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Ojai, le 15 mai 1980
Interlocuteur : Quel rapport y a-t-il entre l'attention et la pensée ? Sont-elle très
éloignées l'une de l'autre ?
Krishnamurti : C'est une bonne question, car nous sommes tous concernés. Qu'est-ce que
l'attention, quel rapport y a-t-il entre pensée et attention, la liberté est-elle présente
dans l'attention ? Nous savons ce qu'est la concentration, ayant pour la plupart été
rodés à nous concentrer dès la plus tendre enfance ; or cette concentration a pour effet
de rétrécir le champ de notre énergie en la centrant sur un point particulier auquel
elle s'attache. L'écolier qui, par la fenêtre de la classe, regarde un écureuil grimper
à l'arbre, s'attire les remontrances du maître : « Tu manques d'attention. Concentre-toi
sur ton livre. Écoute ce que je dis », donnant ainsi la priorité à la concentration sur
l'attention. Si j'étais à la place du maître, j'aiderais l'enfant à observer pleinement
l'écureuil -- le mouvement de sa queue, la forme de ses pattes, ainsi que tous les autres
détails. S'il apprend à observer tout cela avec grande attention, il sera ensuite attentif
au livre ! Il n'y a donc pas de contradiction.
L'attention est un état d'esprit d'où toute contradiction est absente. Il n'y a pas d'entité,
pas de centre qui dise : « Je dois prêter attention. » C'est un état dans lequel n'intervient
pas le moindre gaspillage d'énergie, alors que, dans la concentration, le processus de
contrôle est toujours à l'œuvre : je veux me concentrer sur une page, mais la pensée
vagabonde, alors je cherche à la rattraper -- c'est une lutte incessante. Alors que,
dans l'attention, tout est très simple, en fait : lorsqu'on vous dit sincèrement : « Je
vous aime », vous êtes attentif. Vous ne dites pas : « Est-ce pour ma beauté, pour
mon argent, ou pour des raisons d'ordre sexuel que vous m'aimez ?» -- ou que sais-je encore
? L'attention et la concentration sont donc deux choses tout à fait différentes.
Notre interlocuteur veut savoir quel rapport il y a entre l'attention et la pensée. Il
n'y en a pas, de toute évidence. La concentration, elle, est liée à la pensée car, là, c'est
la pensée qui commande : « Je dois apprendre, je dois me concentrer afin de me contrôler.
» La pensée indique la direction à suivre pour aller d'un point à un autre, alors que,
dans l'attention, la concentration ne joue pas le moindre rôle : je suis attentif -- un
point, c'est tout.
L'attention et la pensée sont-elles très éloignées l'une de l'autre ? Dès lors qu'on
a saisi l'ensemble du processus de la pensée, on ne pose plus cette question. Comprendre
ce qu'est la pensée suppose que ce ne soit pas un tiers qui vous dise ce qu'est la pensée,
mais que vous voyiez en quoi elle consiste, et comment elle naît.
La pensée ne peut exister en cas d'amnésie totale. Mais nous ne sommes pas en état d'amnésie,
et nous voulons découvrir ce qu'est la pensée et la place qui lui revient dans notre existence.
La pensée naît par réaction, en réponse à un souvenir. La mémoire répond à un
défi, à une question, à une action, ou en fonction de quelque chose -- une idée,
une personne. Vous en voyez maints exemples dans la vie. On se demande alors : « Mais
qu'est-ce que la mémoire ? » Lorsque vous posez le pied sur un insecte et qu'il vous
pique, la douleur est enregistrée et stockée dans le cerveau : c'est cela, la mémoire.
Cette douleur devient un souvenir qui n'est pas la douleur réelle. La douleur est passée,
mais le souvenir persiste -- et, la fois suivante, vous êtes sur vos gardes. L'expérience -- ici
celle de la douleur -- est devenue savoir ; ce savoir, cette expérience sont emmagasinés
sous forme de souvenir, de mémoire, et cette mémoire répond sous forme de pensée. La
mémoire, c'est la pensée. Et le savoir, quelle qu'en soit l'étendue, la profondeur,
l'ampleur, est forcément limité. Il n'existe pas de savoir absolu.
