée
Philadelphe et témoin de la fête, en donnait la description
dans son Alexandrie (livre IV). Athénée nous a
conservé son récit (édition Kaibel, t. I, p. 435-450).
Au 1/25e.
A. CONZE, Reise auf der Insel ***. Hannover, 1865,
in-4º.
G. GEORGEAKIS et LÉON PINEAU, Le Folk Lore de
***. Paris, 1894, in-12.
Daphnis et Chloé, I, 7.
Cantique des Cantiques, IV, 11.
Persane, arabe ou turque. V. Les Mille et une Nuits. Le
Mikri Zenan, ou les Ruses des Femmes, traduit du turc
par Decourdemanche. Paris, 1896, in-12, etc. On sait que
les Mille et un Jours de Pétis de la Croix sont un recueil
factice imité des deux recueils précédents, et du Feredj
bad Chiddeh.
Koran, XXIV, 31. Cf. XXXIII, 55 et 59.
GABRIEL SIONITA. De nonnullis orientalium urbibus
necnon indigenarum religione ac moribus, tractatus brevis.—Amstelodami,
1633.
E. W. LANE, An account of the manners and customs
of the modem Egyptians written in Egypt during the
years 1833, 1834, 1835.—London, 1871, t. I, p. 64.
BRUCE, Voyages. Paris, 1790, t. I, 345.
Aujourd'hui, le fait est beaucoup plus rare. Je ne
l'ai constaté pour ma part que dans le Hodna algérien
et, exceptionnellement, chez quelques jeunes mendiantes.
Jusqu'en Nubie, les cotonnades anglaises habillent de nos
jours les plus pauvres filles.
JONES, Essai sur la poésie asiatique, IV, p. 527.
La plupart des citations qui suivent sont prises dans:
THARAFA, édition Seligsohn, 1901.—NABIGA DHOBYANI,
édition Derenbourg, 1869.—The Seven Poems (Moallakât)
édition Johnson, 1894.—Anthologie de l'Amour Arabe,
par F. de Martino et Abe-el Khalek Saroit Bey, 1902.—Anthologie
Arabe de Humbert, 1819.—Anthologie Arabe
de Grangeret de Lagrange, 1823, etc.—HARTMANN, Ueber
die Ideale weiblicher Schönheit bei den Morgenländern,
1798.
Ce caractère de beauté se trouve déjà noté chez les
poètes grecs qui avaient subi l'influence orientale (Anthol.
Palatine, V. 60) et, pour la même raison, chez les auteurs
de nos fabliaux du XIIe et du XIIIe siècle.
V. l'Anis et Ochchâq de Cheref-Eddin Rami, trad.
Huart. Paris, 1875.
Même ouvrage, pp. 21, 22.
Ibid., pp. 36, 39.
F. DE MARTINO ET SAROIT BEY, Anthologie, p. 271.
F. DE MARTINO ET SAROIT BEY, Anthologie, p. 225.
Ibid., p. 105.
Ibid., p. 167.
En France, sur 10 000 mariages, 9 993 ne donnent
lieu à aucune opposition.
Quinze jours après la publication de cet article, la
Chambre a voté d'urgence un projet de loi déposé par
M. P. Grousset, exemptant de tous droits la transcription
du jugement de divorce; mais les autres frais
subsistent.
«L'enfant n'a point d'action contre ses père et mère,
pour un établissement par mariage.» Code civil, art. 204.
LADY DILKE, French architects and sculptors of the
XVIIIth Century. 1 vol. gr. in-8º. London, 1900, p. 131.
Athenische Mittheilungen, t. (1885). p. 6.
Les exemples sont si nombreux qu'on ne saurait les
énumérer.
Les Quatre Livres d'Albert Durer. Arnhem, 1613,
ff. 50, 58, 63, 65 vº, 115, etc., etc.
Journal Officiel. Chambre.—Séance du 23 mai 1901, p. 1115.