La pensée est donc toujours partielle, limitée, et source de division, car, par sa nature
même, elle est incomplète, et ne pourra jamais être complète. Elle peut penser la
complétude, réfléchir sur la globalité, cogiter sur le tout, mais elle-même n'en
est pas un. C'est pourquoi tout ce qui émane d'elle sur le plan philosophique ou religieux
reste partiel, limité, fragmentaire, car le savoir est indissociable de l'ignorance.
Le savoir ne pouvant jamais être global, il va forcément toujours de pair avec l'ignorance.
Et si l'on comprend la nature de la pensée, et ce qu'est la concentration, alors la pensée
ne peut être vraiment attentive, puisque l'attention consiste à donner toute son énergie,
sans restriction. Si vous êtes vraiment attentif en ce moment même, que se passe-t-il ? Il
n'y a plus de « moi » en train d'être attentif, plus de centre disant : « Je dois être attentif.
» Vous êtes attentif parce que c'est pour vous d'un intérêt vital. Si vous n'êtes
pas intéressé, là, c'est une autre affaire. Mais si vous êtes vraiment motivé, vraiment
attentif, vous constaterez que tous vos problèmes se sont évanouis -- du moins pour le moment.
La solution à vos problèmes est dans l'attention. Ce n'est pas un leurre !
Plus de deux cent cinquante questions nous ont été adressées, et elles passent toujours
quelque peu à côté des faits relatifs à notre nature. Vous ne demandez pas, par exemple
: « Pourquoi mon esprit est-il si bavard, si agité ? » Vous êtes-vous déjà posé
la question, cherchez-vous à savoir pourquoi vous êtes si agité, pourquoi vous passez
sans cesse d'une chose à une autre, pourquoi vous êtes perpétuellement en quête de distractions
? Pourquoi votre esprit bavarde-t-il tant ? Et que comptez-vous faire à ce sujet ? Votre
réaction immédiate est de vouloir le contrôler, de dire : « Je ne dois pas bavarder. » Qu'est-ce
que cela signifie ? Que celui qui contrôle et l'objet du contrôle -- ici, le bavardage
-- ne font qu'un. Il y a un « contrôleur » qui dit : « Je ne dois pas bavarder » ; mais
il fait lui-même partie intégrante de ce bavardage. Voyez la beauté de l'évidence
! Alors, que comptez-vous faire ?
J'ignore si vous l'avez remarqué, mais l'esprit -- l'ensemble des structures de l'esprit -- a
absolument besoin d'être occupé, que ces préoccupations concernent le sexe, les problèmes
divers, la télévision, le stade de football ou l'église où l'on veut se rendre. Pourquoi
faut-il que l'esprit soit perpétuellement occupé ? S'il ne l'est pas, n'êtes-vous
pas aussitôt rempli d'incertitude et de peur face à cette situation ? Vous vous sentez
vide, n'est-ce pas ? Vous vous sentez perdu, vous commencez à prendre conscience de ce
que vous êtes, de l'immense solitude qui est en vous. Donc, pour oublier cette solitude
profonde et sa douleur lancinante, l'esprit bavarde, il s'occupe de tout excepté d'elle.
Et cette activité devient une occupation. Si je ne suis pas occupé à toutes ces activités
extérieures que sont la cuisine, la lessive, le ménage, etc., l'esprit dit : « Je me
sens seul, comment me sortir de là ? Il faut que j'en parle, que je dise à quel point
je me sens malheureux », et il reprend son bavardage. Mais pourquoi l'esprit bavarde-t-il
? Posez-vous la question. Pourquoi votre esprit bavarde-t-il sans jamais avoir le moindre
moment de tranquillité, le plus petit instant où il soit totalement libre, exempt de tout
problème ?
Cet état d'occupation incessante est-il dû à l'éducation, au caractère social de notre
existence ? Ce ne sont là que des excuses, de toute évidence. Mais prenez conscience
du fait que votre esprit bavarde, voyez-le en face, travaillez sur ce fait, sans vous
en écarter. Si mon esprit bavarde, je vais le voir à l'œuvre, et dire : « D'accord,
vas-y, bavarde », en étant attentif au bavardage -- autrement dit sans chercher à le faire
taire, sans me dire que je dois l'étouffer : je suis simplement attentif au bavardage.
Si vous faites cela, vous verrez ce qui se passe. Votre esprit est alors si clair, si
lucide, si libre par rapport à tout cela. Tel est sans doute l'état propre à l'être
humain sain et normal.